Entretien avec Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations, Balises, le magasine de la Bpi, 15 décembre 2021.
Aujourd’hui, près de 260 millions de personnes dans le monde vivent hors de leur pays de naissance selon les Nations Unies. Pour échapper aux raccourcis souvent propagés sur cette question sensible, la Bibliothèque publique d’information propose en 2022 « Migrants, réfugiés, exilés », un cycle de conférences sur les enjeux des phénomènes migratoires. Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite en science politique au CNRS et conseillère scientifique du cycle, répond à nos questions.
Comment avez-vous été amenée à travailler sur les enjeux des migrations ?
L’histoire des migrations recoupe mon histoire personnelle et familiale ! Ma famille, d’origine allemande, vivait dans les États baltes qui appartenaient à la Russie au 19ᵉ siècle. Mon arrière-grand-père a dû quitter le pays face à la politique de russification d’Alexandre III qui réduisait les libertés de la minorité allemande. Ma famille est alors passée par la France puis par l’Amérique latine pour participer à la construction du chemin de fer. Mon grand-père allait au collège allemand de Montevideo. Côté maternel, mes origines se situent du côté de la frontière alsacienne ! J’ai donc toujours été sensible à ces sujets car mon histoire familiale est une histoire des réfugiés, des cartes de séjour et des grands bouleversements du monde de la fin du 19ᵉ et début du 20ᵉ siècle.
Plus tard, j’ai vécu dans l’Aisne en Picardie, une terre qui accueillait beaucoup de migrants dans l’agriculture. C’est ce qui m’a donné l’idée d’en faire mon sujet de thèse, pour laquelle j’ai fait beaucoup de terrain. Pour le CNRS, j’ai également enquêté sur les personnes issues de l’immigration travaillant chez Renault, ou encore engagées dans l’armée… Je me focalise aujourd’hui sur la globalité des phénomènes migratoires, grâce à l’influence des « grands maîtres » comme notamment Rémy Leveau (politologue spécialiste de l’islam) ou Georges Tapinos (spécialiste de l’économie des migrations) qui avait notamment mis en valeur le fait que l’immigration rapporte plus que ce qu’elle coûte.
La manière dont le sujet des migrations est traité par certains médias et certaines personnalités politiques reflète-t-elle la réalité du terrain ?
Plus que les médias – qui eux vont quand même sur le terrain – ce sont surtout les politiques qui sont responsables de cette vision très court-termiste des migrations ! Les journalistes ne traitent certes le sujet qu’en situation, mais ils ont le mérite de mettre en lumière les problématiques, comme ce qu’il se passe en ce moment avec Calais.
Les politiques se focalisent, eux, sur une vision binaire et n’apportent que des solutions sécuritaires à cette question : frontières militarisées, externalisation des frontières… Ces politiques ne donneront aucun résultat car elles ne vont pas au fond des causes profondes des migrations. Aujourd’hui, les gens qui partent quittent des situations sans avenir, des pays où règnent la guerre et la misère, sans aucune chance de construire le futur, par exemple au Soudan. Fermer les frontières ne changera rien, surtout qu’il y aura de plus en plus de mobilité dans les années qui viennent.
Contre quelles idées reçues sur les migrations vous paraît-il urgent de lutter ?
Par exemple, François Héran, sociologue et démographe, pourra nous expliquer lors de la rencontre du 23 mai que le fameux « grand remplacement » n’existe pas. Lors de cette même conférence, François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo, ajoutera probablement que les principaux déplacements de population liés à l’environnement se font vers les pays limitrophes, car les gens veulent garder le même mode de vie que chez eux et non pas venir massivement en Europe ! Nous essaierons également de montrer qu’il n’y a pas de réelle concurrence entre les nationaux et les migrants, et que c’est l’économie qui crée le développement et l’emploi.
J’espère que nous aborderons aussi des questions comme celle de la façon dont les cours des matières premières ont un impact énorme sur les migrations : si le cours du café baisse en Amérique centrale, ou celui du coton en Afrique, les paysans se déplacent pour pouvoir continuer à vivre dignement de leur travail. Ou encore que nous parlerons de la responsabilité de ceux qui, sous couvert de diplomatie, traitent avec des pays qui « fabriquent » littéralement des réfugiés en faisant fuir leur population. Je pense que nous évoquerons également la façon dont la crise du Covid a entraîné une baisse de 20% des transferts de fonds entre les pays riches et l’Afrique par exemple, ce qui entraîne de nouvelles migrations… Nous tenterons d’être très pédagogiques pour que chacun puisse percevoir la complexité d’un sujet qui, je le rappelle, n’est étudié à l’université que depuis une vingtaine d’années. Il est urgent d’expliquer ces questions au grand public pour lutter contre les réactions à court terme qui alimentent l’ignorance et la peur, et mènent à la montée de l’extrême-droite !