Maxime Robin, le Monde diplomatique, mai 2021
Vedettes hollywoodiennes, journalistes, dirigeants politiques… : tout le monde souhaitait la création d’une section syndicale dans l’entrepôt Amazon de Bessemer, en Alabama. Tout le monde… sauf les ouvriers du site, qui ont massivement voté contre cette implantation. Les pressions exercées par l’entreprise lors de la campagne suffisent-elles à expliquer ce résultat ?
«David contre Goliath ». La comparaison revenait en boucle dans la bouche des militants qui, en mars dernier, ont organisé un référendum sur la création d’une section syndicale à BHM1, l’immense entrepôt d’Amazon à Bessemer, en Alabama. Elle n’était pas usurpée. Des ouvriers manutentionnaires, afro-américains dans leur écrasante majorité, défiaient l’une des entreprises les plus puissantes du monde, détenue par l’homme le plus riche de la planète — M. Jeff Bezos —, dans l’un des États les plus conservateurs du pays.
Mais si, dans la Bible, le petit David finit par vaincre le géant Goliath, chez Amazon Goliath écrase David. Sur les 5 805 employés que compte ce site de huit hectares, seuls 738 ont voté « oui », et 1 798 « non ». M. Stuart Appelbaum, dirigeant de la Retail, Wholesale Department Store Union (RWDSU), le syndicat de la grande distribution, a aussitôt contesté le résultat, accusant Amazon d’avoir contrevenu à la neutralité du scrutin. Après l’échec d’une précédente tentative en 2014 dans le Delaware, le mastodonte de la vente en ligne confirme ainsi son statut de forteresse imprenable pour les organisations de travailleurs.
Aux États-Unis, l’implantation d’un syndicat dans une entreprise ressemble à un chemin de croix. Sollicitée par un employé — ici, un magasinier qui, au mois d’août, a téléphoné à la RWDSU —, l’organisation doit d’abord prouver à l’agence fédérale chargée du droit du travail, le National Labor Relations Board (NLRB), que 30 % des travailleurs du site désirent la création d’une section. Une fois cette étape franchie, et au terme d’une âpre campagne, un référendum est organisé. Le combat se mène usine par usine, hypermarché par hypermarché, fast-food par fast-food : si le « oui » l’avait emporté à Bessemer, cela n’aurait pas changé la situation des autres entrepôts Amazon. Pour les salariés, s’engager dans une telle démarche implique une bataille longue et ardue, avec, en cas de défaite, des représailles contre ceux qui ont sollicité l’aide du syndicat — souvent un licenciement. Difficile de s’étonner, dans ces conditions, de ce qu’aux États-Unis seuls 6,3 % des salariés du privé soient syndiqués.
Ces vingt dernières années, Amazon a construit dans le pays cent dix centres de la taille de BHM1, et elle prévoit d’en bâtir trente-trois autres (1). Avec près d’un million de personnes à son service, soit près d’un actif sur cent cinquante, l’entreprise est le deuxième employeur privé au niveau national (elle devrait dépasser la chaîne d’hypermarchés Walmart d’ici deux ans). La crise sanitaire, avec le développement massif des achats en ligne, a encore dopé ses activités, au point qu’il est difficile de mesurer le rythme auquel Amazon recrute aujourd’hui. Les embauches sont d’autant plus aisées que le virus a brutalement mis au chômage des millions d’actifs. Une situation sans précédent, selon les historiens — sauf peut-être au début des années 1940, quand les industries recrutaient à tour de bras pour soutenir l’effort de guerre (2).
Recomposition du territoire
Pour décrire l’importance prise par l’entreprise, le journaliste Alec MacGillis parle d’un « effet Amazon » qui recompose le territoire américain selon une hiérarchie à trois niveaux : au sommet, « les villes qui hébergent les quartiers généraux d’Amazon et les emplois bien payés, à hauts diplômes », comme Seattle, Washington ou Boston ; puis les « villes d’entrepôts », qui obtiennent « la manutention et les emplois nettement moins bien payés » ; et enfin le reste du pays, où le commerce local est plombé par l’essor des achats en ligne, sans aucune création d’emplois en contrepartie, si ce n’est des postes de livreur (3).
Bessemer appartient à la deuxième catégorie : les villes d’entrepôts. Emblématique des petits centres industriels en déclin, avec son tissu social fragilisé depuis la fermeture dans les années 1990 de l’usine Pullman, qui fabriquait des wagons de fret, elle ressemble à d’autres localités choisies par Amazon pour implanter ses gigantesques centres logistiques, comme Sparrows Point, en banlieue de Baltimore, ou King of Prussia, près de Philadelphie. Les villes en crise se plient en quatre pour attirer la multinationale, qui encourage ainsi une course au moins-disant fiscal. « Bessemer offre des crédits d’impôts compétitifs, des baux commerciaux abordables, une main-d’œuvre expérimentée et un faible coût de la vie », vante le site Internet de la chambre de commerce, dont les respjonsables n’ont pas répondu à notre demande d’entretien. Durant la campagne syndicale, le maire démocrate Kenneth Gulley, aux commandes depuis 2010, s’est abstenu de prendre position. En février dernier, lors de son « discours sur l’état de la ville », il a loué l’arrivée d’Amazon et souligné l’« atmosphère pro-business » régnant à Bessemer, sans dire un mot sur le conflit.
Les syndicats, il est vrai, n’ont pas toujours bonne réputation auprès des élus du Sud. L’Alabama fait partie du club des vingt-sept right-to-work states (« États du droit au travail »), où la loi autorise les salariés à ne pas verser de cotisations, affaiblissant de fait la trésorerie des organisations de travailleurs. La législation et la fiscalité très favorables aux entreprises ont encouragé l’installation de grands groupes automobiles, notamment allemands et japonais, avec, dans leur sillage, tout un écosystème de sous-traitance. L’Alabama présente ainsi l’originalité d’abriter la seule usine Mercedes non syndiquée du monde.
Dans ce contexte, la campagne lancée à Bessemer a été une surprise : BHM1 est un entrepôt neuf (il a ouvert en mars 2020) ; il offre six mille emplois dont les salaires démarrent à 15,30 dollars de l’heure, soit deux fois le salaire minimum en Alabama. Un peu moins bien qu’un poste dans une usine automobile, mais mieux que chez Walmart (11 dollars de l’heure) ou dans un fast-food (où la paie tend à s’aligner sur le salaire minimum). Amazon propose en outre une couverture santé dès le premier jour de travail, ce qui est loin d’être la règle dans le secteur privé aux États-Unis.
Lorsque nous arrivons devant les locaux de la RWDSU à Birmingham, la principale ville d’Alabama, fin mars, les traits sont tirés. Visiblement fatigués par un marathon de plusieurs mois, les organisateurs reçoivent en petit comité un soutien de poids. L’acteur Danny Glover arbore une casquette des Newark Eagles, une franchise de la Negro National League, la ligue de base-ball réservée aux Noirs du temps de la ségrégation. Il est venu motiver les troupes, taper dans le dos des organisateurs et raconter son histoire. Face à lui, dans la salle de réunion aux couleurs de la RWDSU (dont l’emblème représente une main noire serrant une main blanche), on retrouve les travailleurs qui ont symbolisé le mouvement dans les médias, dont Mme Jennifer Bates, qui a témoigné de ses conditions de travail au Sénat à l’invitation de M. Bernie Sanders. Par l’entrebâillement de la porte, on aperçoit aussi M. Darryl Richardson, l’ouvrier qui a passé le coup de téléphone au mois d’août.
Au cours d’une conversation de plus d’une heure, Glover alterne plaisanteries de tournage et moments plus graves, notamment lorsqu’il évoque ses ancêtres nés esclaves à Louisville, dans la Géorgie voisine, et ses grands-parents métayers, qui ramassaient le coton pour un propriétaire blanc. La grand-mère de l’acteur a passé outre les convenances et les menaces des propriétaires en envoyant ses enfants à l’école au lieu de les faire travailler aux champs. Sa mère, elle, a quitté la Géorgie pour San Francisco et est devenue postière. Il se souvient de l’ambiance frondeuse qui régnait à la maison. Adolescent, il lisait dans les journaux les histoires des militants noirs du Sud qui « défendaient leurs droits » et s’accrochaient aux tabourets des restaurants réservés aux Blancs : « Ils étaient mes héros. »
En retour, Mme Bates lui raconte le minutage insupportable en vigueur chez Amazon, les envies pressantes impossibles à satisfaire compte tenu de l’étendue du hangar, les heures supplémentaires annoncées à la dernière minute qui compliquent la garde d’enfants, et son ras-le-bol de voir ses tâches déterminées et chronométrées par un algorithme. « Je ne comprendrai jamais comment une personne saine d’esprit peut organiser un système pareil et s’attendre à ce que les gens vivent une vie épanouie. Avec des journées de dix, onze, douze heures, comment on fait pour la famille ? On s’inquiète des enfants qui traînent dehors, mais le système est-il conçu pour que le père et la mère soient à la maison pour eux ? » Interrogée par Glover, Mme Bates précise que ses propres enfants sont déjà grands et qu’elle est sept fois grand-mère, ce qui suscite des exclamations et des éclats de rire admiratifs. C’est pour eux qu’elle se bat, dit-elle : « Si on ne s’occupe pas des problèmes maintenant, on sait ce qui les attend plus tard. »
Entre esprit de corps et rivalité chronométrée
Ce sentiment ne doit rien au hasard. Malgré son gigantisme, Amazon se considère toujours comme la « jeune pousse » des débuts, la start-up du « premier jour ». « Passer au deuxième jour signifierait la stase. Suivie de l’inutilité. Suivie d’un lent, douloureux déclin. Suivi de la mort. C’est pourquoi, chez Amazon, nous en serons toujours au premier jour », déclarait M. Bezos (également propriétaire du Washington Post) en 2016 dans une lettre aux actionnaires. Pour maintenir cette atmosphère fiévreuse, l’entreprise doit sans relâche augmenter la productivité et diminuer le coût du travail. Dès lors, elle perçoit l’irruption d’un contre-pouvoir comme une menace existentielle.
Métis, la cinquantaine sportive, M. Perry Connelly a atterri à BHM1 après avoir perdu son travail d’agent de sécurité à l’aéroport durant la pandémie. L’argent qu’il gagne aujourd’hui « équivaut à ce qu’[il] payai[t] en impôts dans [son] précédent job » — manière de dire qu’il vit son arrivée chez Amazon comme une franche régression. Ce stower (magasinier) est chargé de scanner les produits et de les placer sur des étagères munies de codes-barres. « Pour déjeuner, c’est la course : aller aux toilettes, me rendre en salle de repos, aller chercher mon repas, me poser. Il me reste quoi, douze minutes pour manger ? »
C’est la première fois de sa carrière qu’il subit un emploi du temps minuté de la sorte : « Je m’identifie sur l’ordinateur, scanne les codes-barres. L’ordinateur calcule le temps perdu entre deux scans. » C’est le fameux time off task (« temps hors tâche »), ou TOT, qu’évoquent tous les employés. « En gros, pour la machine, c’est du temps où tu ne fais rien. Ils veulent que le TOT soit le plus bas possible, mais cela dépend forcément des produits qui te tombent entre les mains. » Un code-barres défectueux, un coupon de réduction, et les ennuis commencent. M. Connelly rit nerveusement en évoquant l’atmosphère frénétique qui règne dans l’entrepôt, entre esprit de corps et rivalité chronométrée. « Ils organisent la compétition tout le temps. Celui qui a placé le plus de produits sur les rayons, ils lui offrent quinze minutes de pause supplémentaires, ou un tee-shirt. » Avant le référendum sur le syndicat, Amazon a proposé une prime de démission, afin que les employés mécontents ne participent pas au vote. « Depuis le début de la campagne, ils ont aussi viré 250 personnes », affirme le manutentionnaire.
Dans ce comté conservateur, où plus de quatre électeurs afro-américains sur dix ont donné leur voix à M. Donald Trump en 2016 et en 2020 (4), les militants syndicaux ont néanmoins tenu à inscrire leur démarche dans la continuité des luttes pour les droits civiques du pasteur Martin Luther King et du mouvement Black Lives Matter (« Les vies des Noirs comptent »), dénonçant l’hypocrisie d’Amazon sur ces sujets. « Ils se fichent des vies noires, lançait M. Richardson au New York Magazine. Ils essaient de faire croire qu’ils s’en soucient, surtout au sujet de Martin Luther King. Ils ont des brochures et des photos de lui dans les couloirs. Ils font semblant. Parce que les Noirs sont majoritaires au sein de l’usine (5). » Les références à King sont omniprésentes dans la région. Le pasteur fut placé en détention à Bessemer, le 30 octobre 1967, pour avoir organisé sans autorisation une Marche pour l’égalité. L’affaire finit à la Cour suprême, qui refusa d’examiner son appel, laissant condamner le pasteur à cinq jours de détention et 50 dollars d’amende. Le jour de son assassinat, à Memphis, le 4 avril 1968 (la carabine avait été achetée à Birmingham), King était venu soutenir une grève des éboueurs noirs, qui réclamaient un meilleur salaire et un meilleur traitement (6).
Les démocrates de haut rang (élus au Congrès, leaders religieux influents…) qui se sont succédé à Bessemer avant le scrutin chez Amazon ont appuyé la stratégie syndicale, parlant de la ville comme d’un « nouveau Selma » (7). Un autre soutien de passage, le rappeur Killer Mike, a même comparé M. Bezos à un planteur, et les conditions de travail dans les entrepôts (chaleur et cadence, notamment) à celles des champs de coton.
Ces discours enflammés n’ont pas du tout convaincu la main-d’œuvre (à 85 % noire, selon les estimations du syndicat) et, a posteriori, la campagne ratée de Bessemer donne l’impression d’un gigantesque mirage. Un observateur qui se serait informé uniquement à travers les réseaux sociaux, les médias et les vidéos en ligne aurait parié que le camp du « oui » allait l’emporter, tant ses relais étaient nombreux et visibles. De puissants syndicats, comme ceux des joueurs de la ligue professionnelle de football américain (NFL) ou des scénaristes de Hollywood, mais aussi des artistes, des universitaires, ont soutenu l’initiative. Même le président Joseph Biden a publiquement pris position deux semaines avant la clôture du scrutin — un soutien inédit de la part d’un locataire de la Maison Blanche depuis Franklin Roosevelt.
Représailles et licenciements abusifs
Une couverture du conflit parfois romantique, idéalisée, a contribué à favoriser dans l’opinion l’illusion d’une victoire du « oui », en déformant la réalité d’un terrain plus difficile à appréhender. La pandémie, la présence des médias et l’agitation syndicale devant l’usine ont tendu l’atmosphère, et la topographie du lieu — un immense entrepôt sans fenêtres planté dans une zone industrielle, un parking surveillé par une voiture de police et des vigiles, des syndicalistes agitant des pancartes au carrefour le plus proche — rendait difficiles, sinon impossibles, les interactions avec des travailleurs, hormis la petite dizaine de manutentionnaires publiquement engagés auprès du syndicat, ou les ouvriers absolument heureux de leur sort exhibés par la communication de l’entreprise.
Il est clair qu’Amazon a utilisé ses moyens illimités et tout le raffinement technologique dont il dispose pour influencer les salariés. Derrière les portes de l’entrepôt, le management a organisé des « sessions d’information » collectives et obligatoires sur les conséquences de l’implantation d’un syndicat dans l’usine, et les téléphones des employés ont été bombardés de textos décrivant le syndicat comme un envahisseur. « Ne laissez pas des étrangers diviser une équipe qui gagne ! Nous pensons que vous ne devriez pas payer un intermédiaire pour qu’il s’exprime à votre place, ni payer des cotisations pour obtenir ce que vous avez déjà gratuitement », pouvait-on lire sur la capture d’écran fournie par un employé.
Amazon a également recruté dans l’entrepôt, à partir du 25 janvier, des consultants spécialisés (à plusieurs milliers de dollars par jour), les fameux union busters (« chasseurs de syndicats ») (8). Des rumeurs terrifiantes ont aussi circulé sur le fait qu’Amazon pourrait toute bonnement fermer l’usine en cas de « trahison » des salariés — à l’image de Walmart, qui avait décidé en 2009 de cesser ses activités à Jonquière, au Canada, après la constitution d’un syndicat.
Ses intérêts étant en jeu, la multinationale n’a pas hésité à enfreindre le droit du travail pour briser la campagne ; de toute façon, le NLRB n’a pas le pouvoir de la sanctionner financièrement. Des témoignages d’anciens employés ayant tenté de syndiquer leur entrepôt dans le Delaware et en Virginie évoquent un comportement brutal, des menaces et des représailles, dont des licenciements abusifs, comme celui d’un employé en arrêt-maladie pour une chirurgie du genou. À Chester, en Virginie, la sanction des autorités, après enquête, a été d’obliger Amazon à afficher en salle de réunion, sur une feuille de format A4, une liste d’actions qu’elle s’engageait à ne pas commettre. « Nous ne vous menacerons pas de vous licencier ; nous ne vous interrogerons pas sur vos activités syndicales ; nous ne vous surveillerons pas ; nous ne vous menacerons pas de représailles. » Le document est censé rassurer les employés, mais il peut produire l’effet inverse en soulignant, en creux, les risques auxquels s’exposent les frondeurs (9).
Frustré de ne pouvoir parler à des salariés de Bessemer, un journaliste américain s’est introduit sur le parking de l’entrepôt, quitte à se mettre en délicatesse avec la loi, pour tendre son micro au hasard. Sa chemise hawaïenne détonne avec le goudron. Mike Elk, 35 ans, en est à sa cinquième couverture de campagne syndicale dans le Sud (les cinq auront été perdues). Lui-même congédié du média Politico pour avoir tenté de syndiquer la rédaction, il a réinvesti ses indemnités de licenciement dans la création de son propre média, Payday Report (« la gazette du jour de paie »), qui se propose de « couvrir l’actualité sociale dans les déserts médiatiques ». Optimiste au début du mouvement, qu’il suivait depuis sa base de Pittsburgh, il s’est ravisé une fois sur place, en constatant lors d’un meeting de M. Sanders devant les locaux du syndicat, à Birmingham, le 26 mars, que les journalistes étaient venus plus nombreux que les ouvriers.
Il est parvenu à interviewer quatre manutentionnaires avant de se faire expulser des abords de l’entrepôt par un agent de sécurité. Tous étaient noirs ; tous se préparaient à voter « non ». « Je suis plutôt contre, parce que je ne connais pas grand-chose aux syndicats, je n’ai jamais eu affaire à eux », lui a déclaré Ashley, 32 ans. Un employé de 19 ans a comparé le syndicat à un « voleur » désireux de lui prendre une partie de son argent durement gagné. C’était l’argument-phare utilisé par Amazon durant ses sessions d’information collectives ; l’entreprise a même créé un site Internet intitulé Do it Without Dues (« Pas besoin de cotisations »). Un troisième travailleur, plus âgé, a expliqué qu’il avait déjà vu la RWDSU en action dans un emploi précédent, mais que cela n’avait pas amélioré sa situation. Un dernier arborait autour du cou une chaîne de pin’s en forme d’animaux appelant à voter « non » : « [Les manageurs] les distribuent dans l’entrepôt, tout le monde les porte. » Les encadrants qui dispensaient les cours sur les syndicats étaient qualifiés de « cool », en rien menaçants : « Ils nous ont juste expliqué à quoi servait un syndicat. » La diffusion de ces interviews a valu à Elk des insultes sur les réseaux sociaux ; il a été accusé de rouler pour le patronat. Lui répond qu’il était crucial de « comprendre la psychologie des “anti”, le ressenti des ouvriers de l’usine », et qu’il ne roule pour personne, « sauf pour la vérité ».
Une opinion publique favorable au « oui »
Impossible de savoir quel effet la stratégie consistant à associer la campagne syndicale à la lutte pour les droits civiques a eu sur le vote. Au demeurant, les travailleurs rencontrés au hasard par Elk ne semblaient pas viscéralement hostiles aux syndicats : ils n’étaient simplement pas au courant de leur utilité. « C’est facile d’incriminer Amazon, mais les syndicats aussi sont fautifs », analyse le journaliste. Selon lui, une élection gagnante doit ressembler à une simple formalité, être remportée d’avance, en quelque sorte, après que le syndicat a déjà milité et convaincu une masse critique d’employés, qui n’ont donc plus peur d’exprimer leurs convictions face à leur voisin d’atelier.
Dans le cas de BHM1, la RWDSU a utilisé une tactique différente, appelée hot shopping dans le jargon syndical américain. Il s’agit de « retourner » une usine dès son ouverture, en tirant avantage d’un mécontentement soudain des ouvriers — au sujet des conditions sanitaires déplorables dans l’entrepôt, dans le cas de Bessemer. Le but est de profiter d’un effet de surprise, sans avoir labouré le terrain en amont, en mettant sciemment la charrue avant les bœufs. Cela peut amener à négliger d’effectuer un travail de fond. Ainsi, les leaders religieux locaux ont rarement été sollicités durant cette campagne, contrairement aux militants en ligne et aux poids lourds du Parti démocrate, venus en nombre.
Autres problèmes : le taux élevé de rotation du personnel, le manque de temps pour communiquer à l’usine (dû à la fois aux conditions de travail et à la pandémie de Covid-19, qui rendait impossible toute activité annexe, comme un barbecue syndical) et l’absence de perspectives de carrière dans un entrepôt. Qui sait s’il travaillera encore ici dans un an ? Pourquoi s’investir et risquer sa place pour un emploi dans lequel on ne se voit pas à moyen terme ? Dans le doute, les travailleurs de BHM1 ont peut-être eu peur d’avoir davantage à perdre (leur emploi, leur salaire, l’assurance-santé proposée par Amazon…) qu’à gagner (ils ne savaient pas quoi exactement).
Quoi qu’il en soit, la saga de Bessemer aura été l’occasion pour le pays de faire le point sur l’état de son droit du travail. Plusieurs sondages ont témoigné d’une opinion publique très favorable au « oui », et les éditoriaux étaient au diapason. « Bien sûr que le déclin des syndicats est la principale raison pour laquelle les riches deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres, a même écrit le chroniqueur libéral Joe Nocera dans un texte en forme de mea culpa. Comme beaucoup de démocrates de ma génération, je n’y ai pas prêté attention. Les syndicats ne font pas seulement augmenter les salaires de leurs membres : les usines non syndiquées doivent souvent s’aligner. Le manque de syndicats dans ce pays fait que les entreprises ne subissent aucune pression pour augmenter les salaires (10). » Le décompte du scrutin de Bessemer a bénéficié d’un suivi en direct sur le site du New York Times, avec les mêmes égards que pour une élection politique à enjeu national — du jamais-vu pour une élection d’entreprise.
Nous avions demandé à M. Connelly, le magasinier de Bessemer, ce qu’il deviendrait en cas de victoire du « non ». « La direction de l’entrepôt utilisera une combine, n’importe quel prétexte pour me virer, avait-il répondu. J’y suis prêt ; c’est le prix à payer pour que ça change. Si le “oui” gagne et que je peux représenter le syndicat, je resterai. Si le “non” l’emporte, je n’en ai plus pour longtemps. »
Le jour où le résultat a été proclamé, des employés d’un centre de Chicago ont procédé à un arrêt de travail spontané. D’autres actions étaient annoncées dans une cinquantaine de villes. Connaîtront-elles un sort différent ? Pour expliquer la défaite de Bessemer, les militants ne cessent d’incriminer Amazon, ses menaces, ses intimidations. Courant mars, la Chambre des représentants a voté le Protecting the Right to Organize Act (« Protéger le droit de s’organiser »), ou PRO Act, qui vise justement à éliminer les pressions exercées par l’employeur lors des campagnes syndicales, en interdisant notamment les « sessions d’information » obligatoires. Ce projet va dans le bon sens, mais il pourrait mourir aux portes du Sénat, faute de soutien parmi les républicains. En outre, il n’exonère pas les syndicats et les dirigeants démocrates de tirer les leçons de leur naufrage en Alabama, en s’interrogeant sur leur stratégie. Faute de quoi, même si de nouvelles campagnes naissent de Bessemer, elles risquent de se solder elles aussi par un échec.
Pour sortir de l’impasse, certains proposent de boycotter Amazon. Mais même ces militants enrichissent la multinationale sans le savoir, que ce soit en achetant en ligne chez un concurrent comme eBay, dont Amazon assure la livraison de produits, ou en utilisant Netflix ou Google, car Amazon Web Services alimente en énergie de vastes portions d’Internet et stocke leurs bases de données. Lors d’une vidéoconférence syndicale, le 6 mars, une militante s’étonnait qu’Amazon possède aussi la chaîne d’hypermarchés Whole Foods (spécialisée dans les produits bio et rachetée en 2017). Une autre a demandé comment « boycotter Amazon », sans savoir que le simple fait d’assister à cette réunion profitait à l’entreprise, dont Zoom dépend pour son nuage informatique. En situation de quasi-monopole — au pays de la libre concurrence… —, l’entreprise de M. Bezos est devenue presque impossible à éviter.
(1) « Map of Amazon warehouses », CNBC, 19 janvier 2020.
(2) Karen Weise, « Pushed by pandemic, Amazon goes on a hiring spree without equal », The New York Times, 27 novembre 2020.
(3) Francesca Paris, « “The gaps have grown” : Reporter Alec MacGillis talks Amazon, regional inequality and his hometown of Pittsfield », The Berkshire Eagle, Pittsfield, 7 avril 2021.
(4) Cf. « Presidential results », 2016 et 2020, National Public Radio.
(5) Cité dans Sarah Jones, « “It’s not fair to get fired for going to the bathroom”. An Amazon worker in Alabama on the fight for a union », New York Magazine, 16 mars 2021.
(6) Lire Sylvie Laurent, « Le dernier combat de Martin Luther King », Le Monde diplomatique, avril 2018.
(7) En référence aux marches organisées en 1965 entre Selma et Montgomery pour protester contre l’interdiction faite aux Noirs de voter dans le sud des États-Unis. Lire Adolf Reed Jr, « “Selma” et la légende noire », Le Monde diplomatique, mars 2015.
(8) Lee Fang, « Amazon hired Koch-backed anti-union consultant to fight Alabama warehouse organizing », The Intercept, 10 février 2021.
(9) David Streitfeld, « How Amazon crushes unions », The New York Times, 16 mars 2021.
(10) Joe Nocera, « Unions are back in favor. They need to seize the moment », Bloomberg Businessweek, 21 mars 2021.