MATHIEU MAGNAUDEIX, extrait d’un texte paru dans Médiapart, 25 avril 2019
Sa première vidéo de campagne, Joseph Biden la situe à Charlottesville, cette ville de Virginie où « nazis et suprémacistes blancs sont sortis en plein jour » à l’été 2016, torches à la main, slogans antisémites à la bouche, « comme dans l’Europe des années 30 ».
Joe Biden a cette conclusion : « Nous sommes dans une bataille pour l’âme de notre pays. Cette présidence sera vue comme un moment odieux de notre histoire. » Trump réélu, « il changera pour toujours et fondamentalement ce pays et qui nous sommes, ce qui a fait l’Amérique ». Sans citer l’actuel président, Biden utilise le mot « tyran ». « Je ne peux pas laisser cela se passer. »
Si « Joe » Biden a un message à faire passer, c’est bien celui-ci : dans un an et demi, lui est en mesure de tourner la page Trump. Après beaucoup de tergiversations, l’ancien vice-président de Barack Obama de 2008 à 2016, sénateur réélu pendant trente-six ans, a officialisé jeudi 25 avril sa candidature à la primaire démocrate qui désignera, au printemps prochain, l’adversaire de Donald Trump à la prochaine présidentielle, prévue en novembre 2020.
Biden, qui peaufine depuis des années une image de défenseur de l’Américain « moyen », pense qu’il est en mesure de ramener au bercail les électeurs d’Obama qui avaient préféré s’abstenir, ou voter Trump plutôt que Clinton.
Connu des électeurs, toujours souriant, l’ancien sénateur de 76 ans était « testé » et donné comme favori par les sondeurs avant même de s’être déclaré. Sans nul doute, la plupart des médias américains le traiteront désormais comme tel, du moins dans les premiers mois, en guettant toutefois les fameuses gaffes dont il est coutumier – en 2007, au premier jour de sa campagne présidentielle, il avait qualifié Obama d’« Africain-Américain mainstream, articulé, intelligent, propre sur lui et bien fait de sa personne », une remarque paternaliste aux relents racistes qui avait choqué.
Biden a une histoire personnelle à raconter – le grand-oncle affable et familier, meurtri par les tragédies intimes : le décès accidentel de sa première épouse et de sa petite fille en 1972 ; la mort de son fils, Beau, dont il aurait aimé faire un président, terrassé en 2015 par une tumeur du cerveau.
Biden a un récit : à cause de sa notoriété et de sa bonne image, il se dit convaincu de pouvoir gagner face à Trump, retisser l’Amérique déchirée par les divisions, retrouver l’esprit bipartisan de la Constitution et restaurer les valeurs d’un pays « qui ne tolère pas la haine », où « tout peut être accompli si l’on travaille ».
Il y a quand même un petit problème : parmi la vingtaine de candidats déjà déclarés, sa candidature est la plus anachronique.
Biden, candidat préféré de l’establishment démocrate, est à la fois un des plus âgés et sans doute le plus conservateur. Avant une présidentielle qui traduira sans nul doute la polarisation profonde du pays (encore aggravée par la présidence Trump), et alors qu’une grande partie de la base démocrate réclame de nouvelles têtes capables de changer enfin le quotidien des Américains, disons que c’est un pari audacieux.
Biden est par ailleurs le seul à avoir déjà concouru deux fois en vain à la présidentielle. La première fois en 1987 (il s’était retiré, accusé à raison de plagiat dans plusieurs discours).
La deuxième fois en 2007, avant d’être choisi comme candidat à la vice-présidence par le vainqueur des primaires, le sénateur de l’Illinois Barack Obama, qui souhaitait ainsi lancer des signaux à l’électorat démocrate de la classe moyenne, alors qu’il s’apprêtait à devenir le premier président noir du pays.
Agacé par les critiques de ce qu’il appelle la « nouvelle gauche », Biden estime au contraire avoir « le bilan le plus progressiste ». Une façon de souligner sa longévité et son expérience en politique, un argument déjà brandi il y a quatre ans par Hillary Clinton, avec le succès que l’on sait.
Sans cesse réélu dans le petit État du Delaware (par ailleurs un paradis fiscal, nous y reviendrons), Biden a de 1976 à 2008 fait été un membre éminent du puissant Sénat américain, dont il a présidé la commission de la justice qui procède aux nominations présidentielles (1987-1995), et celle des affaires étrangères (2001-2003, puis 2007 et 2009).
Vice-président de Barack Obama, il a souvent été chargé de dossiers internationaux, notamment l’Irak dont il a été, selon Foreign Policy, le « régent officieux ».
Avortement : « Je ne pense pas que la femme soit la seule à avoir le droit de décider »
Biden a souvent reconnu des « erreurs », tentant d’annuler d’une déclaration ses choix passés. Cela n’empêche pas de revisiter ses principaux faits d’armes politiques.
Si l’on regarde dans le rétroviseur, apparaît une carrière marquée par des choix politiques souvent conservateurs, qui risquent de lui poser des problèmes dans la campagne à venir. Mais aussi une pratique politique très vieille école, celle d’un patricien du Congrès – exactement le genre de CV que les électeurs ont rejeté en boudant Clinton et en élisant Trump.
L’ancien sénateur s’est ainsi récemment fait épingler pour un discours à l’invitation de chefs d’entreprise du Michigan, rémunéré 200 000 dollars, où il avait vanté juste avant les élections de mi-mandat de novembre dernier… un candidat républicain.
« Biden est depuis longtemps le prêtre en chef de cette doctrine selon laquelle nos problèmes législatifs viennent probablement de désaccords superficiels, et pas de différences fondamentales sur le fond et les principes », résume dans le magazine Harper’s Andrew Cockburn, qui rappelle le « désastreux bilan » de Biden au Sénat.
Dans le New York Mag, l’essayiste Rebecca Traister, auteure d’un essai sur la « colère » politique des femmes sous Trump, souligne le paradoxe du personnage.
« Ce gars-là, écrit-elle, est vu comme la meilleure et la plus sûre des options pour nous sortir de cette période politique périlleuse et effrayante. Mais l’ironie est que ce qui est si terrifiant et dangereux dans cette époque – l’érosion encore plus agressive du droit de vote et de disposer de son corps, la crise de la justice criminelle, le gouffre béant entre les riches et tous les autres –, ce sont en fait des problèmes dont Joe Biden en personne est en partie responsable. »
« Si vous pensez qu’Hillary Clinton était une candidate faible avec ses coups politiques et sa triangulation, alors vous ne serez probablement pas excité par l’histoire longue de plusieurs décennies de Biden au Sénat », résume Branko Marcetic dans une série d’articles factuels et ravageurs publiés par le site de gauche Jacobin.
Lorsqu’il est élu au Sénat en 1972, à 29 ans, Biden est un des plus jeunes sénateurs de l’histoire américaine. Quelques mois après son élection, la Cour suprême rend sa célèbre décision « Roe v. Wade », qui légalise l’avortement.
Un an plus tard, Biden le très catholique considérera que la décision est allée trop loin. « Je ne pense pas que la femme soit la seule à avoir le droit de décider de ce qui devrait arriver à son corps », dit-il dans un entretien (toujours en ligne) où il se décrit comme « assez conservateur ».
Biden vote en 1976 un amendement interdisant des financements fédéraux pour les avortements. Sous la présidence Reagan, il fait passer une disposition empêchant l’aide internationale américaine de financer des recherches liées à l’avortement – règle toujours en vigueur, relève Jacobin.
Biden a depuis dit soutenir Roe v. Wade, et se targue d’avoir été un de ceux qui ont déjoué la nomination en 1987 d’un juge anti-avortement à la Cour suprême. Mais dans ses mémoires parus en 2007, il a redit être opposé au financement public de l’avortement. Comme Barack Obama ou Hillary Clinton, il a par ailleurs été un supporteur tardif (en 2012) du mariage des couples de même sexe.
Tandis que certains de ses adversaires proposent de taxer davantage les « milliardaires » et le « 1 % », alors même que des candidats centristes adoptent une rhétorique plus pugnace contre les inégalités, Joe Biden, lui, défend une ligne néolibérale classique, très troisième voie, dans la lignée des Clinton ou de Tony Blair.
« Je ne pense pas que cinq cents milliardaires soient la raison pour laquelle nous allons mal. Les gars au sommet ne sont pas les bad guys. J’ai des problèmes dans mon parti quand je dis que les Américains fortunés sont juste aussi patriotes que les pauvres », disait-il en mai 2018 devant la Brookings Institution.
Peu surprenant de la part d’un homme qui a représenté au Congrès le petit État du Delaware. Ce paradis fiscal situé sur la côte est américaine, connu pour ses taxes si faibles qu’il compte plus de domiciliations de société (1,3 million) que d’habitants (970 000), abrite, selon le magazine Fortune, 67 % des 500 plus grandes entreprises américaines – et les quatre cinquièmes des entreprises introduites en Bourse.
Le sénateur Biden a joué un rôle constant, et décisif, dans la dérégulation du secteur financier, toujours au côté des établissements de crédit pour attaquer les protections des consommateurs en cas de banqueroute. Il a aussi été en pointe dans la loi de 1999 ayant cassé, sous la présidence Clinton, la fameuse loi Glass-Steagall héritée de la Grande Dépression, qui séparait les activités de banque commerciale et de banque d’affaires. Une décision funeste qui a accéléré la financiarisation sans contrôle de l’économie, jusqu’à la crise financière de 2008.
« Le pire vote de ma vie au Sénat », a reconnu Biden en 2016. Comme le rappelle Harper’s, « son principal contributeur » pendant toute sa carrière au Sénat était le géant des cartes bancaires MBNA, qui a d’ailleurs employé son fils Hunter.
En 2002, il vote pour la guerre en Irak
En matière de politique étrangère, son grand fait d’armes reste son vote en faveur de la guerre en Irak, lancée par le président républicain George W. Bush en 2003.
Biden est le seul candidat du cru présidentiel 2020 dans ce cas – Sanders avait voté contre, les autres n’étaient pas élus au Congrès. Un véritable boulet politique, d’autant que Biden ne s’est pas contenté d’appuyer sur le bouton : il a joué un rôle actif dans la promotion de l’intervention militaire.
Alors puissant président de la commission des affaires étrangères du Sénat, il a affiché un soutien massif (« Saddam est dangereux, le monde serait meilleur sans lui » ; « Nous n’avons pas d’autre choix que d’éliminer la menace » ; « Ce n’est pas une course à la guerre, c’est une marche vers la paix et la sécurité »), véhiculé la fausse théorie des « armes biologiques et chimiques » prétendument détenues par le dictateur irakien Saddam Hussein, et vanté « la modération » du va-t-en-guerre Bush.
Des « erreurs », s’est évidemment excusé Biden par la suite. À l’été 2002, il avait pourtant laissé très peu de place aux voix dissonantes lors des auditions de spécialistes organisées par la commission sénatoriale qu’il présidait, au point qu’un des experts éconduits, l’ancien inspecteur en chef de l’ONU en Irak, avait dénoncé une « supercherie politique », en réalité destinée à légitimer la désastreuse intervention américaine.
À la Maison Blanche, Biden a continué de suivre de très près le dossier irakien, où il s’est illustré en appuyant de tout son poids le premier ministre chiite Nouri al-Maliki, un corrompu notoire.
Les très riches heures de M. Biden ne seraient pas complètes sans que soit souligné son scepticisme envers les politiques de « déségrégation » raciale , son implication dans la « guerre aux drogues » qui a accru l’emprise policière aux États-Unis, et sa responsabilité massive dans ce que l’essayiste Michelle Alexander a nommé le « nouveau Jim Crow » (une référence aux lois ségrégationnistes de la fin du XIXe siècle) : autrement dit l’incarcération massive des Noirs, inaugurée sous la présidence Clinton.
En 1975, sept ans après la mort de Martin Luther King, dix ans après la grande loi sur les droits civiques, Biden, tout jeune sénateur, propose une législation pour limiter le « busing », une réorganisation municipale des transports scolaires destinée à casser la ségrégation. Ce serait « la chose la plus dévastatrice qui pourrait advenir pour le Delaware », assure alors Biden. À l’époque, sa position est épinglée par les activistes mais aussi par le New York Times ou le Washington Post.
Dans les années 1980, sous la présidence Reagan, Biden devient l’un des soldats les plus convaincus de la « guerre contre les drogues », plaidant et votant pour des lois qui criminalisent l’usage et la détention de drogues, notamment les usagers de crack.
Ses réformes préparent le terrain de ce qui arrivera dans la décennie suivante : la grande loi contre le crime votée en 1994 sous la présidence de Bill Clinton, dont il est un des principaux artisans.
La loi interdit certaines armes de guerre (une interdiction annulée depuis, grâce à l’intense pression juridique du lobby pro-armes), mais elle prévoit aussi des dizaines de milliards de dollars pour embaucher des policiers, construire de nouvelles prisons et militariser la frontière ; elle criminalise l’appartenance aux gangs et instaure la prison à vie pour les auteurs de crimes récidivistes.
Selon le Brennan Center for Justice de l’université de New York, cette législation, tout en ayant peu d’effets sur la criminalité qui amorçait alors son déclin, a fait exploser les taux d’incarcération et enrichi le secteur privé carcéral, qui prospère aussi sur la rente des centres de détention pour migrants.
Avec 324 millions d’habitants, les États-Unis comptent aujourd’hui plus de 2,2 millions de prisonniers (655 pour 100 000 habitants, record mondial), soit 21 % de la population carcérale globale. À la fois plus pauvres, davantage arrêtés, plus sévèrement punis, moins en mesure de payer leurs cautions pour les délits mineurs, les Africains-Américains ont cinq fois plus de risques que les Blancs d’être emprisonnés.
« J’ai signé une loi
qui a aggravé les problèmes »,
avait reconnu Bill Clinton en 2015. Le sort des Africains-Américains, qui sont
aussi davantage tués par la police, est au cœur de l’activisme qui s’est
déployé aux États-Unis depuis 2012, dans le sillage de Black Lives Matter. Des
voix désormais entendues par les pouvoirs publics, dont le soutien sera
essentiel au candidat démocrate au moment de la présidentielle, et qui ne
manqueront pas de demander des comptes à Biden.
Les mêmes – et d’autres – n’hésiteront pas à lui rappeler aussi la désinvolture
et la condescendance avec lesquelles il a mené, en 1991, l’audition au Sénat
d’Anita Hill, cette juriste qui accusait le juge Clarence Thomas, nommé par
George Bush à la Cour suprême, de harcèlement sexuel. Telle une accusée, Hill
avait été pressée de questions par un panel exclusivement masculin:
Ils lui rappeleront aussi son refus de faire auditionner d’autres accusatrices qui auraient pu confirmer les dires de Hill. Clarence Thomas siège toujours à la Cour suprême, aux côtés de Brett Kavanaugh, nommé par Trump et accusé d’agression sexuelle par Christine Blasey Ford.
« On savait beaucoup moins de l’étendue du harcèlement à cette époque, elle a été maltraitée pendant l’audition, sa réputation a été mise en cause, s’est excusé Biden il y a un mois. J’aurais aimé pouvoir faire quelque chose. […] Nous étions des hommes blancs et Anita Hill a été confrontée à une commission qui ne comprenait pas ce dont il s’agissait. Depuis ce jour, je regrette de ne pas avoir pu lui donner le genre d’audition qu’elle méritait. »
Quelques jours après, il a dû tourner une vidéo, cette fois pour se faire pardonner d’avoir, au long de sa carrière, multiplié les marques physiques d’affection à des femmes qui n’avaient rien demandé. Décidément, M. Biden semble tout droit surgi du passé.