John MacArthur, Le Devoir, 2 mars 2020
2 mars 2020CHRONIQUE
À la veille du Super Tuesday, jour de 16 élections primaires cruciales dans la campagne démocrate pour la présidence, le parti prétendument populaire se trouve déchiré entre des intérêts antithétiques. Normalement, ce genre de querelles internes s’expliqueraient par des analyses assez simples : désaccords entre tendances politiques ; rivalités entre dynasties ; différences de personnalités parmi les candidats principaux, etc. En temps de crise nationale — l’impensable continuation du gouvernement Trump —, l’on pourrait croire que les sages et les chevronnés du parti s’arrangeraient pour battre l’ennemi commun.
Cependant, les six candidats survivants luttent actuellement avec acharnement, au point que l’on pourrait se demander s’ils ciblent vraiment le président voyou ou si les authentiques enjeux du combat sont cachés derrière un mirage qui sert à troubler encore plus un électorat déjà désorienté par la téléréalité quotidienne de la Maison-Blanche.
Les violentes injures lancées le 19 février lors du débat à Las Vegas — pour la plupart contre Bernie Sanders et Michael Bloomberg, mais aussi notamment entre Pete Buttigieg et Amy Klobuchar — contredisent les slogans d’unité répétés pour la forme par tous les candidats. « Ce qui nous unit est tellement plus grand que ce qui nous divise », a plaidé la sénatrice du Minnesota, Amy Klobuchar. En revanche, « on ne devrait pas être obligé de choisir entre un candidat [Sanders] qui veut mettre le feu au parti et un autre candidat [Bloomberg] qui veut acheter le parti », a déclaré Buttigieg. Pour sa part, le milliardaire Bloomberg a traité le programme économique de Sanders de « communisme ». Elizabeth Warren n’a pas épargné Bloomberg : « De qui parle-t-on ? Un milliardaire qui décrit les femmes comme des lesbiennes à l’allure de cheval et de grosses bonnes femmes. Et non, je ne parle pas de Donald Trump — je parle du maire Bloomberg. »
Malgré les nobles sentiments exprimés par Klobuchar, la réalité du Parti démocrate est plus proche du point de vue de Buttigieg, de Bloomberg et de Warren, tous frénétiques dans leurs efforts pour empêcher Sanders de l’emporter dans la course et tous à la poursuite des quelques milliers de voix qui leur permettraient de s’accrocher. Bien sûr, l’ambition crue compte énormément dans leurs calculs : une fois que quelqu’un est mordu par le rêve de devenir président, il lui est difficile de lâcher. Le pouvoir, ainsi que l’adulation de la foule, est narcotique dans ses effets sur l’être politique.
Toutefois, on fait fausse route si on croit trop à une fissure idéologique entre les candidats démocrates — gauche-droite, socialiste-capitaliste, dirigiste-libéral. Ce qui n’est quasiment jamais discuté par les « experts » sur les interminables plateaux de télévision, c’est la vraie raison d’être des partis politiques, et leur obsession pour le maintien au pouvoir et le clientélisme.
Afin de comprendre la rhétorique et la conduite contradictoire des partis démocrate et républicain, consultons un grand historien de la politique américaine, le trop peu connu Walter Karp. Pour Karp, la plus grave erreur était de supposer que « la motivation primordiale d’un parti politique… est de gagner des élections », de « construire une majorité victorieuse ». Dans son chef-d’oeuvre Indispensable Enemies («Ennemis indispensables»), Karp raconte d’innombrables exemples où l’un des deux partis majeurs, depuis toujours minoritaire dans tel ou tel État, ne fait aucun effort pour améliorer son statut face à l’opposition majoritaire. En cas extrême, « une organisation de parti locale tâche de battre son propre candidat », parfois en complicité avec le parti d’opposition. Pourquoi ça ? Parce que le contrôle interne du parti reste fondamental, au-delà de la « victoire » aux urnes. Karp cite l’exemple du sénateur Boies Penrose, boss du Parti républicain de la Pennsylvanie lors des deux premières décennies du vingtième siècle. Penrose, comme beaucoup d’autres chefs de l’époque, s’était trouvé confronté au puissant mouvement de réforme progressiste qui dominait alors. Préférant des candidats fidèles à ses intérêts et à ceux de ses alliés — surtout les intérêts concernant le clientélisme et la dépense des fonds publics —, Penrose refusa de désigner un candidat plus proche de la volonté populaire parce que cette espèce de politicien tenterait d’arracher le pouvoir de Penrose. Accusé par un militant républicain de ruiner le parti, Penrose a répondu : « Oui, mais je présiderai les ruines. »
Soyons clair : en 2016, un grand nombre des caciques du Parti démocrate ont préféré perdre avec Hillary Clinton plutôt que de gagner avec Sanders. Regardez bien les sondages faits début juin 2016, au moment où Sanders était sur le point de céder la place à Clinton : en moyenne, ils montraient Clinton avec à peu près deux points d’avance sur Trump dans l’élection générale et Sanders avec environ dix points. Cela remonte à des facteurs divers, mais une chose est irréfutable : Sanders avait battu Clinton dans les primaires du Wisconsin et du Michigan, États essentiels dans la victoire de Trump, avec le soutien de nombreux électeurs normalement démocrates, mais qui avaient été frappés par les accords de libre-échange promulgués par le président Bill Clinton.
Il faut lire Indispensable Enemies, malheureusement non traduit en français, pour apprécier combien les politiciens professionnels sont cyniques. En 1972, au milieu d’une révolte nationale contre la guerre du Vietnam, l’ancien gouverneur du Texas John Connally avait organisé le mouvement « Democrats for Nixon » dans le but de battre le candidat démocrate antiguerre et réformiste George McGovern ; en même temps, la confédération des syndicats AFL-CIO, très liée avec le Parti démocrate, déclara sa neutralité. Si Bernie Sanders arrive contre toute probabilité à décrocher l’investiture d’un parti qui le considère comme un virus, je ne dis pas qu’on créera « Democrats for Trump ». Mais on retrouvera sûrement, sous autres étendards bien financés, « Democrats Against Sanders ».