Martine Orange, Médiapart, 12 mai 2019
Donald Trump a lancé un nouvel ultimatum à Pékin : la Chine a un mois pour conclure un accord commercial avec les États-Unis ou elle s’exposera à de nouvelles taxes sur ses exportations. Pris de court, le gouvernement chinois menace de prendre des contre-mesures. Les tensions s’accumulent sur fond de campagne présidentielle.
Les discussions entre les délégations chinoise et américaine sur l’avenir des relations commerciales des deux pays étaient encore en cours, quand Donald Trump a fait connaître son nouvel ultimatum à Pékin vendredi 10 mai : la Chine a un mois pour conclure un accord commercial avec les États-Unis ou elle s’exposera à de nouvelles taxes sur ses exportations à destination de ce pays, a annoncé Robert Lighthizer, représentant au commerce dans l’administration Trump.
Cette nouvelle menace intervient alors que les négociations commerciales entre Pékin et Washington se sont achevées sans résultat. L’administration américaine accuse le gouvernement chinois de vouloir revenir sur certains de ses engagements déjà négociés, notamment sur le respect de la propriété intellectuelle, la fin des subventions aux entreprises d’État et l’ouverture du marché chinois. Pékin dément. Pour le gouvernement chinois, il ne peut de toute façon y avoir un accord, si les tarifs douaniers imposés par les États-Unis ne sont pas levés en même temps.
Même si les deux camps assurent que les négociations ne sont pas rompues, cet ultime épisode illustre l’escalade des tensions entre Washington et Pékin depuis une semaine. Il y a encore quelque temps, tous les observateurs étaient convaincus que les relations entre les États-Unis et la Chine, à vif depuis l’offensive de Donald Trump en septembre dernier , étaient sur le point de se normaliser. Certains se prenaient même à espérer que le cours normal des choses allait se rétablir, que le multilatéralisme, la mondialisation sans contrainte allaient revenir en force.
À la surprise générale , le président américain a relancé les hostilités le 5 mai . Dans un de ses tweets vengeurs, il annonçait une hausse des tarifs douaniers sur les importations chinoises dans le but de faire plier les Chinois, déclenchant une chute spectaculaire des marchés financiers. « 120 mots coûtent 1 300 milliards de dollars » , constatait l’agence Bloomberg. Sans être plus explicite, le gouvernement chinois annonçait, quant à lui, qu’il prendrait des mesures de rétorsion, si les États-Unis passaient à l’offensive.
L’avertissement n’a eu aucun effet. Alors que les négociations avec les délégués chinois étaient en cours à Washington, l’administration américaine a, dès vendredi matin, mis à exécution la menace de Donald Trump : les tarifs douaniers portant sur 200 milliards de dollars d’exportations chinoises, instaurés en septembre 2018, ont été relevés de 10 % à 25 %.
Les nouvelles sanctions agitées vendredi amèneraient à taxer une plus large gamme encore de produits importés, représentant une valeur de 325 milliards de dollars, selon les premiers calculs de l’administration américaine.
Après cette nouvelle offensive, Donald Trump n’a cessé dans la journée – par tweets, comme à son habitude – de souffler le chaud et le froid. Tout en saluant les nouvelles hausses tarifaires, il s’est félicité des discussions « franches et constructives » avec la Chine, assurant que sa relation avec le président chinois Xi Jinping restait « très forte » . Il a laissé entendre que les discussions commerciales étaient en bonne voie, qu’il n’y avait aucune raison de se précipiter. Rassurés par les propos présidentiels, les marchés financiers ont stoppé net leur chute et ont fini en hausse. De quoi flatter l’ego déjà surdimensionné d’un Donald Trump, promu en grand magicien de la finance. Quelques heures plus tard, la Maison Blanche lançait son ultimatum.
La réaction du vice-président chinois Liu He, dépêché par le gouvernement pour négocier à Washington, laisse entrevoir le dépit de Pékin. Tout en affirmant que les pourparlers avec Washington n’étaient pas rompus, qu’il était inévitable qu’il existe des moments de tensions, il mettait en garde Donald Trump. « Dans l’intérêt du peuple chinois, dans l’intérêt du peuple américain et du reste du monde, nous voulons mener cette négociation rationnellement. Mais la Chine n’a pas peur, pas plus que le peuple chinois. […] La Chine a besoin d’un accord coopératif, bâti sur l’égalité et la dignité. »
Négocier rationnellement ? Le conseil a toutes les chances d’échapper à Donald Trump : il est déjà en campagne pour sa réélection. Loin de le préoccuper, les tensions avec la Chine sont au contraire pour lui un des meilleurs arguments électoraux, une illustration parfaite de son « Make America great again » .
Jusqu’à présent, il a le sentiment – et une grande partie de son électorat avec lui – que cette politique est un succès. Alors que l’économie mondiale, à commencer par celles de la Chine et de l’Europe, est chancelante, les États-Unis affichent une croissance de plus de 3 %. Selon les statistiques officielles publiées le 3 mai, le taux de chômage est tombé à 3,6 % , soit son plus bas niveau depuis 49 ans. Le nombre de créations d’emplois dépasse les 260 000 par mois et les salaires augmentent un peu. Il convient cependant de relativiser ces chiffres : le taux de la population active n’est plus que de 63 % contre 67 % entre 1990 et 2008 , ce qui semble signifier que de nombreuses personnes ont quitté le marché du travail, faute de trouver un emploi. Seule vraie ombre au tableau, le déficit commercial américain, en dépit des sanctions contre la Chine, continue de se creuser. Mais de cela, le gouvernement américain ne parle pas.
Pour la Maison Blanche, ces chiffres sont la démonstration que les sanctions américaines contre la Chine portent leurs fruits. Les productions reviennent aux États-Unis, l’emploi repart, assure le président américain. « Les tarifs douaniers vont nous rendre plus forts et non moins forts » , « les taxes sur les importations chinoises, c’est 100 milliards de dollars de plus pour les finances publiques américaines » , a lancé en rafale Donald Trump, pressant les Chinois de conclure vite un accord, sous peine de se voir imposer des conditions plus dures lors de son second mandat.
Prenant acte malgré tout de ce que sa politique faisait quelques perdants, le président américain a promis d’aider les agriculteurs américains, notamment les céréaliers et les producteurs de soja, touchés par la chute de leurs ventes en Chine, Pékin ayant suspendu ses importations agricoles en provenance des États-Unis en représailles, dès l’instauration des premiers tarifs douaniers en septembre. Dans ses discussions avec Jean-Claude Juncker l’été dernier , Donald Trump avait d’ailleurs placé l’augmentation des achats de soja américain par l’Europe en tête de ses revendications pour ne pas augmenter les tarifs douaniers sur les automobiles européennes.
« Nous ne croyons pas que de larges tarifs douaniers, adoptés unilatéralement, soient la bonne approche. Nous demandons en urgence au président de négocier des solutions de long terme avec la Chine, de réduire les tensions et de supprimer immédiatement les tarifs douaniers » , a réagi Kip Eideberg, vice-président de l’association des industries d’équipement . De nombreux groupes s’inquiètent de la remise en cause de tout leur environnement. Les organisations industrielles, qui depuis 20 ans ont misé sur les délocalisations, se trouvent prises à contrepied. Les chaînes d’approvisionnement sont déjà fragilisées dans quelques secteurs comme le textile et l’habillement. Si le gouvernement américain décide de serrer encore l’étau douanier, les importations de composants électroniques, de matériels informatiques et de télécommunication risquent d’être sérieusement perturbées, ce que veulent à tout prix éviter les industriels de la Silicon Valley, totalement dépendants des fabrications chinoises .
« La hausse substantielle des tarifs douaniers sur les importations chinoises fait peser une menace sur l’économie américaine. Les États-Unis risquent de payer un prix aussi élevé que la Chine » , préviennent déjà des économistes. Ils soulignent que le coût des nouvelles barrières douanières imposées par Washington va immanquablement retomber sur l’ensemble des Américains, contrairement à ce que soutient Donald Trump, risquant de mettre en danger l’économie américaine, voire l’économie mondiale. Récemment encore, le FMI s’est inquiété de cette « drôle de guerre » qui s’installe entre les États-Unis et la Chine, et des menaces que ces conflits commerciaux font peser sur la croissance mondiale.
Le vieil ordre mondial se meurt
Cette perspective ne semble pas être de nature à infléchir la ligne de Donald Trump : il est persuadé être le meilleur « dealmaker » du monde, que la manière forte qu’il a adoptée est la bonne solution. Les tensions mondiales qu’il suscite amènent tout le monde à bouger. Même la FED commence à plier, relève-t-il.
Depuis son accession à la Maison Blanche, Donald Trump est en guerre ouverte avec le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, qu’il a pourtant nommé. Le président américain juge la politique monétaire de la Réserve fédérale trop conservatrice. À plusieurs reprises, il a agoni d’injures son président pour ses tentatives de normalisation de la conduite monétaire et d’augmentation des taux directeurs. Il a même menacé de le chasser. En décembre, Jerome Powell a dû faire marche arrière. Par peur de déclencher une crise financière mondiale en laissant se poursuivre la chute des marchés, il s’est engagé à ne pas remonter les taux comme prévu. En mars, il a confirmé qu’il n’y aurait et que la Fed arrêterait de réduire son bilan en septembre.
« Il pourrait s’écouler un certain temps avant que les perspectives en matière d’emploi et d’inflation plaident clairement en faveur d’un changement de politique » , avait alors prévenu Jerome Powell, actant la fin du resserrement monétaire engagé depuis 2015. Mais Donald Trump ne souhaite pas accorder ce répit : il souhaite tout de suite une relance monétaire qui vienne soutenir Wall Street – surtout Wall Street d’ailleurs – et l’économie. L’assurance de pouvoir disposer des poches profondes de la Banque centrale américaine, en cas de besoin est pour lui une arme indispensable, alors qu’il entre en campagne. Dans ce contexte, la montée des tensions avec la Chine, de nature à affoler les marchés financiers, est un atout de plus pour faire plier la Réserve fédérale.
« Croire que Donald Trump va pouvoir faire plier la Chine en augmentant ses tarifs douaniers est une illusion » , note l’éditorialiste de Bloomberg, Andrew Browne . « Les États-Unis ne peuvent pas défaire la Chine par le commerce. Les sanctions américaines n’ont pas réussi à casser la Russie et Cuba. Elles ne peuvent assurément pas casser la Chine » , relève Huang Weiping, professeur d’économie à l’université Renmin de Pékin .
Pris de court par la nouvelle volte-face américaine, le gouvernement chinois n’a pas encore officiellement réagi. Il a juste annoncé que si de nouvelles sanctions douanières étaient prises, il prendrait des « contre-mesures » , sans être plus explicite. Dans les minutes qui ont suivi l’annonce américaine, cependant, le yuan a commencé à chuter face au dollar sur le marché des changes. Simple réaction épidermique ou début de réponse des autorités chinoises ? Selon certains analystes, celles-ci pourraient tout à fait laisser filer leur monnaie très bas, de façon à effacer par la monnaie l’effet des sanctions douanières de 25 % sur leurs exportations, le gouvernement chinois n’ayant jamais renoncé à utiliser sa monnaie comme arme politique.
Dans le même temps, Pékin se prépare à ouvrir encore un peu plus les vannes monétaires. Alors que le gouvernement chinois s’était fixé pour ambition de revenir à une politique monétaire plus normale, après avoir déversé des centaines de milliards pour soutenir son économie et l’économie mondiale depuis la crise de 2008, celui-ci a dû revenir sur ce projet pour soutenir son secteur bancaire grevé de dettes et faire face aux sanctions américaines. Depuis l’été 2018, ce sont à nouveau des milliards qui ont afflué dans les circuits économiques chinois, ce qui a permis à la Chine de traverser sans trop d’encombre les derniers mois. Au premier trimestre, la croissance chinoise était de 6,4 %, bien plus élevée que ce qui était attendu.
Au lendemain des annonces de Donald Trump, la Banque centrale chinoise a pris de nouvelles mesures pour lever certaines contraintes bancaires afin de faciliter la distribution de crédit. Elle s’est aussi engagée à apporter son soutien au secteur immobilier, menacé par l’éclatement d’une bulle gigantesque. En d’autres termes, Pékin se prépare à soutenir l’assaut et amasse des munitions. Au cas où.
Officiellement, cependant, le gouvernement chinois tient toujours à trouver un accord avec Washington. Réfutant tout retour en arrière, les autorités chinoises assurent qu’il est normal au cours des discussions de faire évoluer certains points, et qu’ils sont toujours ouverts à la discussion. Sans le dire ouvertement, la Chine a déjà pris en compte certains reproches des pays occidentaux, qui l’accusent – à juste titre – de ne pas pratiquer des « échanges loyaux et équilibrés » . Depuis quelques mois, le pays a ouvert plus largement ses portes aux produits étrangers. Il a supprimé certains droits de douanes. Les sociétés étrangères peuvent avoir la majorité du capital dans une société chinoise.
De même, le gouvernement chinois a pris acte des récriminations des pays partenaires de la Route de la soie. Lors de la dernière réunion rassemblant plusieurs dizaines de pays associés au projet chinois, le président Xi Jinping s’est engagé à ne plus assommer ses partenaires sous une montagne de dettes dans des projets qui ne bénéficient finalement qu’à des intérêts chinois et à recourir à des entreprises et à de la main-d’oeuvre locale. Un geste qui permet à la Chine d’élargir son influence mondiale et de se faire de nouveaux alliés, même au sein de l’Europe.
« Le point ultime pour les autorités chinoises est l’opinion publique. Le président Xi Jinping est puissant mais il ne veut pas donner des armes à ses adversaires » , note The Economist . « La Maison Blanche se doit de reconnaître que même quand les négociateurs chinois sont sincères, ils ont souvent les mains liées par des sujets intérieurs. La bureaucratie chinoise peut être inflexible et les responsables chinois sont certes puissants mais pas omnipotents » , rajoute Andrew Browne .
Les dernières mesures contre les exportations chinoises aux États-Unis sont vues en Chine comme une nouvelle agression des États-Unis. Du renforcement des sanctions contre l’Iran , qui est un des fournisseurs de la Chine, aux accusations pour bloquer le fabricant chinois de télécoms Huawei , en passant par l es manoeuvres en mer de Chine , le gouvernement chinois dénonce de plus en plus vivement les agissements américains, autant de signes, selon lui, d’une politique d’hostilité à l’égard de Pékin. Washington est accusé de se comporter en maître du monde et de refuser de reconnaître la Chine comme puissance mondiale.
Alors que le président chinois, depuis le changement de la Constitution qui renforce s on pouvoir personnel , a opté pour un discours très nationaliste, aucun des observateurs n’imagine qu’il puisse céder aux injonctions américaines : ce serait considéré comme une abdication.
Le face-à-face instauré par Donald Trump entre les États-Unis et la Chine – en l’absence notable de l’Europe, réduite au rôle au mieux de spectatrice, au pire d’otage – semble donc bien parti pour durer, et sans doute empirer. Tous ceux qui espéraient que la présidence Trump ne serait qu’une parenthèse, que le multilatéralisme reviendrait en force, sont obligés de reconnaître leur erreur. Inexorablement, le vieil ordre mondial, issu de la Deuxième Guerre mondiale, se meurt.