NOLWENN WEILER, BASTA. 13 NOVEMBRE 2020
L’implication des soignants du secteur libéral – généralistes, infirmières ou pharmaciennes – a été très forte pendant la première vague de l’épidémie de Covid. Dans certains quartiers, des collectifs habitués à travailler ensemble ont été très réactifs et ont sauvé de nombreuses vies tout en préservant l’hôpital. Ils regrettent que les institutions ne les prennent pas vraiment en compte pendant cette deuxième vague.
On les appelle les soignants « de ville », pour les différencier de ceux et celles qui exercent à l’hôpital, même s’ils travaillent parfois en milieu rural. Moins médiatisés que leurs collègues hospitaliers, ces soignants ont également été très mobilisés pour faire face à la première vague de l’épidémie de Covid-19 ; médecins généralistes et infirmières en tête. Organisés en collectifs formels et informels, ils ont tout fait pour réduire l’afflux de patients vers l’hôpital et ont, eux aussi, sauvé des vies.
Suivre des patients chez eux, pour épargner l’hôpital
Les soignants du 20ème arrondissement de Paris estiment à une centaine le nombre de morts évitées par leur auto-organisation pendant la première vague de l’épidémie. Comment ? En limitant l’exposition au Covid-19 de patients fragiles et très âgés grâce à des tournées spéciales d’infirmières à leurs domiciles. En France, neuf millions de patients de plus de 70 ans vivent à domicile, contre 750 000 dans les Ehpad. « En gérant ces patients en ville, c’est autant de lits de réanimation, et donc de vies, qui ont été sauvées, décrivent les soignants. Le même dispositif, assorti de la présence d’un médecin traitant, a permis d’organiser le retour chez eux de patients qui auraient en temps normal été hospitalisés. Cela a en plus permis d’économiser plusieurs centaines de milliers d’euros à l’assurance maladie en frais d’hospitalisations évitées. »
Les soignants du 20ème arrondissement de Paris estiment à une centaine le nombre de morts évitées par leur auto-organisation pendant la première vague de l’épidémie
Pour organiser ces tournées spéciales d’infirmières et de médecins généralistes, ces soignants se sont appuyés sur leur communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). Expérimentées sur le terrain depuis une quinzaine d’années, et formalisées par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, les CPTS réunissent des médecins, infirmières, sages-femmes, kinésithérapeutes ou podologues qui décident de se regrouper pour partager leur savoirs et mutualiser leurs moyens. Il en existe plusieurs centaines en France, certaines très actives, d’autres moins.
Leurs objectifs : faciliter l’accès aux soins et mieux organiser la prévention. « Pour nous, la santé ne se réduit pas à la prise en charge par les médecins, explique Sophie Dubois, pharmacienne, et directrice de la CPTS du 13ème arrondissement de Paris. Nous travaillons donc avec le secteur médico-social. » Pendant le confinement, tous les soirs, un médecin et un infirmier étaient présents pour faire le tour des Ehpad, assurer une présence médicale et intervenir au niveau des soins palliatifs. « On a aussi organisé des tournées sur le centre d’hébergement d’urgence qui abrite des personnes sans domicile, cite Sophie Dubois. Un médecin et une médiatrice en santé [chargée d’accompagner des personnes qui sont confrontés à des obstacles dans l’accès aux soins] y faisaient une vacation une fois par semaine, des infirmiers trois fois par semaine. »
L’ancrage territorial, garant d’efficacité
Pour protéger l’hôpital, déjà sur-sollicité, les soignants « de ville » ont créé des centres d’appel qui ont déchargé le 15, littéralement pris d’assaut pendant l’épidémie. « Toutes les questions qui ne relevaient pas des urgences nous étaient transmises, rapporte Sophie Dubois. Cela couvrait toute la partie sud de Paris. » Des départements un peu moins urbanisés en ont aussi bénéficié : en Seine-et-Marne, « le centre d’appel s’est installé à la mairie de Thorigny [40 kms à l’est de Paris, ndlr], qui a mis à disposition ses locaux, et du personnel pour répondre aux patients. Il y avait au moins dix personnes tous les jours, de 8h à 20h », décrit Claire Beltramo, médecin généraliste et co-initiatrice d’une CPTS en Seine-et-Marne. Dans le 20ème arrondissement de Paris, l’organisation permettant de gérer l’afflux de patients au plus fort de la crise a nécessité 14 secrétaires qui ont été mises à disposition par la mairie.
L’ancrage territorial s’est révélé déterminant. « Les professionnels étaient noyés dans les informations nationales, se souvient Sophie Dubois. Nous nous sommes chargés de relayer des infos très locales : où trouver un labo qui fait des tests ? Où trouver un podologue qui propose encore des soins ? Qui peut prendre en charge un patient en sortie d’hôpital ? » Des newsletter étaient envoyées trois fois par semaine, les informations évoluant quotidiennement.
Une auto-organisation très efficace
« Être en hyper local, au sein d’un territoire que l’on connaît, c’est vraiment garant d’efficacité, insiste Sophie Dubois. Cela nous a été tellement utile pour trouver du matériel, et notamment des équipements de protection, qui manquaient partout. » Habituée à travailler avec la mairie, la CPTS du 13ème arrondissement a récupéré les kits d’hygiène des cantines, inutiles puisque les écoles étaient fermées. « Nous avons aussi pu nous servir des kits prévus pour les élections et qui n’avaient pas été utilisés. 5000 masques FFP2 ont par ailleurs été récupérés à la Bibliothèque nationale de France [située dans le même arrondissement]. Enfin, des toiles ont été achetées chez un fournisseur agricole et confiées à des couturières du quartier pour fabriquer des sur-blouses. » Avoir ce matériel a permis de protéger les soignants, et de garder des lieux de soins ouverts.
La réactivité des communautés autogérées de soignants a permis d’offrir une continuité de soins à des patients qui auraient, sans cela, été laissés de côté
De nombreux centres Covid ont été créés partout en France, souvent en collaboration avec les collectivités locales. Partout l’auto-organisation s’est révélée efficace. « Le terrain a été plus rapide que les institutions », résume Claire Beltramo. « Le fait de nous connaître nous a rendus très réactifs, ajoute Sophie Dubois. Nous sommes habitués à tenir compte les uns des autres. Il y a eu beaucoup de solidarité. » Dans de nombreux endroits, l’accueil des patients a été géré bénévolement par des kinés, sages-femmes ou podologues – autant de soignants souvent impliqués dans des CPTS mais dont l’activité était très réduite, voire nulle, en raison de la crise. Cette réactivité a permis d’offrir une continuité de soins à des patients qui auraient, sans cela, été laissés de côté.
« La plupart des professionnels de santé se sont organisés spontanément, y compris ceux qui n’étaient pas encore en CPTS avec en particulier des liens forts tissés entre pharmaciens, médecins généralistes et infirmières, décrit Sophie Bauer, vice-présidente de la fédération des CPTS. Les modèles de coopération sont partis du terrain, ensuite les professionnels sont allés demander une aide matérielle aux élus, sous forme de locaux disponibles pour faire des consultations Covid, ou par une participation financière des ARS. »
Les liens avec le secteur médico-social ont permis de prendre en charge des personnes isolées. Dans le 20ème arrondissement de Paris, les soignants disposaient d’une ligne spéciale, mise en place avec la mairie, qui assurait ensuite l’accompagnement des personnes qui en avaient besoin. Un médecin traitant prenant des nouvelles d’une famille, a ainsi réalisé que, sans cantine, ils étaient en difficulté pour faire manger leurs enfants. Le médecin a pu solliciter la mairie rapidement. La famille a été contactée par une assistante sociale et une aide alimentaire a été apportée immédiatement.
Passer d’une médecine de catastrophe à une gestion plus organisée
Tout cela a évidemment fait exploser le compteur des heures travaillées, qu’elles soient rémunérées ou non. « Nous avons fait trois fois nos horaires habituels », calcule Sophie Dubois, qui est payée pour ses missions de coordinatrice, et a parfois travaillé sept jours sur sept au plus fort de l’épidémie. Des milliers d’heures de travail, surtout du côté de la coordination, n’ont pas été payées, et ne le seront sans doute jamais.
Pour la CPTS du 20ème de Paris, ce travail invisible est « un scandale que l’on peut chiffrer à plusieurs dizaines de milliers d’euros ». Dans leur analyse de cette première vague, les soignants « de ville » insistent sur le fait qu’ils ne pourront pas s’engager à une telle hauteur pour la deuxième vague qui a débuté en octobre. D’autant que certains d’entre eux ont payé un lourd tribut lors du premier pic de contamination : 20 % des médecins et 40 % des infirmières sont tombés malades dès les premières semaines.
« Globalement les soignants « de ville » ne sont pas totalement tenus à l’écart comme lors de la première vague où le discours était d’appeler le Samu en cas de symptômes », note Sophie Bauer, vice-présidente de la fédération des CTPS. Mais les pratiques restent trop « hospitalo-centrées » dit-on parmi les soignants. La parole des médecins généralistes est toujours largement ignorée, alors qu’ils ont tiré la sonnette d’alarme dès la fin du mois d’août sur l’aggravation de la situation. « Les ARS étaient entièrement concentrées sur le dépistage, on ne pouvait parler de rien d’autre, déplore Claire Beltramo. On aurait pu réfléchir ensemble à l’organisation des sorties d’hôpital, qui ne vont pas tarder à arriver. On l’a fait de notre côté, bien sûr. Mais on aurait aimé le faire en lien avec les institutions. On a quand même fait nos preuves, pendant la première vague. »
Un fonctionnement institutionnel trop vertical
Nombre de soignants déplorent les discours très anxiogènes des autorités qui suscitent beaucoup de peur et de méfiance, et ont tendance à décourager les gens d’aller chez le médecin. Cet automne, comme au printemps, les retards de soins chroniques risquent de s’accumuler, posant d’importants problèmes sanitaires. « Les patients ne viennent plus chez nous, et refusent également d’aller à l’hôpital » , s’inquiète un généraliste.
Par ailleurs, un point de blocage important demeure côté financements. « Nous avons perdu un temps considérable à demander les moyens de pouvoir soigner alors que nous étions débordés », déplorent les membres d’une CPTS. Qui proposent plutôt « une mise à disposition de fonds a priori pour financer des actions d’urgence qui font consensus entre tous les soignants d’un territoire puis une régulation à froid. Nous pensons être dignes de cette confiance. »
Plus qu’un manque de confiance, Claire Beltramo évoque un manque d’habitude. « Les agences régionales de santé sont des institutions très verticales. Elles ne savent pas travailler autrement. Il faut qu’elles donnent davantage d’autonomie au terrain, pour simplifier notre organisation collective. C’est compliqué de toujours attendre des financements pour lancer des actions. » Le risque c’est que les gens s’épuisent, et se démotivent, avertissent les soignants. Cet épuisement risquerait de porter préjudice à une dynamique qui a fait preuve d’une grande pertinence en temps de crise.
« Les CPTS ont été dynamisées par cette crise, se félicite Claire Beltramo. Les liens entre professionnels de santé se sont renforcés. Il y a eu beaucoup de solidarité. L’ingéniosité pour répondre aux difficultés a été énorme. Ceux et celles qui portent les CPTS croient que le jeu collectif peut apporter quelque chose que le travail individuel n’offre pas. » Autant de forces sur lesquelles pourrait s’appuyer le gouvernement pour avoir un système de soins plus solide. Encore faut-il qu’il écoute.