Amérique latine : après la victoire sur l’avortement en Argentine

Olga L. Gonzalez, Alternatives Sud, 11 janvier 2021

Le Parlement argentin a voté, à la toute fin de l’année 2020, une loi historique qui légalise l’avortement dans ce pays. L’interruption volontaire de grossesse devient légale jusqu’à la quatorzième semaine de la grossesse. Après Cuba, l’Uruguay, le Guyana et Puerto Rico, l’Argentine devient le cinquième pays d’Amérique latine à autoriser ce droit fondamental aux femmes.

Du fait de son importance dans le continent, on pourrait penser que ce vote influera grandement dans les débats relatifs à l’avortement dans plusieurs autres pays d’Amérique latine. Cependant, on le verra, le débat se déroule de manière très différente dans les autres pays. En particulier, il est peu probable qu’un débat parlementaire y ait lieu

Avant d’examiner les termes du débat et les lois relatives à l’avortement dans le reste du continent, il convient de s’interroger sur les raisons du revirement politique argentin. Il faut en effet se rappeler de l’immense déception de 2018, quand le Sénat argentin, lors d’un vote très serré, se prononça majoritairement contre le projet de loi pour l’avortement, alors que dehors, les rues étaient gagnées à la cause de l’avortement. La déception fut d’autant plus grande que c’était la première fois que le Parlement argentin examinait un projet de loi sur cette question. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Quels facteurs expliquent le triomphe politique d’aujourd’hui ?

Le changement dans l’exécutif a été pointé par des analystes comme un facteur déterminant. En effet, le président Alberto Fernandez, péroniste, a été un soutien ferme de la loi. Aujourd’hui, il affirme aujourd’hui s’être toujours opposé, en tant que professeur universitaire (il est juriste), à la pénalisation des femmes qui avortent. Dès 2018, et avant de devenir candidat présidentiel, il avait ouvertement pris parti pour l’IVG ; celle-ci fut également une de ses promesses durant la campagne électorale de 2019. Mais ce soutien politique semble traduire surtout la volonté de se mettre en phase avec la majorité des citoyens. Le cas de son prédécesseur, Mauricio Macri est, lui très éloquent. Opposé personnellement à l’avortement, celui qui affirmait en 2015 : « L’Argentine n’est pas prête pour ce débat », ouvrait les séances parlementaires de 2018 en invitant à réaliser un débat sur l’avortement.

Dans ce même registre de volte-face politique, rappelons que l’ancienne présidente péroniste Cristina Kirchner (2007 – 2015) avait été, elle aussi, une ferme opposante à ce droit en raison de ses convictions personnelles. Si elle a changé d’avis en 2018, tout comme plusieurs autres députés et personnalités politiques, c’est sans aucun doute à cause de l’immense mobilisation féministe en Argentine.

La lutte pour l’avortement est une des causes majeures du très dynamique et très divers mouvement féministe argentin. La « marée verte », du nom du symbole de la manifestation pour le droit à l’avortement (le foulard vert est brandi par les partisans de l’avortement, bien qu’on ignore l’origine précise de ce symbole) s’inscrit pleinement dans les mobilisations récentes dans le pays, et notamment celles, très imposantes, contre les féminicides (#NiUnaMenos), dès 2015, et pour la grève des femmes, en 2017 (#NosotrasParamos). Porté majoritairement par les jeunes, ce mouvement est présent dans l’espace public sous le mode traditionnel des manifestations et également dans les réseaux sociaux. Dans tous les cas, il entend bousculer le patriarcat et son système de valeurs et de privilèges. Le projet de loi de 2018, puis celui présenté en 2020, ont été un catalyseur des différents secteurs féministes, des groupes locaux aux grandes fédérations d’étudiants, en passant par les représentants de syndicats, les mouvements de chômeurs, des usines « récupérées », etc.

La pandémie n’a pas cassé la dynamique en œuvre. Comme le dit Claudia Korol, militante féministe et Professeure à l’Université populaire des « mères de la place de mai » à Buenos Aires.

En somme, les deux projets de loi (2018 et 2020) sont la suite de cette immense mobilisation féministe (dont on peut voir des traits dans le documentaire de Felipe Solanas, Que sea ley).

Qu’en est-il des autres pays d’Amérique latine ? Au niveau légal, l’avortement y est pénalisé sauf, en règle générale, pour les exceptions relatives à ce que l’on nomme communément l’ « avortement thérapeutique », c’est-à-dire 1) l’interruption médicale de grossesse en cas de risque vital pour la femme enceinte ou 2) en cas de malformation du fœtus. Un troisième cas de figure, en cas de viol de la mère, est parfois pris en compte également. Cependant, tous les pays n’autorisent pas ces trois cas de figure (ainsi, au Pérou, en Equateur l’avortement n’est pas autorisé en cas de viol). De plus, certains pays (comme le Nicaragua, le Honduras, El Salvador ou la République Dominicaine) n’autorisent l’avortement sous aucuns cas de figure. Les procès et les peines sont sévères. Ainsi, au Salvador, au Pérou, en Colombie, en Equateur, au Mexique, des femmes sont dénoncées, poursuivies, harcelées, poussées au suicide, emprisonnées. Récemment au Brésil, l’avortement d’une fille âgée de dix ans (après un viol par son oncle) fut condamné par la ministre de la famille, évangélique. Il s’ensuivit un lynchage médiatique de cet enfant.

Malgré ce contexte très hostile, dans les grandes villes du continent l’avortement clandestin se pratique au su de tout le monde, moyennant des sommes et des contacts que les femmes les plus pauvres, les plus isolées ou les plus jeunes ne peuvent pas se procurer. Ce sont elles qui courent le plus de risques en termes de santé ; ce sont elle, également, qui sont le plus souvent poursuivies dénoncées et pénalement poursuivies.

Dans un tel contexte, quel est le type de mobilisation déployé par les femmes ? Prenons le cas de la Colombie, troisième pays le plus peuplé du continent latino-américain après le Brésil et le Mexique. L’avortement y est autorisé dans les trois cas de figure signalés plus haut. Cependant, les avortements légaux ne représentent qu’une fraction des centaines de milliers d’avortements clandestins qui sont réalisés tous les ans. Et alors même qu’elles auraient théoriquement droit à l’avortement, de très nombreuses femmes ne réussissent pas à se faire pratiquer une IVG (une des raisons peut être, par exemple, le refus des gestionnaires d’établissements de santé d’autoriser cette intervention).

Les groupes féministes, conscients de cette situation, dénoncent les « barrières systémiques » pour avorter, même légalement. Etudes et données à l’appui, elles ont demandé à la Cour Constitutionnelle de statuer sur le droit à l’avortement. Comme l’explique Ana Cristina González, une des leaders de la campagne « Causa justa » (Cause juste) en Colombie, groupe à l’origine de la demande faite à la Cour Constitutionnelle :

Pourquoi passer par les instances juridiques ? En Colombie comme dans la plupart des autres pays d’Amérique latine, il n’existe aucune possibilité pour que la dépénalisation de l’avortement soit votée au Parlement. Bien au contraire : les rares occasions où ce sujet a été abordé dans le Parlement se sont soldées par un énorme échec. Les raisons ? D’un côté, les partis hégémoniques dans ces parlements se situent aujourd’hui à droite. D’autre part, un bon nombre de députés appartiennent à des églises (qu’ils appartiennent ou non à des partis religieux) et militent contre les droits des femmes. Enfin, même dans les partis les plus progressistes, ou situés à gauche dans l’échiquier politique, le recours à l’IVG ne fait pas le consensus.

En conséquence, les ONG féministes déploient des stratégies juridiques : c’est par le biais de « tutelas », un recours constitutionnel interposé par les citoyens en cas d’atteintes à leurs droits fondamentaux [2], ou en évoquant des lois supranationales [3], qu’elles espèrent obtenir des modifications légales. Ainsi, régulièrement, les juges et les magistrats doivent résoudre ces recours légaux. De fait, avant 2006, tous les cas de figure de l’avortement étaient interdits par la loi en Colombie. Une « tutela » permit d’autoriser les trois cas cités, qui cependant ne sont pas respectés et donnent lieu à de nouveaux recours de la part de femmes.

Un changement sur le fond est-il possible ? En 2021, la Cour Constitutionnelle colombienne devra statuer sur un nouveau recours de tutela. Les plaignantes espèrent, une fois pour toutes, dépénaliser l’avortement. Cependant, leurs chances sont minces. D’un côté, les opposants à l’avortement sont forts et très organisés. Ils rassemblent les adeptes des églises (catholique et pentecôtistes) et les partis et secteurs conservateurs. Ils interposent, eux aussi des recours juridiques pour le restreindre davantage. D’autre part, les décisions dépendent de la présence de forces progressistes au sein des hautes Cours. Enfin, et surtout, ce type de débat porte sur des aspects juridiques relativement techniques et complexes, qui ne mobilisent pas la population. Or, comme l’expérience argentine le montre, les changements politiques s’inscrivent dans un cadre plus large de mobilisations féministes et de changement des mentalités. Il reste cependant à espérer que le grand bond en avant en Argentine insufflera des forces également aux mouvements féministes, bien présents dans les autres pays de la région.

 

NOTES

[1La Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Legal, Seguro y Gratuito (Campagne Nationale pour le Droit à l’Avortement Légal, Sûr et Gratuit) est le nom du réseau de plus de 300 groupes féministes qui se sont organisées depuis 2005 dans la lutte pour la légalisation de l’IVG. Leur slogan : « Education sexuelle pour décider, anticonceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pou ne pas mourir ».

[2Bien qu’inspirée de l’ « amparo » espagnol (voir Manuel J. Cepeda, « El derecho a la Constitución en Colombia : entre la rebelión pacífica y la esperanza”, Revista española de derecho constitucional, año 15, número 44, mayo-agosto 1995), la « tutela » n’a pas de réel équivalent ailleurs dans le monde. Très employée en Colombie pour faire respecter la loi (plus de 600 mille tutelas sont formulées tous les ans), la tutela est un des symptômes du dysfonctionnement sévère des institutions en Colombie.

[3Notamment, sont mobilisés les principes et les lois contenus dans la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, CIDH, institution rattachée l’Organisation des Etats Américains et basée à Washington. Les juristes latino-américains s’appuient sur les décisions de cette institution pour appuyer leurs demandes.