États-Unis : un débat affligeant

ANTOINE PERRAUD, Médiapart, 30 septembre 2020

Le premier des trois débats télévisés devant opposer Donald Trump à Joe Biden avant l’élection du 3 novembre s’est déroulé à 3 heures (françaises) du matin, mercredi 30 septembre. Le démocrate fut livide et le républicain monstrueux.

 

Ils s’avancent comme pour un duel qui ne devrait pas avoir lieu tout à fait, puisqu’ils ne se font point face : ils se regardent en chiens de faïence, mais de trois quarts. Ils ont 151 ans à eux deux. S’ils n’en faisaient qu’un, celui-ci serait donc né en 1869 – lors de la « Reconstruction » américaine à la suite de la guerre de Sécession –, année où fut prononcée la dissolution du Klu Klux Klan et où un premier État, le Wyoming, accordait le droit de vote aux femmes.

Si nous étions tous complotistes, nous y verrions un présage soit divin (Biden en signe du retour à la normale démocratique après le chaos), soit satanique (Trump en indice de la régression de son pays vers la guerre civile qui approche à grands pas).

Arrivés à petits pas, ils adoptent les postures qu’ils ne quitteront plus. Donald Trump en adepte du rentre-dedans permanent, tel un dragon de Komodo renfrogné, éjecte des phrases au lance-flammes. Joe Biden, plus « jivarisé » que jamais, le nez dans ses notes, le ton exagérément convaincant des vieux rhéteurs de l’autre siècle, répond par un petit rire mécanique, momifié, aux charges incessantes de son adversaire qui interrompt comme il respire.

« Tu vas la fermer, mon bonhomme ? » (« Will you shut up man ? »), lâchera le démocrate après plus d’une demi-heure de pilonnage. Ses partisans s’en félicitent sûrement, tout en ressentant peut-être une gêne inavouable. Nous assistons en effet, que cela nous plaise ou non, à un match de catch allégorique et pas à un débat policé – Trump ayant imposé d’emblée son style, son rythme, sa pulsation.

Est-il habile, dans ces conditions, de réclamer, avec lassitude, que la brute qu’on affronte sur le ring se réfrène, lève le bras, se plie au rituel de la conversation ? Il faut cogner, nous sommes là pour ça, induit Dame Télévision. Un débat pareil appelle du sang métaphorique, tant le pays est sur les nerfs. De ce point de vue, Trump fait le boulot sans barguigner ; là où Biden choisit l’évitement et donne l’impression de se placer en retrait, flottant, dépassé sur son Aventin, donc perdant.

Le candidat démocrate reçoit le soutien du journaliste-arbitre Chris Wallace, qui finit, au bout de 50 minutes, par élever la voix pour tenter d’imposer les règles d’un jeu renversé d’emblée par le président frénétique. Le piège se referme : Biden a besoin d’une béquille, il ne peut se débrouiller tout seul, les voilà deux contre un : « Je me retrouve à débattre avec vous et non avec Joe. Rien d’étonnant », balance le Donald au modérateur.

Pour le coup, cela ne justifie-t-il pas que Trump s’agite comme un beau diable, face à une telle coalition : un journaliste de la vieille école et un antique notable de la politique ? Le milliardaire qui occupe la Maison Blanche réussit le prodige d’apparaître en candidat du peuple, se heurtant aux représentants de l’État profond : comment ne pas lui pardonner alors de ruer dans les brancards, de n’être qu’incartades, lazzi et injures ? Son électorat exulte, de toute évidence.

Il décoche, en guise de piqûres de rappel, ses formules simplistes : « Obamacare is not good. » Il assène. Avec une efficacité au laser, tandis que son adversaire tente vainement de convaincre, tel un 33 tours qui craque sur son pick-up. Méfions-nous cependant du disque qui dort : Biden le mal éteint, de temps à autre, profère avec son maintien raide et son sourire gourmé des vacheries assassines bien senties, dont on retiendra le mot « clown », catapulté à l’encontre du Donald et qui lui alla subito comme un gant.

Néanmoins, la partie fut d’office mal emmanchée. Trump s’adressa bille en tête à « Joe ». Biden ignorait son adversaire : il parlait de « lui », de « cet homme », sollicitant le meneur de jeu Chris Wallace, à la manière d’un parlementaire britannique se tournant vers le Speaker des Communes. Résultat : face au tapis de mots du guerrier à la chevelure orange en bataille, le frêle débatteur parcheminé semblait botter en touche.

Mais alors, quid du fond – qui relève du trente-sixième dessous en un tel exercice ? Le fond est inaudible et c’est là que triomphe Biden, sans que personne s’en aperçoive. Le script de cette heure et demie lui donnera certainement raison, là où la captation audiovisuelle l’invalidait cruellement.

Au bout d’une heure un quart, après que Biden eut regardé pour la première fois Trump droit dans les yeux pour évoquer son fils Beau mort d’un cancer (« Je ne connais pas Beau, je connais Hunter », balaya Trump), Chris Wallace, comme épuisé mais vaillant telle la chèvre de monsieur Seguin, mit l’essentiel sur la table : « Je voudrais que nous parlions du changement climatique. »

Ce sujet comme les autres – la Cour suprême, la pandémie de coronavirus, l’économie du pays, les tensions raciales… – fut haché menu par les formules rudimentaires, narcissiques et délirantes de Trump (« Je veux un air pur »), auxquelles s’opposait avec un air de vieillard buté Joe Biden, qui semblait écarter la logorrhée trumpienne comme on refuse un dernier verre au comptoir : « Tout cela est faux », répétait le burgrave à la dignité compassée, essorée, face à la vulgarité faite homme, à la violence faite président.

Il ne restait plus au candidat démocrate qu’à perdre en route sa gauche, ce qu’il fit au bout d’une heure vingt-cinq : « Je ne soutiens pas la nouvelle donne verte [Green New Deal]. » Il ajouta, dans un souffle qui sembla l’avant-dernier : « Je soutiens le plan Biden. »

La fin devait se perdre dans des explications confuses sur le vote par correspondance, histoire de donner l’avantage au plus primaire, fruste et schématique – passant pour clair ; au plus sourcilleux, méfiant, complotiste – passant pour lucide : Donald Trump. Celui-ci n’est pas prêt à accepter sa défaite, tant elle ne pourrait à ses yeux que contrecarrer l’ordre des choses qu’il n’aura cessé d’incarner, pour le pire et pour le pire, au long du débat.

« Merci pour cette heure et demie intéressante », conclut Chris Wallace. Évidemment, il n’y eut rien d’intéressant. Évidemment, ce spectacle télévisuel ayant vu le picador Trump s’acharner sur le saint Sébastien Biden ne fut qu’un brutal moment hypnotique, qui ne saurait se substituer à la réalité. Évidemment, un débat n’est pas l’élection et ne fait pas même l’élection. Évidemment, l’actuel locataire de la Maison Blanche a gagné selon les seuls critères cathodiques, mais Biden n’a point perdu pour autant, apparaissant même comme un roseau pensant face à la tornade timbrée Trump.

Évidemment, ce fut tragiquement nul. Au point de donner raison à Baudelaire, mort voilà 153 ans, en 1867, deux ans avant la naissance de l’agglomérat Trump-Biden : le poète considérait l’Amérique comme « la barbarie éclairée au gaz ».