Introduction de l’ouvrage de Donald Cuccioletta, Populisme contre populisme, publié aux Éditions CIDHICA, octobre 2020.
(Disponible numériquement https://numerilab.store/products/9782894544006?mc_cid=59e0019d51&mc_eid=%5bUNIQID%5d)
«Aux États-Unis, le “populisme” apparaît à la fois comme une rhétorique politique et comme un concept… Ce discours resurgit chaque fois que le “rêve américain” semble en danger.»
En 2007 débute une crise dévastatrice qui a plongé les États-Unis dans une spirale de faillites, frappant le cœur du système capitaliste américain. Une bulle immobilière éclate, provoquant la chute de plusieurs banques majeures comme Lehman Brothers et d’autres institutions financières, ce qui a entraîné l’empire de Wall Street dans sa plus grave crise financière depuis le fameux «Black Friday » de 1929. Le nouveau Président Barack Obama déclare alors qu’il s’agit de la pire crise financière subie par les États-Unis depuis la Grande Dépression des années 1930.
Le taux de chômage a grimpé autour de 9,1 %, atteignant 18 et 19 % dans certains États. Or, les prestataires de longue durée (27 semaines) représentent 40 % des chômeurs-ses. Ainsi, la pauvreté augmente et connaît des sommets inégalés depuis la Grande Dépression. La principale conséquence de la crise est que plus de 3 millions d’Américains perdent leurs maisons, parce qu’ils ne peuvent plus payer les intérêts sur leurs prêts hypothécaires.
Des centaines de petites banques régionales font fail lite : la First Banking Centre à Burlington au Vermont, la Copper State Bank à Scottsdale, en Arizona, la Pierce Commerce Bank, à Tacoma, dans l’État de Washington. Ces fermetures précipitées ont des conséquences majeures, car la plupart des Américains placent leurs éco nomies dans ces banques régionales.
Pour réduire les coûts budgétaires, les États passent au plan d’austérité. La Californie opère des coupes dans son programme d’assistance sociale. 1,4 million de personnes, dont les deux tiers sont des enfants, se retrouvent alors sans revenu. Similairement, le Minnesota sabre dans les prestations d’assurance maladie de 21 000 adultes; le Michigan, le Nevada et l’Utah abolissent les soins dentaires pour les personnes à faible revenu et les personnes âgées. Le Massachusetts, quant à lui, réduit son programme de Medicaid, ainsi que son financement des bons alimentaires pour les familles pauvres. D’autres États comme l’Illinois, la Virginie, l’Arizona, pratiquent alors le même type de coupure.
Au même moment, les riches s’enrichissent. De 1979 à 2007, les revenus après impôts du 1 % des Américains les plus riches augmentent de 275 %. La crise de 2007 accélère un processus déjà en marche ! En 2010, en plein milieu de la crise, l’opinion publique est secouée par le scandale des augmentations de revenus des plus riches. Les cadres supérieurs des 200 plus grandes firmes obtiennent des augmentations de salaire de 23 %, sans compter une hausse importante de leurs primes (en moyenne 38 % de plus).
Chez les pauvres, la classe ouvrière et les couches inférieures de la classe moyenne les plus durement frappées par la crise, la grogne monte. Que font les élus? Défendent-ils les riches? Le système ne fonctionne pas pour nous! La violence du néo-libéralisme américain est sans précédent. Le mythe du « self-made-man» ne tient plus. Celles et ceux qui ont plusieurs emplois pour subvenir à leurs familles ne sont pas récompensés, comme prétendent les Warren Buffet et les autres en racontant fièrement être partis de rien jusqu’à rejoindre le clan des mieux nantis de l’Amérique : «Nous sommes d’honnêtes travailleurs. Nous allons travailler tous les jours. Nous croyons en l’Amérique. Que fait l’Amérique pour nous? »
Une large portion de la société américaine est dépos sédée de ses rêves. Le rêve américain est en morceaux. Le mythe américain, depuis la révolution de 1776, se fonde sur l’idée que les États-Unis sont une société sans classe, où la mobilité sociale repose sur le travail, la croyance en Dieu (les deux éléments tributaires du protestantisme) et l’optimisme dans l’avenir. Ainsi le rêve américain in carne cette croyance profonde que tout est possible en Amérique. Pays d’immigration, les États-Unis ont tou jours offert (excepté pour les noirs, les autochtones et autres minorités visibles et invisibles) ce mythe du rêve américain au monde entier.
La Constitution américaine débute par l’épigraphe devenue la référence sur laquelle s’est construit le mythe démocratique des États-Unis. «WE THE PEOPLE» s’adresse à l’ensemble du peuple, considéré d’emblée homogène et sans classe sociale, sans distinction de race, de religion et d’origine. Cette formule est le fondement de la mythologie politique américaine ; l’idée que la démocratie américaine soit au service du peuple, contrôlée par le peuple et ultimement administrée par le peuple. Nous arrivons à un moment de l’histoire où le rêve américain s’épuise et les citoyens et les citoyennes ne se reconnaissent plus en «WE THE PEOPLE». Le désespoir s’est emparé de nombreuses communautés dans l’ensemble du pays et la révolte gronde à l’horizon.
Les États-Unis forment une société fondée sur les prin cipes du libéralisme économique (refus de toute forme d’économie dirigée, « liberté » d’entreprise, le « libre-mar ché » comme principal moteur économique d’une société de consommation). Ainsi, cette pensée politique et éco nomique fondée en principe sur les concepts de Adam Smith et John Locke traverse cette société depuis ses origines. Le rêve américain est d’abord une aspiration économique sans ingérence du gouvernement, qui ne doit pas s’interposer entre les citoyens et citoyennes et leur vo lonté d’émancipation économique par la consommation, l’investissement et l’entreprenariat.
Toute loi adoptée par la classe politique, toute décision prise par l’État qui viendrait menacer le rêve démocratique de «WE THE PEOPLE» en empêchant les individus de la classe moyenne et de la classe ouvrière de s’émanciper économiquement, serait considérée comme une attaque envers les libertés individuelles du peuple. En cela, la crise économique de 2007 était toute disposée à susciter la révolte du peuple américain, dont la « liberté économique » était sérieusement compromise. Cette colère a d’ailleurs trouvé sa niche dans le populisme.
Cette position politique (elle oppose la colère du peuple à la trahison des élites politiques) est souvent dé fendue par des orateurs enflammés qui promettent de veiller uniquement aux intérêts du peuple et de mettre un terme à la complicité perfide entre le gouvernement et les « vautours » de Wall-Street. Ce bon peuple est très souvent représenté par l’homme modeste, l’agriculteur, le col bleu, le « common man» si cher à la mythologie américaine. Cette mythologie a toujours considéré les classes populaires comme le « sel de la terre » des États-Unis qui, historiquement, a subi les injustices et les contrecoups économiques provoqués par un système favorisant immanquablement les élites.
Ces élites œuvrent au sein des banques et des firmes de Wall Street, on les retrouve au Congrès à Washington ou à la Maison Blanche : Ce sont les politiciens, les grands propriétaires terriens, les multinationales. Depuis Occupy Wall-Street, on désigne communément ces élites comme « le 1 %».
Ces élites auraient trahi le capitalisme en s’emparant de ses institutions pour en faire leur instrument de profit aux dépens de l’ensemble des travailleurs-ses du peuple amé ricain. Le libéralisme économique à l’américaine prônait un « capitalisme à visage humain» qui se reconnaît une certaine responsabilité envers celles et ceux qui travaillent honnêtement, à la sueur de leur front, pour gagner leur vie. Après tout, ce « capitalisme responsable » est la valeur essentielle du rêve américain. Or, selon les populistes, les élites ont désavoué les valeurs de ce rêve en pillant, expropriant et surtaxant les plus démunis et la classe moyenne.
Ce discours, empreint d’idéalisme, ne questionne ja mais les causes systémiques des échecs du capitalisme américain. Ce populisme réfute, sauf exception, toute forme de « conscience de classe » et refuse de reconnaître l’existence du capitalisme comme la principale force d’ex ploitation et d’oppression en cours. Ce refus d’envisager la société en termes de classes sociales est indissociable de la mythologie politique américaine voulant que les États-Unis soit une société fondamentalement juste où les inégalités se résorberont en permettant au marché d’être toujours plus « libre », c’est-à-dire en réduisant davantage la responsabilité et les interventions de l’État.
Par la seule existence d’une Constitution se réclamant d’encadrer une « société de droit », cette mythologie du « self-made man» et de «Anyone can be president » fait du travail l’unique forme de mobilité sociale et d’émancipation économique. Ainsi le populisme repose sur une rhétorique optimiste qui fait du peuple le seul maître de son destin, un peuple composé d’individus aussi « libres » les uns que les autres.
Quand nous parlons de populisme, il faut distinguer le populisme de droite, voire d’extrême droite et le populisme de gauche. Les populismes de droite font abstraction de la « lutte des classes » et ne considèrent pas le capitalisme comme un ennemi du peuple et de la démocratie ; il ne tient compte que des excès des élites dites « libérales ». Le populisme de gauche, quant à lui, s’oppose fermement au système capitaliste et s’inscrit dans la « lutte des classes ». Il revendique une société plus juste, démocratique et plus égalitaire. Cette distinction est plus que nécessaire en raison de l’analyse de certains commentateurs politiques qui ont majoritairement défini le populisme comme une position politique appartenant aux mouvements de droite et d’extrême droite. Or, le populisme de gauche existe depuis longtemps, il propose ses propres analyses des crises économiques et des injustices sociales, tout en défendant ses objectifs d’inspiration marxiste à un auditoire restreint que les médias occultent volontairement.
Puisque le populisme s’inscrit dans les fondements historiques des États-Unis, le premier chapitre de ce livre interrogera l’évolution de ce phénomène dans l’arène po litique américaine. Depuis l’avènement des treize colonies et la Révolution de 1775, le populisme de cette époque est fortement influencé par les idées du libertarisme. Le liber tarisme prêchait alors la suprématie absolue de l’individu et l’abolition définitive des droits collectifs. Cette liberté sans entrave hante toujours la mythologie politique américaine du peuple travaillant, des petits cultivateurs, des ouvriers et des petits commerçants, considérés comme la colonne vertébrale de cette nouvelle société en construction.
Cette période de construction de la nouvelle république sera interrompue par la Guerre civile, au moment même où l’Amérique devient une société industrielle et moderne. Ce bouleversement aura de profondes conséquences économiques qui favoriseront le populisme agraire comme forme d’organisation politique. Le populisme de gauche fera plutôt son apparition avec la crise économique des années 1930.
Cette période prendra fin avec le début de la Deuxième Guerre mondiale. Avec la Guerre froide et la lutte anti communiste, une nouvelle vague de populisme déferlera sur la classe politique par l’entremise d’organisations pé riphériques, très actives au sein de la société civile. La fin de l’Union soviétique mettra fin à cette dernière période.
Le deuxième chapitre s’intéressera au populisme amé ricain contemporain, c’est-à-dire de la chute de l’Union Soviétique jusqu’à nos jours. Ce populisme repose sur un retour aux mythes et aux valeurs qui ont fondé les États-Unis. La « résurrection» du Tea Party est le sym bole de ce nouveau populisme, nostalgique des idéaux de la Révolution américaine. Le mouvement «Occupy Wall Street » est un exemple du populisme de gauche qui s’op pose en tout point au populisme de droite du Tea Party.
Le troisième chapitre exposera la montée du populisme de droite et d’extrême droite, en rapport avec les candi datures du parti républicain et la course à la présidence. Nous questionnerons les prises de position, les discours politiques qui sont des produits de la lutte menée par les conservateurs pour gagner « les guerres culturelles » et opérer un changement des mentalités de la population américaine vers la droite et l’extrême droite. Ces discours d’extrême droite, défendus par certains candidats républicains sont le résultat de la lutte néoconservatrice en cours depuis les « années Reagan».
Le quatrième chapitre portera sur le populisme de gauche ayant participé aux grands moments de l’histoire du mouvement ouvrier jusqu’aux élections présidentielles de 2016. Toujours minoritaire, ce populisme néanmoins vise à renverser le statu quo établi par les élites politiques et économiques de l’Amérique. Défendu par certains candidats démocrates (Bernie Sanders est le plus célèbre d’entre eux), ce populisme de gauche traverse l’histoire du mouvement syndical et du socialisme aux États-Unis.
La gauche est généralement récalcitrante à toute forme de populisme. Pour elle, le populisme est un discours simpliste qui est l’apanage des bonzes libertariens et des groupes néofascistes suprématistes. En contrepartie, à travers l’expérience américaine du populisme et des luttes ouvrières, nous tenterons d’établir les principales divergences entre le populisme de gauche et de droite.
Le chapitre cinq sera consacré à l’analyse du conflit des populismes en 2016 et à l’orientation politique que pren dra la société américaine, suite aux dernières élections présidentielles. Nous nous pencherons sur des questions d’ordre politique, économique et idéologique particu lièrement en ce qui concerne la popularité grandissante des discours d’extrême droite auprès d’une large portion de la population. Cette montée de l’extrême droite nous confronte à une question grave : la démocratie américaine est-elle en péril? Nous établirons aussi des rapports entre la résurgence du populisme de droite aux États-Unis et le contexte politique européen, où l’on assiste à un essor fulgurant des partis d’extrême droite.
En conclusion, nous proposerons un chantier de réflexions sur l’avenir de la démocratie américaine et sur les politiques potentielles qui découleront d’une victoire des républicains ou des démocrates. Ce chantier interrogera le rôle éventuel que joueront les États-Unis sur la scène internationale avec une nouvelle administration à la Maison-Blanche
L’Amérique est à la croisée des chemins. La population choisira-t-elle de regarder vers l’avant ou se repliera-t-elle dans la nostalgie politique ? Ce livre se veut un effort pour comprendre cette époque d’incertitude quant au destin de l’Amérique et les décisions qu’elle risque de prendre dans un avenir rapproché.