HARRISON STETLER, Médiapart, 8 mars 2021
Lors de l’envahissement du Sénat américain le 6 janvier dernier, les grandes figures du panthéon réactionnaire ont dû se retourner dans leurs tombes. Cette foule ne savait-elle pas qu’elle s’attaquait à un bunker fidèle du mouvement conservateur ? On en voit l’illustration avec le débat sur le salaire minimal.
Rares sont les perversions ou défaillances de la société américaine qui ne portent pas la marque du Sénat, ce corps législatif regroupant 100 élus – deux pour chaque État – par où doit passer n’importe quel projet de loi fédérale. Pour comprendre la lenteur et les tergiversions sur la justice raciale, la faiblesse de l’État social américain ou la mollesse du Parti démocrate, il est nécessaire de comprendre le Sénat.
Les Américains ont tendance à l’appeler le « plus grand corps délibératif du monde ». Pour le mouvement conservateur, hanté par ses angoisses d’une nation multiraciale et en proie au socialisme, il est surtout un bunker fidèle.
Quoi qu’on dise de Joe Biden, le transfert de pouvoir ouvre au moins la possibilité d’un changement de direction à l’échelle nationale. Depuis le Nouvel An, les assemblées locales se mettent de nouveau à restreindre l’accès au vote des minorités ethniques. Les progressistes se tournent alors vers Washington pour renforcer les protections fédérales des droits civils, lourdement affaiblies depuis plus d’une décennie.
Manifestation en novembre 2017 devant le Capitole contre une importante baisse d’impôts sur les grandes fortunes et les entreprises. © Saul Loeb/AFP
La crise sociale engendrée par la pandémie de Covid-19 a montré les défaillances du capitalisme états-unien et la surpuissance de ses fleurons numériques, nourrissant les demandes de justice économique, dont une hausse du salaire minimal national à 15 dollars l’heure. Mais grâce aux rouages parlementaires enfouis dans la chambre haute du Congrès, les conservateurs comptent enrayer cette dynamique.
Dans son livre récent, Kill Switch : The Rise of The Modern Senate and the Crippling of American Democracy, Adam Jentleson raconte comment le Sénat est devenu la clé de voûte de l’Amérique réactionnaire « et étouffe notre processus démocratique ». « Conçues pour garantir à la minorité une voix mais pas le droit de veto dans un système de règle majoritaire, les protections des minorités du Sénat ont été gonflées en outils de domination de la minorité. »
Son fonctionnement contemporain marque, selon Jentleson, l’érosion d’une structure politique vieille de deux cents ans. Le Congrès – la « première branche » de l’État fédéral – est clivé entre deux aspirations contradictoires représentées chacune par ses deux institutions clés.
La Chambre des représentants, fondée sur la représentation directe, accorde ses sièges par circonscription, donnant à chaque État une part de représentants en fonction de sa population. Entièrement renouvelée lors des élections législatives semi-annuelles, elle serait l’incarnation du principe de souveraineté, miroir législatif de la population américaine.
Le Sénat est, au contraire, le fruit de l’angoisse qui obsédait les architectes de la Constitution quant au risque d’une surenchère démocratique. Face au projet d’instaurer un véritable pouvoir législatif national, les délégués des petits États de la jeune République s’inquiétaient de leur éventuelle minoration par leurs pairs démographiquement plus importants. L’un des principaux accords qui ont permis l’acceptation de la Constitution actuelle, le « compromis de Connecticut » de 1787, a donc prévu la création d’une seconde chambre, fondée non sur la proportionnalité mais sur l’égale représentation des États.
Ce déséquilibre a toujours été injuste. Il est devenu insoutenable. « Aujourd’hui, l’inadéquation entre les plus grands et les plus petits États s’est accrue de plusieurs ordres de grandeur qu’elle ne l’était au début de l’histoire américaine, écrit Jentleson. Les auteurs de la Constitution ont averti que même les inégalités comparativement plus petites à leur époque s’avèreraient une source dangereuse d’injustice. Cette injustice est exponentiellement plus grande aujourd’hui que tout ce qu’ils avaient imaginé à l’époque. »
Que peut-on faire devant cette obsolescence institutionnelle ? Pas grand-chose sur le fond, malheureusement. Le poids des petits États est suffisamment important et le processus de réforme constitutionnelle suffisamment labyrinthique pour enrayer une refonte sérieuse du Sénat.
Sans aller jusqu’à revoir une institution fondamentalement antidémocratique, certaines propositions envisagent néanmoins un Sénat plus représentatif. L’officialisation de Porto Rico en tant qu’État permettrait, par exemple, l’envoi de deux sénateurs de plus au Capitole, mais rien ne laisse préjuger de leur éventuelle coloration politique.
L’injustice de la non-représentation de la capitale nationale est particulièrement frappante. À ce jour, Washington D.C. ne dispose que d’un seul siège à la Chambre des représentants. Mais c’est uniquement un poste d’observateur. La population de la capitale s’élève à presque 700 000 citoyens, dont la majeure partie – 46 %, d’après le dernier recensement – est noire. L’État du Wyoming compte presque 580 000 habitants. Rural et conservateur, il est représenté par deux sénateurs républicains depuis 1977.
D’emblée, la structure du Sénat le rend donc favorable aux intérêts d’une minorité conservatrice. Or, son statut en tant qu’institution préférée de la droite repose tout autant sur le rôle qu’il est censé jouer dans la culture politique américaine. Dès ses origines, il a été le laboratoire de divers efforts pour formaliser l’idée que les lois nationales devraient être soumises à un consensus total.
Un droit de la minorité à figer le processus législatif
Le principe apparemment anodin de débat ouvert et illimité a été formalisé en 1917 avec l’instauration de la fameuse règle sénatoriale 22. Robert LaFollette, sénateur progressiste du Wisconsin, menait un filibuster pour s’opposer à un projet de loi qui allait obliger l’armement des bateaux commerciaux états-uniens.
Cette mesure inquiétait une partie de l’opinion qui y voyait une manière de forcer les États-Unis à entrer dans la Première Guerre mondiale. La création d’un processus de clôture du débat par un vote de deux tiers des membres – baissé depuis à 3/5, et donc à 60 sénateurs aujourd’hui – a donc permis aux sénateurs de contourner l’obstruction menée par LaFollette.
L’ironie de l’histoire est que la règle 22 a voulu justement rationaliser le fonctionnement du Sénat en empêchant les sénateurs de prolonger à l’infini un débat dans le but de détruire une loi proposée. Or, dans la pratique, la création d’un processus formel de clôture a institutionnalisé le principe qu’il fallait une « super-majorité » pour passer une loi au Sénat.
L’absurdité de ce fonctionnement parlementaire est doublée par le fait qu’il n’est mentionné nulle part dans la Constitution américaine, qui elle-même explique que c’est au Sénat de faire ses propres règlements internes. Une majorité simple de sénateurs pourrait donc en finir avec ce processus inutile et injuste. L’institution se contraint elle-même à une mécanique qui rend nécessaire un seuil de 60 votes pour faire avancer un projet de loi.
Pourquoi accepte-t-on donc le filibuster ? D’après ses défenseurs démocrates et républicains, dont l’ancien sénateur et président actuel Joe Biden, il permet une législation consensuelle. Ce serait la concrétisation de l’esprit bipartisan, que les architectes de la Constitution auraient considéré comme nécessaire afin de préserver les intérêts légitimes de l’opposition.
Le défaire, entend-on dire, ce serait miner le principe selon lequel les bonnes politiques se font par un consensus des acteurs et des idées concurrentielles. On aurait donc tort d’y voir de la paralysie, le résultat n’étant que la gestion sage et pondérée de nos problèmes publics.
Cette rengaine n’a rien à voir avec la réalité de ce que le filibuster a fait à la démocratie américaine. Formalisé au début du XXe siècle par l’instauration de la règle 22, il était longtemps réservé presque uniquement aux projets de loi concernant les droits civiques. Cela ne devrait pas nous étonner, puisque le droit de la minorité à figer le processus législatif a d’abord été popularisé par John C. Calhoun, pilier de la suprématie blanche.
Dans l’opposition des démocrates du Sud au projet de loi sur les droits civiques de 1957, par exemple, le sénateur de la Caroline du Sud Strom Thurmond a donné un discours de plus de vingt-quatre heures, un record. En 1964, le dernier grand filibuster des ségrégationnistes a été cassé par une alliance de circonstance entre les démocrates progressistes et des républicains libéraux.
Depuis les années 1960, et particulièrement lors des deux dernières décennies, le champ du filibuster s’est étendu à presque tous les dossiers politiques. Planant sur le travail du Congrès, le filibuster fournit donc l’exemple type des effets du racisme sur la démocratie américaine – une tactique censée protéger la suprématie blanche ne peut que se répandre jusqu’à polluer, dans son ensemble, la démocratie.
Pour montrer la puissance disproportionnée de la « super-minorité », Jentleson se focalise sur le cas de la réforme du droit du port des armes. En décembre 2012, alors que l’auteur de ces lignes était assistant parlementaire du leader démocrate Harry Reid, une fusillade dans une école au Connecticut a fait 27 morts. Lors du scandale qui a suivi, 90 % de la population soutenait plus de restrictions sur l’achat de fusils d’assaut ainsi qu’un renforcement du processus d’identification.
Une majorité démocrate alliée avec une poignée de républicains était pourtant incapable de briser la résistance de quelque 45 républicains des États représentant 38 % de la population, acharnés à détruire la réforme.
Les effets réels du filibuster vont plus loin que la mise à l’arrêt de l’appareil législatif. Le filibuster participe à la droitisation du champ politique américain, à tel point que certains démocrates en chantent les louanges. Ses effets se mesurent surtout en pensant aux politiques ou aux lois qui ne seront jamais même considérées. Pourquoi travailler un projet de loi alors qu’on la sait d’emblée vouée à l’échec ?
À chaque projet de réforme prôné par les démocrates depuis Obama – l’équilibre budgétaire, l’immigration, la transition écologique, la réforme du système de santé –, un « groupe » sénatorial composé des centristes des deux partis se crée afin de contourner un éventuel blocage.
Si elles n’échouent pas devant le filibuster, les lois en sortent tout de même mutilées, soumises à un processus sans fin d’amendements, pour convenir aux centristes afin de surmonter la minorité disciplinée. Le travail parlementaire se ralentit, permettant à cette même minorité d’œuvrer à l’épuisement de l’opinion publique. Petit à petit, les réformes se diluent jusqu’à atteindre le seuil de la « super-majorité ».
Alors que commence le mandat de Joe Biden, ce processus fait déjà son travail. La composition partisane du Congrès – une majorité démocrate sur le fil de rasoir au Sénat et à la Chambre – donne à croire que le pays est tout aussi « polarisé » que par le passé.
Mais d’autres indices permettent de croire que l’opinion américaine est plus ou moins d’accord sur la nécessité d’une mobilisation active de l’État fédéral. Sept Américains sur dix soutiennent le nouveau plan de relance prôné par Joe Biden, dont 65 % des sondés qui se disent républicains. Mais dans le plan de relance actuellement à l’étude, le montant des allocations qui seront envoyées aux foyers, initialement annoncé à 2 000 dollars, a été réduit à 1 400.
L’autre mesure phare du plan de relance a été une hausse du salaire minimal, une réponse à l’accélération rapide des inégalités depuis le début de la pandémie. Jusqu’à deux tiers de la population soutient une augmentation du salaire minimal national à 15 dollars l’heure, contre 7,25 actuellement.
L’occasion pour une figure politique avisée de se positionner en tant que tribun de la vaste majorité de la population ? Mais Biden s’annonce ouvert à une modération de l’augmentation du salaire minimal, solution prônée par la poignée de sénateurs centristes essentielle à un vote de clôture.
Grâce à une règle qui s’appelle la réconciliation budgétaire, certaines mesures peuvent échapper au filibuster. C’est ainsi que la majorité républicaine a pu faire passer une importante baisse d’impôts sur les grandes fortunes et les entreprises en 2017. Mais le 25 février, l’officier des règles au Sénat a déclaré que cette exception ne s’appliquerait pas à l’augmentation du salaire minimal. La gauche du Parti démocrate s’insurge contre cette décision arbitraire, prise par un officiel non élu, et appelle à faire fi de la décision.
« L’idée qu’un fonctionnaire du Sénat, un membre de haut rang du personnel, décide à lui seul si 30 millions d’Américains obtiendront une augmentation de salaire ou non est absurde, a déclaré Bernie Sanders, le 1er mars. Compte tenu des crises auxquelles ce pays est confronté et du désespoir des familles de travailleurs, nous devons mettre fin le plus rapidement possible au filibuster. »
Mais le démocrate centriste de la Virginie occidentale Joe Manchin, opposé à une augmentation du salaire minimal à 15 dollars, n’a laissé aucun doute sur son attachement aux vieilles traditions : « Je peux vous assurer que je ne voterai pas pour mettre fin au filibuster, car cela briserait le Sénat, a-t-il dit en novembre dernier. La minorité devrait avoir son mot à dire – c’est l’objet même du Sénat. Si vous supprimez complètement le filibuster, vous n’aurez plus de Sénat. Vous aurez une Chambre des représentants glorifiée. Et je ne permettrai pas cela. »
Pour Jentleson, abandonner le filibuster serait pourtant une restauration de la fonctionnalité originelle du Sénat. Contre l’idée reçue, les architectes du Sénat ne voulaient pas que la minorité puisse endiguer le processus législatif. Il faut que les progressistes se gardent d’une lecture trop indulgente envers les auteurs de la Constitution. Il est toutefois plaisant de retrouver des penseurs chers aux conservateurs, tel James Madison, avertissant de la menace que constitue une minorité politique débridée. C’est exactement ce qui rend encore plus inexplicable l’attachement des soi-disant progressistes au filibuster.
En corollaire de ce principe, les conservateurs ont longtemps rêvé de créer un droit de nullification, ou d’invalidation des lois fédérales. Dans un pays profondément divisé par des différences irréconciliables – l’esclavage, les droits civils pour les Noirs, la régulation du capitalisme –, cela revient à affirmer que la minorité pourrait préserver un statu quo par la voie d’une paralysie imposée.
Pour comprendre la stratégie actuelle du Parti républicain, Jentleson nous enjoint de revisiter l’une des premières crises du système politique américain, provoquée par les taxes protectionnistes des années 1820-1830. Avant qu’elle ne divise ouvertement le Nord et le Sud pour déboucher sur la guerre civile (1860-1865), la question de l’esclavage a été combattue sur le terrain de la politique commerciale.
Les taxes protectionnistes ont opposé les industrialistes du Nord, soucieux de protéger leurs manufactures des importations britanniques, à l’aristocratie du coton, qui voyait dans cette politique une préférence nationale pour un modèle économique qui semblait annoncer la remise en cause, voire le démantèlement de l’esclavagisme.
À l’acmé des débats sur les taxes en 1828, John C. Calhoun signe un tract intitulé On Exposition and Protest. Selon lui, les États possèdent le droit d’annuler tout projet de loi décidé par le Congrès fédéral. Ce débat débouchera sur l’Ordonnance d’invalidation de 1832, édictée par une convention en Caroline du Sud, État que Calhoun représente alors au Sénat, qui acte la suspension des taxes. Cela provoque une crise constitutionnelle et le Congrès autorise l’envoi de l’armée fédérale afin de mettre au pas l’État rebelle, qui finalement cède lorsque le Congrès assouplit les taxes.
La tentative de Calhoun, surnommé le « Marx de la classe dominante » par l’historien Richard Hofstadter, de formaliser un droit à l’« invalidation » a donc échoué. Mais ce dernier a survécu comme idée fixe du conservatisme américain. Aujourd’hui, le principe qu’une minorité puisse disposer d’un droit de veto sur les politiques nationales est ancré dans le fonctionnement du Sénat.
Selon une vieille métaphore qui remonte au XIXe siècle, le Sénat serait la « soucoupe » de thé de la démocratie, chargé d’apaiser les passions populaires. Dans la pratique, les sénateurs se sont longtemps félicités du principe d’un débat parlementaire libre et illimité. À l’inverse de la Chambre des représentants, dominée par un parti majoritaire sous le joug du speaker, les sénateurs se disent appartenir à un corps collégial. La Constitution requiert une majorité simple au Sénat pour passer une loi. Or, l’expression des points de vue divergents y serait assurée par une culture de déférence envers les membres de l’opposition à qui la majorité garantirait le droit d’exprimer ses réserves sur les projets de loi en cours.
La culture des institutions est souvent une grille d’analyse faible pour comprendre les rapports de forces politiques. Mais quand les mœurs parviennent à devenir des institutions effectives, elle est essentielle. C’est le cas du Sénat, où le principe du débat illimité s’est greffé sur les règles de l’institution, à un tel point que l’opposition s’est octroyé un droit de veto sur son fonctionnement.
Dans le jargon politique contemporain, cette pratique s’appelle un filibuster – mot forgé, comme le vocable français flibustier, d’après le néerlandais vrijbuiter, « pirate » –, processus qui permet à un sénateur de continuer sans interruption le débat parlementaire jusqu’à l’enterrement du projet de loi. L’opposition minoritaire a ainsi réactualisé le vieux rêve d’invalidation cher à Calhoun.