L’Éthiopie, deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, est en butte avec un conflit interne de haute intensité. Il oppose le pouvoir central fédéral basé à Addis-Abeba aux forces à la tête de la province du Tigré, celle du Front de libération des peuples du Tigré (TPLF) qui ont des velléités de dissidence. De fait, l’offensive militaire éthiopienne contre la région du Tigré est l’aboutissement de mois de tensions entre le gouvernement fédéral et les dirigeants de la minorité tigréenne. Il faut dire que, longtemps, ceux-ci ont été les tout-puissants détenteurs des leviers de pouvoir de l’Éthiopie avant d’être progressivement mis à l’écart à l’arrivée de celui qui a obtenu l’année dernière, en 2019, le Nobel de la paix. Disons-le tout de suite : cette opération, qualifié de « guerre » par l’armée éthiopienne, fait peser de lourdes craintes sur la stabilité de ce pays de plus de 100 millions d’habitants. Pour bien comprendre ce qui s’y joue, il convient de répondre à plusieurs questions.
Que se passe-t-il au Tigré ?
Malgré un black-out total sur les opérations militaires, apparaissent les premiers signes de combats, apparemment nourris, entre armée éthiopienne et forces tigréennes (composées d’une force paramilitaire et d’une milice). Les combats se concentreraient dans l’ouest du Tigré, près de la frontière avec la région Amhara. Une centaine de soldats éthiopiens ont été hospitalisés pour des blessures « par balles », a indiqué dimanche à l’AFP un médecin de l’Amhara. L’aviation éthiopienne a mené plusieurs raids depuis le début du conflit, sans qu’on n’en connaisse ni les objectifs ni les conséquences. Des troupes fédérales font mouvement vers le Tigré depuis d’autres endroits du pays, une manœuvre destinée semble-t-il à encercler la région. Question toujours sans réponse depuis le début des hostilités : qui contrôle le Commandement Nord de l’armée fédérale, installé au Tigré et richement doté en équipements militaires ? Le TPLF affirme qu’il a rejoint la cause tigréenne, ce que dément Addis-Abeba
Pourquoi le Tigré compte ?
Situé dans l’extrême nord de l’Éthiopie, le Tigré est un des dix États semi-autonomes qui forment la fédération éthiopienne, organisée sur des bases ethniques. Bordé à l’ouest par le Soudan et au nord par l’Érythrée, il abrite essentiellement des Tigréens, qui constituent 6 % de la population nationale. À partir de 1975, la rébellion tigréenne du Front de libération des peuples du Tigré (TPLF) a mené la lutte contre le régime militaro-marxiste du dictateur Mengistu Haïlé Mariam, qui tombe en 1991. Le TPLF a dominé ensuite la coalition qui régna sans partage sur l’Éthiopie jusqu’à ce que Abiy Ahmed, issu de la plus grande ethnie du pays, les Oromo, devienne Premier ministre en 2018. Les Tigréens, qui occupèrent une place prédominante dans l’armée éthiopienne, furent également en première ligne dans la guerre entre 1998 et 2000 contre l’Érythrée voisine, déclenchée notamment pour des différends territoriaux. La guerre fut officiellement déclarée terminée en 2018, à l’initiative d’Abiy Ahmed, ce qui lui valut son prix Nobel.
Pourquoi la situation s’est-elle envenimée ?
Depuis l’arrivée de M. Abiy, les dirigeants tigréens se plaignent d’avoir été progressivement écartés à la faveur de procès pour corruption ou de remaniements de l’appareil sécuritaire. En 2019, le TPLF est de facto passé dans l’opposition en refusant la fusion de la coalition au pouvoir en un seul parti, le Parti de la Prospérité, voulue par M. Abiy. En septembre, le Tigré a organisé ses propres élections, défiant le gouvernement, qui avait reporté tous les scrutins en raison du Covid-19. Addis-Abeba considère désormais illégal le gouvernement régional du Tigré, qui à son tour ne reconnaît pas de légitimité au Premier ministre. Le 4 novembre, M. Abiy a accusé le TPLF d’avoir franchi la « ligne rouge » en attaquant deux bases de l’armée fédérale au Tigré, justifiant une riposte militaire. Le TPLF a à son tour accusé le Premier ministre d’avoir inventé cette histoire pour justifier son intervention militaire.
Quelles conséquences possibles ?
Les forces du Tigré sont estimées à 250 000 hommes, de quoi alimenter une guerre « longue et meurtrière », selon le groupe de prévention des conflits International Crisis Group (ICG). M. Abiy, qui vise le renversement du gouvernement régional, promet de circonscrire le conflit au Tigré. Mais déjà la région Amhara, que d’anciens différends territoriaux opposent au Tigré, est impliquée aux côtés des forces fédérales. L’ICG met en garde : si le conflit n’est pas rapidement stoppé, il sera « dévastateur », tant pour le pays que pour le reste de la Corne de l’Afrique. Les voisins de l’Éthiopie – Soudan, Somalie, Érythrée et Djibouti – pourraient subir les contrecoups du conflit, notamment un afflux de réfugiés, et l’Érythrée être tentée de régler de vieux comptes avec le TPLF. L’armée éthiopienne joue par ailleurs un rôle important en Somalie, où elle lutte contre les islamistes radicaux shebab. Cette guerre vient également troubler l’agenda de réformes démocratiques du Premier ministre et plus largement ses efforts pour la paix dans la région, sur fond d’élections générales désormais prévues en 2021. En l’état, rien ne semble pouvoir le faire reculer : lundi, il promettait que « l’opération de maintien de l’ordre » en cours serait terminée « sous peu ».