ÉTATS-UNIS : SOCIALISTE À SEATTLE

Sébastien Natroll, Le vent se lève, 19 février 2020

Portée par Kshama Sawant, la seule élue socialiste du conseil municipal de la ville de Seattle (Seattle City Council), une proposition adoptée à l’unanimité interdit toute expulsion locative durant l’hiver. Seattle devient la première ville américaine à se doter d’une loi aussi ambitieuse en la matière, à l’heure où le logement s’impose comme un défi crucial pour les socialistes américain·e·s.


Introduit le 6 décembre 2019, le Council Bill 119726, qui prévoit l’interdiction des expulsions locatives en période hivernale, a été définitivement adopté à l’unanimité lundi 10 février.

C’est à travers des considérants particulièrement forts que la conseillère Kshama Sawant, qui s’est appuyée sur le récent rapport Losing Home a rappelé au conseil municipal la réalité brutale des personnes expulsées à Seattle. La majorité d’entre elles devient sans-abri, une situation de détresse qui touche majoritairement les femmes et les personnes de couleur. La ville, qui a recensé 194 décès de personnes sans-abri en 2018, se doterait ainsi selon elle d’une disposition législative capable de protéger les personnes vulnérables en interdisant les expulsions en période hivernale.

Ménages modestes : le « fardeau » du logement

La question du logement demeure un sujet crucial aux États-Unis. Malgré des signes de progrès — accession à la propriété stimulée par les faibles taux d’intérêts, reprise progressive des constructions, atténuation de la charge financière liée au logement… —, les ménages à faibles revenus restent dans une situation particulièrement difficile, note le Joint Center for Housing Studies de l’université Harvard. Confrontés à une pénurie de logements abordables (le nombre de logements dont le loyer est inférieur à 800 dollars a diminué de près de 20 % en neuf ans), les ménages locataires sont chaque année plus nombreux à devoir assumer un loyer élevé. En 2017, 40 % des foyers dont le revenu annuel était compris entre 15 000 et 29 999 dollars avaient un loyer dont le montant représentait plus de 50 % de leurs revenus. Ce taux dépassait les 70 % en ce qui concernait les ménages les plus fragiles (revenu annuel inférieur à 15 000 dollars).[1]
Un fardeau (burden) de plus en plus difficile à supporter pour des millions de femmes et d’hommes, puisque près de 30 % des Américains ont un revenu inférieur à 35 000 dollars par an.[2]

À cela s’ajoute l’augmentation du coût du loyer dont la progression dépasse celle des salaires. En 2018, le loyer médian a progressé de 2,1 % quand le salaire médian, lui, n’a progressé que de 1,6 %. À Seattle, 83,6 % des personnes interrogées dans le cadre du rapport Losing Home ont rapporté avoir connu au moins une augmentation de loyer durant les deux dernières années[3]. Sans surprise, la grande majorité des procédures d’expulsion (86,5 %) a pour motif un non-paiement de loyer. Parmi les faits remarquables, des démarches de procédure d’expulsion entamées pour 10 dollars d’impayés.

Dans le comté de King (King County), où se situe Seattle, le nombre de décès de personnes sans-abri a été multiplié par 4 entre 2010 et 2018, passant de 49 à 196. Parmi les causes, les problèmes d’addiction et les causes dites naturelles (liées à des maladies) représentent respectivement 32 % et 38 % des décès.

En dépit de cet état des lieux, la proposition portée par Sawant s’est heurtée à une série d’amendements qui en ont réduit la portée.

Une proposition votée mais amendée

Le texte introduit par Kshama Sawant prévoyait, dans sa version initiale, une trêve de cinq mois (1er novembre – 31 mars), période durant laquelle la température moyenne relevée à Seattle est inférieure à 10° C. Au terme de six amendements, le texte adopté interdit toute expulsion locative pendant trois mois à compter du 1er décembre pour les personnes qui perçoivent un revenu annuel inférieur au revenu médian (soit 70 000$ pour une personne seule)[4].

Peu de temps avant la réunion du conseil, Jenny Durkan, maire démocrate de Seattle, s’est fendue d’une lettre adressée aux membres afin de leur faire part de préoccupations d’ordre juridique au sujet de la mise en application de la loi. En d’autres termes, le texte pourrait faire l’objet d’un veto de l’édile qui obligerait le conseil à procéder à un nouveau vote, lequel devrait réunir au moins 6 voix sur 9 afin de passer outre.

« À la fin de la journée, ce que nous aurons achevé si cette proposition est votée sera un vote historique sans précédent dans ce pays et qui n’a, en vérité, que peu de précédents dans le monde » avait déclaré Kshama Sawant quelques instants avant le vote, mentionnant implicitement la France et sa loi du 3 décembre 1956 qui instaure la trêve hivernale. Si l’élue socialiste s’est réjouie de ce vote à l’unanimité (7-0, deux membres du conseil manquaient à l’appel), elle exprime toutefois des regrets concernant les amendements qu’elle considère comme autant d’« échappatoires ». Parmi ceux-ci, l’amendement n° 3 déposé par Alex Pedersen exclut du champ d’application de la loi les propriétaires possédant moins de cinq biens en location.

Dans le hall d’entrée de la mairie, un petit groupe de propriétaires prend acte du résultat du vote avec une certaine amertume : « Petits propriétaires, nous avons contracté un crédit pour acheter un bâtiment de six appartements et les loyers que nous collectons paient à peine le prêt et l’entretien », nous dit Jessica Froehlich, qui possède une société immobilière avec son conjoint. « Si un locataire fait défaut, cela ne nous dispense pas de payer notre mensualité de crédit et nous n’avons pas les fonds nécessaires pour avancer l’argent que le locataire ne nous verse pas. Si nous ne payons pas, la banque saisira le bien et ce seront six foyers qui se retrouveront expulsés », ajoute-t-elle.

Dans la salle du conseil, associations de locataires et membres de l’organisation Socialist Alternative à laquelle appartient l’élue Kshama Sawant ont fait acte de présence pour assister au vote du texte et exultent. « C’est une importante victoire pour les locataires », souligne Jon Mannella, membre de l’union des locataires de l’État de Washington (Tenants Union of Washington State).

Seattle, à l’avant-garde de la gauche

À travers ce vote, la ville de Seattle réitère son statut de pionnière et souligne la capacité de la gauche radicale à s’imposer dans le débat public. En effet, en juin 2014, la ville la plus peuplée de l’État de Washington fut la première à voter une hausse du salaire minimum horaire, porté à 15$. Appelée de ses vœux par plusieurs organisations dont Fight for $15 et 15 Now, la hausse du salaire minimum a récemment fait l’objet d’une résolution votée à la Chambre des Représentants.[5]

Conscient·e·s des enjeux liés au logement, les candidat·e·s à la primaire du Parti démocrate ont toutes et tous développé un programme sur ce sujet : programme d’aide à l’accession à la propriété, renforcement des droits des locataires, fonds d’urgence pour le paiement des loyers, plan de rénovation et de construction de logements à bas coût, encadrement des loyers, augmentation des fonds destinés aux personnes sans-abri… On ne trouve cependant nulle part une proposition en faveur d’une trêve des expulsions locatives. En devenant la première ville américaine à imposer une trêve hivernale, la victoire de Sawant apparaît comme hautement symbolique : si certaines juridictions des États-Unis restreignent les expulsions en fonction des conditions météorologiques, aucune autre ville n’avait jusqu’ici instauré de trêve. Le vote de la proposition n° 119726 n’a donc rien d’anecdotique et pourrait mettre ce sujet au cœur du débat public tout en incitant d’autres villes à voter une mesure similaire.


[1] 2019 State of the Nation’s Housing, Joint Center for Housing Studies, p.5
[2] Source : « Table HINC-01, 2018 Household Income Survey » U.S. Census.
[3] Losing Home : The Human Cost of Eviction in Seattle, KCBA/Seattle Women’s Commission, p. 37
[4] Le texte s’appuie sur la définition des « foyers à revenu modéré » (moderate-income household) inscrite dans le code municipal de la ville de Seattle.
[5] La Raise the Wage Bill (H.R.582) n’a toutefois que peu de chance d’être votée par le Sénat, à majorité républicaine.