Les événements du 6 janvier à Washington montrent qu’un « conflit ethno-racial sans issue » menace les Etats-Unis, estime l’économiste dans sa chronique au « Monde ». L’enjeu pour les démocrates, qui vont accéder au pouvoir, est désormais de reconquérir le vote populaire, quelle que soit son origine.
Après l’invasion du Capitole, le monde éberlué se demande comment le pays qui s’est longtemps présenté comme le leader du monde « libre » a pu tomber aussi bas. Pour comprendre ce qui s’est passé, il est urgent de sortir des mythes et de l’idolâtrie, et de revenir à l’histoire. En réalité, la République étatsunienne est traversée depuis ses débuts par des fragilités, des violences et des inégalités considérables.
Emblème du Sud esclavagiste pendant la guerre civile de 1861-1865, le drapeau confédéré brandi il y a quelques jours par les émeutiers au cœur du Parlement fédéral n’était pas là par hasard. Il renvoie à des conflits très lourds qui doivent être regardés en face.
Le système esclavagiste a joué un rôle central dans le développement des Etats-Unis, comme d’ailleurs du capitalisme industriel occidental dans son ensemble. Sur les quinze présidents qui se sont succédé jusqu’à l’élection de Lincoln en 1860, pas moins de onze étaient propriétaires d’esclaves, dont Washington et Jefferson, tous deux natifs de Virginie, qui en 1790 compte 750 000 habitants (dont 40 % d’esclaves), soit l’équivalent de la population cumulée des deux Etats nordistes les plus peuplés (la Pennsylvanie et le Massachusetts).
Après la révolte de 1791 à Saint-Domingue (joyau colonial français et première concentration d’esclaves du monde atlantique de l’époque), le Sud états-unien devient le cœur mondial de l’économie de plantation et connaît une expansion accélérée. Le nombre d’esclaves quadruple entre 1800 et 1860 ; la production de coton décuple et alimente l’industrie textile européenne. Mais le Nord-Est et surtout le Midwest (dont est originaire Lincoln) se développent encore plus rapidement. Ces deux ensembles s’appuient sur un autre modèle économique, fondé sur la colonisation des terres de l’Ouest et le travail libre, et veulent bloquer l’expansion de l’esclavage dans les nouveaux territoires.
600 000 morts
Après sa victoire de 1860, le républicain Lincoln est prêt à négocier une fin paisible et graduelle aux esclavagistes, avec indemnisation des propriétaires, comme cela s’est produit lors des abolitions britanniques et françaises de 1833 et 1848. Mais les Sudistes préfèrent tenter la carte de la sécession, à la manière d’une partie des colons blancs d’Afrique du Sud et d’Algérie au XXe siècle, pour tenter de préserver leur monde. Les Nordistes refusent leur départ, et la guerre commence en 1861.
Quatre années plus tard, et après 600 000 morts (autant que le total cumulé de tous les autres conflits auxquels le pays a pris part, y compris les guerres mondiales, la Corée, le Vietnam et l’Irak), le conflit s’achève avec la reddition des armées confédérées en mai 1865.
Mais les Nordistes ne pensent pas que les Noirs soient prêts à devenir citoyens, et encore moins propriétaires, et ils laissent les Blancs reprendre le contrôle du Sud et imposer un strict système de ségrégation raciale, ce qui leur permettra de conserver le pouvoir un siècle de plus, jusqu’en 1965.
Dans l’intervalle, les Etats-Unis sont devenus la première puissance militaire de la planète et ont su mettre fin au cycle d’autodestruction nationaliste et génocidaire opposant les puissances coloniales européennes entre elles entre 1914 et 1945. Les démocrates, qui étaient le parti de l’esclavage, sont parvenus à devenir celui du New Deal. Poussés par la concurrence communiste et la mobilisation afro-américaine, ils concèdent les droits civiques, sans réparations.
Un grand renversement d’alliance
Mais dès 1968 le républicain Nixon récupère le vote blanc sudiste en dénonçant les largesses sociales que les démocrates accorderaient aux Noirs par clientélisme (un peu comme la droite française soupçonne la gauche d’islamo-gauchisme dès lors qu’elle évoque les discriminations antimusulmanes).
Entre-temps, la part des Blancs dans l’électorat n’a cessé de décliner, passant de 89 % en 1972 à 70 % en 2016 et à 67 % en 2020 (contre 12 % pour les Noirs et 21 % pour les Latinos et autres minorités), ce qui alimente le durcissement des trumpistes du Capitole et menace de faire sombrer la République états-unienne dans un conflit ethno-racial sans issue.
Que conclure de tout cela ? Selon une lecture pessimiste, soutenue par une bonne part des groupes les plus diplômés qui votent désormais pour les démocrates – ce qui permet aux Républicains de se présenter maintenant comme anti-élites, alors même qu’ils continuent de rassembler une bonne partie de l’élite des affaires, à défaut de séduire l’élite intellectuelle –, les électeurs républicains seraient « déplorables » et irrécupérables. Les administrations démocrates auraient tout fait pour améliorer le sort des plus défavorisés, mais le racisme et la hargne des classes populaires blanches les empêcheraient de le voir.
Le problème est que cette vision laisse peu de place à une solution démocratique. Une approche plus optimiste en la nature humaine pourrait être la suivante. Pendant des siècles, les personnes issues de différentes origines ethno-raciales ont vécu sans autre contact entre elles que par l’intermédiaire de dominations militaires et coloniales. Le fait qu’elles cohabitent depuis peu au sein de mêmes communautés politiques constitue un progrès civilisationnel majeur. Mais cela continue de susciter des préjugés et des exploitations qui ne peuvent être vaincus que par davantage de démocratie et d’égalité.
Si les démocrates veulent reconquérir le vote populaire, quelle que soit son origine, alors il faudra faire davantage sur le plan de la justice sociale et de la redistribution. La route sera longue et ardue. Raison de plus pour s’y atteler dès maintenant.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.
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