L’impérialisme aujourd’hui : domination sans partage

Dominique Caouette

Directeur du Réseau d’études des dynamiques transnationales et de l’action collective (REDTAC) à l’Université de Montréal

Article extrait du numéro 79, avril-mai 2019, de la revue À Babord, et dont une version abrégée est parue dans le journal Le Devoir, 14 mai 2019

 

Il y a parfois de ces idées qui naissent pour décrire et expliquer un état de fait qui semble avoir mille vies, mille visages et renaître à chaque époque sous de nouveaux apparats. L’impérialisme en est une, qui prend aujourd’hui les habits de la mondialisation néolibérale.

Cette notion de mondialisation, beaucoup plus récente et polysémique, est souvent considérée comme moins chargée politiquement et donne un certain vernis d’inéluctabilité et de grandes avancées pour l’humanité. Pourtant, elle masque des rapports de pouvoir, d’inégalité, de hiérarchie et de domination patriarcale, ce que l’idée d’impérialisme place en son centre. L’acceptation contemporaine de l’impérialisme date de la fin du XIXe siècle et provient de l’anglais. Le terme signifie originellement la politique d’expansion coloniale dans le cadre de l’Empire britannique. L’impérialisme y incarne alors une forme de darwinisme social promu par l’Occident. […]

Courant néomarxiste

Les formulations marxistes associées aux travaux entre autres de Lénine, Luxemburg et Boukharine viendront préciser les contours de l’impérialisme tel qu’il se déploie avec l’expansion coloniale et la montée des tensions et des conflits entre les puissances impériales européennes. Lénine introduira des concepts qui seront réutilisés par la suite par le néomarxisme, notamment la théorie du système-monde, qu’il conçoit comme une structure à deux niveaux formée au sein de l’économie mondiale, où un centre dominant exploitait une périphérie moins développée. De manière clairvoyante, Lénine anticipe la montée en puissance des oligopoles qui contrôlent de plus en plus les économies de chaque pays et qui, n’ayant plus de débouchés à s’approprier, sont amenés à rivaliser entre eux pour l’accumulation des ressources planétaires. […]

Dans les années 1960, on voit se constituer un courant néomarxiste de l’impérialisme qui souligne les relations d’interdépendance déséquilibrées entre les sociétés dans le système international. Tout d’abord incarnée par l’approche de la dépendance et de l’échange inégal, l’observation centrale de ce courant « est le contraste flagrant entre l’égalité politique et l’inégalité économique qui caractérise le système international », explique le professeur en sciences politiques Dario Battistella. Ces considérations sont graduellement élargies à l’ensemble des relations entre pays industrialisés et pays sous-développés sous l’angle d’analyse de la dépendance de la périphérie par rapport au centre comme cause des inégalités entre pays. Cette inégalité des échanges entre le Nord et le Sud se reflète dans différentes sphères d’activités, que ce soit sur les plans commercial, financier, technologique ou même socioculturel.

Cette approche sera remise en question et mise à jour par les tenants du système-monde. Cette analyse renouvelée de l’impérialisme propose qu’avec l’extension à l’échelle planétaire du capitalisme, il existe aujourd’hui un seul système socioéconomique mondial dominant, soit le système-monde capitaliste. Au sein de celui-ci, il n’existe pas de système politique unique, mais « une multiplicité de centres de puissance en compétition les uns avec les autres, et où le mécanisme de transfert des ressources est assuré par l’intermédiaire du marché, toujours en faveur du centre », avance Battistella. […]

Hégémonie et Empire

Aujourd’hui, les écrits d’Antonio Gramsci sont venus enrichir la compréhension de l’impérialisme au moment où l’on observe l’extension et l’approfondissement dans une vaste étendue des sphères publiques et privées (on n’a qu’à penser qu’aux GAFA de ce monde — Google, Apple, Facebook, Amazon). Gramsci postule que la bourgeoisie maintient son hégémonie à travers son contrôle sur « l’ensemble des institutions étatiques, notamment les institutions culturelles productrices d’idées et de valeurs. » […]

Né de la rencontre du militant marxiste engagé et intellectuel italien Antonio Negri et du professeur américain de littérature comparée Michael Hardt, l’ouvrage Empire, paru en 2000, rompt avec la vision marxiste de l’impérialisme, notamment en avançant la thèse de la fin de l’impérialisme, remplacé par l’Empire. L’Empire n’est plus l’extension de la souveraineté d’un État au-delà de ses frontières, mais « la manifestation d’une souveraineté globale qui ne reconnaît aucune limite territoriale et qui exerce son pouvoir à travers une multitude d’instances et d’institutions (sans centre spécifique), mais unifiées par une même logique : celle du pouvoir homogénéisant du marché mondial ».

Plusieurs thèses récentes décrivent aujourd’hui une globalisation impériale qui porterait en elle une colonialité globalisée. Celle-ci aurait pour effet de marginaliser et de supprimer les connaissances, la culture et les voix des groupes subalternes. Face à cette nouvelle colonialité impériale, l’émergence de mouvements et de réseaux auto-organisés autour de la logique de la différence et d’une politique située et conçue au-delà du paradigme de la modernité constitue les bases d’une nouvelle contre-hégémonie. […]

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