La victoire de Joe Biden est loin d’être acquise. Mais si le candidat démocrate a tiré plusieurs leçons de la défaite d’Hillary Clinton, il conserve quelques réflexes de l’establishment.
Joe Biden peut se prévaloir, avec Kamala Harris, d’avoir marqué quelques points dans cette campagne. Il parvient à nouveau à s’adresser, bien timidement certes, aux classes populaires. Et sa colistière, notamment lors du débat qui l’a opposé au vice-président Mike Pence, n’a pas manqué d’évoquer le sort des « travailleurs sacrifiés » (« sacrified workers ») lors de la crise du coronavirus. C’est l’une des surprises de ces débats ; l’on n’avait plus, depuis des décennies, entendu le mot de travailleurs (« workers ») dans la bouche de représentants de l’establishment démocrate.
Biden a, également, quelque peu déplacé la position du Parti démocrate sur la question du libre-échange, qui constituait en 2016 la grande force de Trump auprès des électeurs des classes populaires : notamment ceux qui, dans le Midwest, avaient subi de plein fouet des décennies de délocalisation, la destruction du tissu industriel nord-américain et de leurs emplois. Le candidat démocrate fait aussi campagne en Floride, premier État à être tombé dans l’escarcelle de Trump en 2016 : sans doute l’électorat latino anti-castriste y demeure-t-il très puissant, mais nombre de retraités, très présents dans cet état, sont touchés ou, plus simplement, craignent d’être contaminés par le coronavirus.
Dans l’ensemble des États-Unis, les retraités blancs, mais aussi les femmes blanches, qui constituaient l’une des bases des électeurs de Trump – l’on n’y comptait pas que des hommes blancs dans la force de l’âge et/ou de jeunes célibataires – ont, de plus, été ébranlés par les saillies sexistes de ce dernier, autant que son comportement inhumain sur la question des mineurs migrants et des familles séparées. Enfin, plus généralement, la mort violente de George Floyd a été un électrochoc pour ces populations, qui ignoraient (ou voulaient ignorer) la réalité de la vie des Noirs et des violences policières. Biden peut donc espérer les reconquérir, autant qu’il peut espérer conquérir une frange d’électeurs de l’establishment républicain, conservatrice mais lassée des écarts de Trump vis-à-vis d’une forme de bienséance politique. Cette frange de l’establishment républicain (que les analystes surnomment les « démocrates de Halliburton ») s’est en effet déjà mobilisée durant les primaires démocrates pour faire élire Biden, notamment contre Bernie Sanders.
Enfin, sans être une colombe, Biden n’a pas l’image d’un faucon, ou plus exactement l’image du véritable faucon qu’était Hillary Clinton. Or, après des décennie de guerres sans fin, les Américains ne veulent plus d’interventions extérieures. Le slogan trumpien « America First », contrairement à ce qu’il pourrait laisser penser, signifiait déjà un retour à une forme d’isolationnisme, et non une forme d’engagement impérialiste, ou a fortiori militaire. Et de fait, si Trump s’est beaucoup agité sur Twitter (concernant l’Iran, la Corée du Nord ou la Chine), si son administration a sans doute soutenu des tentatives de putsch en Amérique latine, il s’est bien gardé, contrairement à ses prédécesseurs, de toute action militaire de grande envergure. Comme le disent certains faucons, qu’ils soient démocrates ou républicains, Trump est « just a mouth » ; il ne serait jamais qu’un fort en gueule (ce serait sans doute vrai, également, de nombre de ses projets intérieurs, qui se sont de fait enlisés durant sa présidence, si bien qu’il n’aura, dans les faits, peut-être mené qu’une politique conservatrice tout à fait standard, notamment en matière fiscale ). S’il n’est pas certain que Biden, s’il devait être élu, ne céderait pas à une administration démocrate va-t-en guerre, du moins s’est-il montré plus prudent sur ces questions.
L’avenir de la démocratie américaine est en jeu
Néanmoins, il faut également ajouter que la campagne de Biden, sans être une catastrophe industrielle comme le fut celle de Clinton en 2016, n’a pas, c’est le moins qu’on puisse dire, soulevé l’enthousiasme populaire. Sans doute Biden, lors du dernier débat, a-t-il enfin repris pour son compte des thèmes de campagne comme, par exemple, la santé publique ou la lutte contre le changement climatique (au sens, également, d’un changement du mode de production, à même de créer et reconstituer des emplois durables, des « good jobs » comme le disent et le veulent désormais les Américains). Mais l’insistance de Biden à se démarquer d’une approche plus radicale de ces questions (en se déclarant pro-extractiviste sur la question du fractionnement hydraulique, ou en maintenant les droits des assurances privées sur la question de la réforme de la santé), comme celle mise à se démarquer de celles et ceux qui ont porté cette approche (Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, qui mènent pourtant très loyalement campagne en sa faveur), risque bien de démobiliser la base populaire, et les plus jeunes d’entre les électeurs démocrates. Aussi certains analystes et stratégistes démocrates parlent-ils d’un « gap of enthusiasm ».
Le scénario d’une victoire étriquée de Biden ne serait pas moins redoutable qu’une victoire de Trump, et pourrait plonger le pays dans le chaos. Trump ne cache pas qu’il entend contester la victoire de son adversaire démocrate.
Sans doute, de récents sondages, notamment ceux de CBS, indiquent-ils que Biden dominerait Trump plus que ne le faisait Hillary Clinton. Et surtout que Biden aurait, dans certains États comme le Wisconsin ou l’Arizona, très largement reconquis l’électorat populaire. Bien plus : Trump, contrairement à 2016, ne serait plus identifié par sa base comme un populiste de droite, se souciant du désarroi des classes populaires (il est désormais plutôt identifié comme un républicain classique, et comme un business man, un oligarque sans empathie). Mais ces sondages ne valent bien entendu que ce que valent des sondages, et plus encore des sondages partiels. Ils ne disent rien de la totalité ni de la singularité des États-clés du Midwest. Des États où Trump, comme en 2016, mène, à défaut de pouvoir se prévaloir du libre-échangisme de son adversaire, une campagne acharnée sur le thème d’une industrie chinoise conquérante. Et là où Biden, sans être totalement absent comme le fut Clinton (notamment dans l’Iowa), n’a guère plus fait porter ses efforts. Il est vrai que Biden, contrairement à Trump, s’est, pour des raisons de santé publique, très raisonnablement refusé à tenir des réunions politiques de masse en période de pandémie.
Il faut enfin ajouter que le scénario d’une victoire étriquée de Biden ne serait pas moins redoutable qu’une victoire de Trump, et pourrait plonger le pays dans le chaos. Trump ne cache pas qu’il entend contester la victoire de son adversaire démocrate. Bien plus, comme certains médias français omettent de le mentionner, nombre de ceux qui composaient l’équipe de juristes et qui avaient, en 2000, arraché la victoire de Bush en Floride à Al Gore se retrouvent aujourd’hui dans l’entourage de Trump. Et parmi les membres de cette équipe, l’on comptait… la juge Amy Coney Barrett, que Trump vient de faire nommer à la Cour suprême (sans que l’establishment démocrate, contrairement aux aspirations de sa base, s’y soit d’ailleurs opposé avec beaucoup de vigueur). De plus, si le décès de Ruth Bader Ginsburg avait ému et mobilisé la base de l’électorat démocrate, la nomination de Amy Coney Barrett pourrait bien, désormais, galvaniser la base de Trump. Bref, la situation est à l’heure qu’il est trop labile : rien n’est encore décidé ni gagné, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. Une labilité qui ne manquera pas d’être renforcée, qui plus est, par la question de l’accès inégal au vote (accentuée en temps de pandémie), et le décompte problématique des votes par correspondances au soir du 4 novembre (s’il est même possible d’obtenir un décompte final des votes, qui pourrait prendre plusieurs jours, sinon plusieurs semaines).
De ce fait, et quelle que doive être l’issue du vote, deux questions se poseront aux Démocrates. Qu’ils perdent ou gagnent le scrutin, tireront-ils un véritable bilan des années Clinton-Obama, dont les politiques néo-libérales, l’abandon des classes populaires, la poursuite, sous une forme ou sous une autre, des guerres sans fin et des politiques anti-migratoires, ont rendu possible l’émergence de Trump et du trumpisme ? Au regard de la violence insensée subie par la campagne de Bernie Sanders, on peut en douter. Et également, comme le demande Corey Rubin : que feront-il des rouages d’un système institutionnel (l’élection du Président par des grands électeurs, et les immenses pouvoirs accordés à la Cour suprême) qui entravent peut-être plus la démocratie étatsunienne qu’il ne la protègent ? Dans ce scrutin et au-delà de ce scrutin, c’est sans doute l’avenir de la démocratie aux États-Unis qui est en jeu.
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