Jean-Philippe Divès, extrait d’un texte paru dans Révolution permanente, 15 mai 2020
Si l’on en croit les chiffres officiels (mais sont-ils fiables, là comme ailleurs ?), en cette mi-mai les États-Unis ont dépassé les 80 000 morts du Covid-19 et s’acheminent vers la barre des 100 000, alors que l’épidémie reste active. Parmi les victimes, une énorme disproportion d’Africains-Américains (ils représentent ainsi 72 % des décès à Chicago, alors qu’ils ne représentent que 32 % de la population de la ville), de Latinos et plus généralement de membres « de première ligne » de la classe ouvrière.
L’explosion du chômage
Toujours selon les chiffres officiels, le chômage, dont Trump se vantait il y a peu d’une quasi disparition (3,5 % de la population active était sans emploi avant l’ouverture de la crise), touche maintenant plus de 30 millions de salarié-e-s, soit près de 20 % de la force de travail du pays en incluant les 7,6 millions (estimés) de travailleurs et travailleuses sans-papiers, qui ont été les premiers licenciés dans des secteurs tels que l’hôtellerie-restauration. Cela, sans compter les travailleurs et travailleuses indépendant-e-s, dont beaucoup ont vu leurs revenus tomber à rien ou presque rien, ni ceux des artisans, commerçants et petits patrons qui ont été ou vont se trouver contraints de mettre la clé sous la porte. Et en sachant en outre que des millions d’Américains en âge de travailler sont sortis, certains depuis fort longtemps, de l’emploi et de ses statistiques.
La récession (recul du PIB) attendue comme effet immédiat de la pandémie serait du même ordre qu’en France, autour de 25 % jusqu’à la date projetée, mais toujours hypothétique, d’une reprise générale de l’activité. Les conséquences sociales seront cependant plus graves aux États-Unis. Ceux-ci n’ont en effet pas de système national d’assurance-chômage, et pas non plus de dispositif de chômage partiel. Les chômeurs reçoivent une indemnisation de quelques centaines de dollars par semaine, variable selon les États qui sont chargés de la délivrer. Elle est fonction du temps travaillé au cours de l’année écoulée – qui n’a pas travaillé n’y a pas droit – et, en l’état actuel de la législation, ne se prolonge pas au-delà de six mois.
Le 27 mars, Donald Trump a promulgué la loi bipartite (c’est-à-dire soutenue au Congrès par les Républicains comme par les Démocrates) appelée Cares, « Coronavirus aide, secours et sécurité économique ». Cette loi, dont l’essentiel des fonds est destiné aux entreprises, prévoit pour les chômeurs une indemnisation supplémentaire de 600 dollars par semaine pendant quatre mois, ainsi qu’une possibilité de prolongation pour treize semaines supplémentaires. Chaque citoyen américain doit en outre recevoir de l’État fédéral un chèque unique de 1200 dollars, majoré de 500 dollars par enfant à charge.
Ces montants peuvent paraître élevés, mais outre que les durées d’indemnisation sont courtes, le coût de la vie est nettement plus élevé aux États-Unis qu’en Europe, tout particulièrement dans les grandes villes. Un autre problème est que les services chargés de délivrer les aides et indemnités sont débordés par l’afflux des demandes. Selon plusieurs articles de presse, le délai minimum pour en bénéficier serait d’un mois, alors que le licenciement prend effet immédiatement, sans préavis ni indemnité.
Payer son loyer, rembourser un prêt et même acheter à manger sont ainsi devenus un casse-tête, voire une impossibilité, pour des millions de foyers populaires. Tout aussi voire peut-être plus grave, la plupart des travailleurs et travailleuses américain-e-s venant d’être licenciés ont dans le même temps perdu leur assurance-maladie, qui était dépendante de leur contrat de travail. Le Bureau national des statistiques avait calculé qu’à la fin de l’année 2018, 27,5 millions de citoyens étasuniens (sans compter donc les millions de travailleurs « illégaux ») ne disposaient d’aucune assurance-maladie. Beaucoup de ceux et celles qui sont assurés ne le sont en outre que partiellement, avec des « reste à charge » pouvant s’avérer très élevés. Dans la crise en cours, ces chiffres ont évidemment explosé.
La situation est si dramatique – et les élections de novembre si proches… – que Trump a décidé, en application de la loi Cares déjà citée, de verser directement 30 milliards de dollars aux hôpitaux et à d’autres centres de soins, afin que les citoyens étasuniens non assurés et malades du Covid-19 puissent y être accueillis. Là encore, cependant, « l’intendance » peine à suivre.
Avant la crise, une situation déjà très dégradée
De nombreux économistes, marxistes ou non, ont signalé que la pandémie n’a en fait constitué que l’élément déclencheur – et en même temps singulièrement aggravant – d’une crise économique qui, sous l’effet d’une série de facteurs qui interagissent entre eux, aurait éclaté tôt ou tard.
Le premier facteur est la faiblesse de l’investissement, donc des gains de productivité ainsi que de la croissance. Celle-ci avait fortement ralenti dans le monde en 2019, ce phénomène atteignant les États-Unis en fin d’année. Le niveau de l’investissement, des entreprises comme des États, restait à un niveau très faible voire avait même baissé, comme conséquence à la fois de l’hypertrophie du capital financier, caractéristique de la phase de mondialisation du capital, et de l’incapacité des capitalistes à freiner la tendance à la baisse du taux moyen de profit – hors opérations spéculatives, génératrices de nouveau « capital fictif ». Tant il est vrai que ce qui conduit un capitaliste à investir n’est pas fondamentalement la masse des profits qu’il attend de sa mise de capitaux (une masse qui, en général, a continué d’augmenter au cours de la dernière période), mais le rapport entre son investissement et le profit qu’il en tire, la part que le profit représente par rapport à chaque dollar engagé dans la production (et qui, elle, dans la plupart des secteurs, a stagné voire diminué).
Le second est le gonflement de nouvelles bulles, financière et surtout de la dette globale depuis la crise de 2008-2009. L’Institut pour la finance internationale (IIF en anglais) signalait fin 2019 que la dette globale, comprenant celles des États, des entreprises et des particuliers, allait augmenter cette année-là de 4,7 % dans le monde, alors que la croissance du PIB mondial ne serait que de 3,2 %. Depuis la crise de 2008-2009, la dette globale a régulièrement augmenté davantage que le PIB.
Une étude de la Banque mondiale publiée en décembre 2019 souligne que le poids de la dette par rapport au PIB dans les « économies en développement » (ou économies dites « émergentes ») s’est accru de 54 % depuis 2010, pour s’établir à 168 %. Selon l’institut McKinsey Global, entre 2007 et 2017, la dette globale avait augmenté dans le monde de 74 %. L’IIF ajoute qu’elle atteint désormais 250 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de trois années de PIB mondial.
Dans une note publiée sur son blog en janvier 2019, le FMI a signalé que « les économies les plus endettées dans le monde sont aussi les plus riches. Les trois premiers emprunteurs mondiaux – les États-Unis, la Chine et le Japon – comptent pour plus de la moitié dans la dette globale, soit davantage que leur part dans le PIB mondial ». Aux États-Unis, avant que la crise actuelle n’éclate, la dette du seul gouvernement fédéral, donc sans celle des Etats fédérés, avait déjà atteint les 105 % du PIB (rappelons que dans l’Union européenne, le fameux « critère de Maastricht » définissait un maximum de 60 %…). L’an dernier, la dette globale de la Chine a dépassé 300 % de son PIB (dont plus de la moitié pour ses entreprises). Ce pays, qui avait joué un rôle moteur dans la relance de l’économie mondiale après 2009, compte désormais pour 15 % de la dette mondiale, ce qui fait dire qu’il ne pourra certainement pas remplir un rôle similaire après la crise déclenchée par le Covid-19.
Il y a aussi le fait que la crise de 2008-2009 n’a pas donné lieu à une « grande lessive » d’entreprises (à travers des faillites, liquidations, restructurations, absorptions…) et groupes non compétitifs du point de vue du marché et de la concurrence capitalistes – comme c’était généralement le cas auparavant. Beaucoup de ces sociétés ont en effet été « sauvées » et continuent leur activité au prix d’un endettement encore accru, grâce à la politique des taux d’intérêt très bas, inférieurs à l’inflation et parfois même négatifs, pratiquée par les principales banques centrales.
Ces sociétés ont également bénéficié d’injections directes de capital, en provenance parfois de la sphère financière, où des porteurs de capitaux cherchent désespérément quoi faire de leur argent, parfois des banques centrales ou des États, le plus souvent sous la forme de prêts (c’est une des raisons, notamment, de l’envolée de la dette de l’État et des entreprises en Chine). La banque d’investissements Merril Lynch a estimé que 13 % des entreprises dans le monde entraient dans cette catégorie qu’elle appelle celle des « sociétés zombies ». Quant aux groupes hyper-profitables, ils n’ont pas utilisé leurs liquidités pour investir (ou alors, beaucoup trop peu), mais pour gaver leurs actionnaires et racheter leurs propres actions afin d’en faire monter les cours.
Cette politique continue aujourd’hui, comme en témoigne le fait que, le 23 mars 2020, le directeur de la Fed (Réserve fédérale des Etats-Unis, la banque centrale du pays), Jerome Powell, a annoncé que son institution allait racheter la dette des entreprises US à risque, c’est-à-dire celles considérées comme émettrices de « junk bonds (« obligations pourries »).
Le recul mondial des échanges commerciaux intervenu l’année dernière – et qui s’accentue désormais de façon exponentielle – est une autre expression et, en retour, un autre facteur de la crise. On ne dispose encore que de chiffres partiels (celui du quatrième trimestre restant à paraître), mais on sait qu’à la fin septembre 2019, la rétraction était de 2,9 % par rapport à la même période de 2018. C’est pour une part une conséquence de la guerre commerciale que Trump a engagée contre la Chine, mais pas seulement ni sans doute principalement. Une série de secteurs industriels, tels celui de l’automobile, se trouvaient ainsi dans une claire situation de surproduction dès avant l’ouverture de la présente crise. Dans une communication publiée le 9 avril 2020, l’OMC (Organisation mondiale du commerce) a annoncé que selon les scénarios, du plus pessimiste au plus optimiste, le commerce mondial pourrait se rétracter sur l’année 2020 de 13 % à 32 %.
Il faut, enfin, ne pas omettre de souligner que le surgissement de la pandémie, donc les conditions du développement de l’actuelle crise économique, ne sont pas sans rapport avec la crise environnementale, dont toutes les manifestations (crise climatique comprise) ramènent aux modes de valorisation et prédation du capital à l’ère de sa « globalisation ». C’est ce système, y compris (et dans le cas qui nous occupe, notamment) en Chine, qui détruit pour le profit les milieux naturels, en provoquant de cette manière la rencontre entre les êtres humains et des virus auparavant cantonnés aux espèces animales.
Et maintenant, tout empire
C’est dans ces conditions que la pandémie est arrivée, avec pour conséquences le confinement des populations, la fermeture de larges secteurs de l’économie, ainsi que les injections massives d’argent public, financées par de nouveaux emprunts.
Avant 2008, la dette publique (des États et collectivités locales) représentait en moyenne 75 % du PIB des pays les plus développés, membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). À la suite de la crise financière, elle avait atteint 100 %, un niveau qui s’était plus ou moins maintenu jusqu’au coronavirus. Selon le FMI, elle bondira à 120 % du PIB dès la fin 2020.
Le problème est que l’économie capitaliste ne peut pas vivre indéfiniment, sans risquer de sérieux problèmes (l’effondrement d’une série d’États, une généralisation des affrontements et des guerres…), adossée à une montagne de dettes. Plus les dettes gonflent, moins les États et les groupes capitalistes n’ont de marges de manœuvre, moins les foyers ne dépensent, et plus le marasme s’installe. Autant dire que le scénario d’une reprise rapide et soutenue, une fois que la propagation du coronavirus aura été jugulée, paraît improbable. À l’opposé, le risque d’une dépression de longue durée, qui pourrait bien n’être comparable qu’à celle des années 1930, ne saurait être écarté.
L’élection présidentielle US, qui décide de la direction politique du pays le plus puissant du monde, va ainsi se tenir dans une situation de déstabilisation générale et potentiellement explosive.
Trump-Biden, l’affrontement surréel
Les partis républicain et démocrate exercent un quasi monopole, sanctionné par la loi, sur la vie politique étasunienne. Eux seuls bénéficient en effet de la possibilité de se présenter à toutes les élections dans l’ensemble du pays.
Pour concourir, les autres formations – bénéficiant parfois de la légalité électorale dans certains États, mais le plus souvent, non – doivent surmonter une série d’obstacles en remplissant des conditions variables selon les cas, mais qui s’avèrent souvent insurmontables. Ainsi, dans la course à la présidentielle de 2020, le parti Vert (dont le candidat pourrait être un militant ouvrier et socialiste de longue date, Howie Hawkins) devrait présenter un certain nombre d’avals de citoyens pour pouvoir se présenter dans une majorité des État. Mais la crise du Covid-19 et les mesures de confinement qui en résultent rendent impraticable la campagne destinée à les récolter, sans que cela n’émeuve aucune juridiction ni aucun des deux partis institutionnels.
Les partis démocrate et républicain ne sont pas à proprement parler des partis politiques, du moins au sens où on l’entend traditionnellement. Ils n’ont pas de membres ou de militants, seulement des électeurs et des supporteurs. Ils ne connaissent pratiquement pas de débats en dehors des élections, n’ont pas de congrès dans lesquels des délégués élus par la base décident par des votes d’une orientation politique et d’une direction. Au niveau du pays, les seuls votes qui interviennent sont ceux des Conventions électorales nationales (républicaine et démocrate) qui, tous les quatre ans, précèdent l’élection présidentielle et investissent les deux candidats à la Maison Blanche.
La législation électorale, comme la place que les Républicains et les Démocrates occupent au sein du système, montrent que ces deux « partis » sont en réalité des fractions de l’appareil d’État, toutes deux entièrement au service du capitalisme et de l’impérialisme américain. Ces deux fractions présentent certes des différences, sans lesquelles l’existence du système bipartite n’aurait pas de sens. Les Républicains sont ceux qui défendent le plus ouvertement les intérêts du capital, tout en exprimant les sentiments des secteurs les plus réactionnaires de la société. Les Démocrates se montrent en général (mais pas toujours) plus enclins à défendre une certaine dose de « compromis social », certains droits des minorités dites « raciales », des femmes et des personnes LGBTQI, ou encore – au moins en paroles – des mesures écologiques.
Cela étant, même en étant conscient de toutes les limites du si peu démocratique système politique étasunien, l’affrontement traditionnel entre Républicains et Démocrates n’a jamais revêtu des traits aussi caricaturaux qu’aujourd’hui. Jamais les deux candidats n’ont été aussi peu avenants et n’ont traîné l’un et l’autre autant de casseroles.
Trump tel qu’en lui-même
On savait Trump un fou furieux, manipulateur et provocateur né, colérique et versatile, haineux et totalement imbu de sa personne, prenant ses désirs pour des réalités quelles qu’en soient les conséquences, capable de raconter n’importe quoi – le comble dans la crise actuelle ayant peut-être été sa suggestion d’« injecter du détergent » aux malades du Covid-19 (ou de les passer aux rayons ultra-violets).
Mais cette crise a également illustré toute l’étendue de son incompétence. Il a d’abord, pendant de longues semaines, nié la gravité de l’épidémie, comparée à « une simple grippe » contre les avis des scientifiques qu’il consultait. En conséquence, il a dramatiquement tardé à prendre les mesures de protection qui auraient pu sauver des dizaines de milliers de vies, tout en en rejetant la faute sur les Démocrates qui gouvernent une partie des États et sur… la Chine.
Il a ainsi répété jusqu’à plus soif que le coronavirus était « le virus chinois », laissé entendre qu’il aurait pu être « fabriqué » – peut-être à dessein – dans un laboratoire de Wuhan, et menacé d’exiger des réparations et de décréter de nouvelles sanctions, tout en affirmant que le pouvoir chinois « fera tout ce qui est en son pouvoir » pour faire échouer sa réélection en novembre prochain.
Dans la même veine nationaliste et xénophobe, Trump a décidé de fermer le pays à toute immigration, y compris légale, pour une durée de deux mois dont il a annoncé qu’elle serait renouvelable, « afin de défendre les emplois américains ». Il a encouragé et soutenu les manifestations, parfois armées, de racistes et suprématistes blancs demandant la levée du confinement dans des États gouvernés par les Démocrates, tout comme les mesures de déconfinement précoce engagées par une série de gouverneurs républicains. Dans un article envoyé au journal hebdomadaire du NPA, le militant étasunien Dan La Botz estime qu’il s’agit d’une posture opportuniste dont le seul but est de montrer qu’il continue à défendre, contre ses adversaires politiques qui n’ont de cesse de la saper, la bonne santé de l’économie (« nous avions la plus forte économie de l’histoire », affirmait-il nostalgiquement au même moment). Tant pis si ce choix provoque des dizaines de milliers de morts supplémentaires qui pourraient être évitées.