Marie Astier et NnoMan Cadoret (Reporterre), Reporterre, 16 janvier 2020
« On lâche rien » : jeudi 16 janvier, les manifestants ont à nouveau défilé contre la réforme des retraites. Pour enrayer l’essoufflement face à l’inflexibilité du gouvernement, tous les secteurs professionnels en lutte explorent une diversité des modes d’action.
- Paris, (reportage)
« On est déterminés » : la phrase est revenue plusieurs fois en quelques minutes dans la bouche de Gaëlle. Banderole, chants, slogans et tuniques faites maison, l’enseignante de maternelle dans les Yvelines n’est pas syndiquée mais est venue équipée, avec sa bande de collègues. « Avant, je n’étais pas une enseignante qui faisait grève. Là, j’en suis à mon sixième jour de mobilisation », dit-elle, le regard droit et sérieux encadré par ses lunettes et sa frange. « On lâche rien » : le mot d’ordre était largement répété par tous dans la manifestation parisienne contre la réforme des retraites jeudi 16 janvier.
La CGT a revendiqué 250.000 manifestants à Paris. Le gouvernement a compté seulement 187.000 personnes ayant battu le pavé en France ce jeudi dont 23.000 à Paris… Un chiffre qui semble minoré, au vu de ce qu’a pu constater Reporterre sur le terrain. Reste que si la détermination est intacte, insistent les centrales syndicales autant que les manifestants, les chiffres de la mobilisation déclinent doucement.
Dans le cortège, personne ne le niait, au 43e jour de grève. « C’est dur », témoignait Nicolas, conducteur sur la ligne 6 du métro, récoltant des sous pour la caisse de grève. « Il y en a qui ont repris le travail, mais ce n’est pas la majorité, assurait-il. Ce matin ils n’étaient que 10 sur 300 conducteurs. » « La prise en compte des jours de grève est décalée, c’est la prochaine paye qui va être très très dure », anticipait Patrice, au service d’entretien des caténaires du RER B. « Mais tant que je peux je continue. J’ai un peu d’économies, elles risquent d’y passer… »
« La grève reconductible qu’on a connue, très forte avec beaucoup de conducteurs en grève sur une longue période, c’est en train de s’éteindre », estimait de son côté Christophe Abadi, représentant du personnel chez Sud Rail et conducteur de Transilien. « Certains cheminots vont avoir des difficultés à payer leur loyer. » Derrière lui, ses collègues s’activaient à distribuer les sandwichs merguez afin de financer la caisse de grève. « Mais la détermination est toujours aussi intacte, la seule question est comment tenir financièrement. »
« D’habitude, quand on fait grève on nous traite de privilégiés. Là pour une fois on se sent soutenus ! »
« Les taux de grévistes ne sont plus aussi importants que pour certaines journées de décembre, reconnaissait de son côté Paul Devin, le secrétaire national de la Fédération syndicale unitaire (FSU). Mais en même temps il y a quelque chose de très profond dans la protestation enseignante. Cela fait longtemps que l’on n’a pas vu autant de profs aux assemblées générales. Dans beaucoup d’établissements le nombre d’enseignants qui se sentent concernés est plus élevé qu’habituellement. » Muriel, une des rares syndiquées (au Syndicat national des enseignants de second degré — Snes) du collège Germaine Tillon, à Paris, confirmait. « Aujourd’hui, on est à 75 % de grévistes c’est inédit ! D’habitude on n’est que 4 ou 5… Hier, avec les parents d’élèves, on a réussi à bloquer le collège et les cours ont été annulés », racontait-elle. « D’habitude, quand on fait grève on nous traite de privilégiés. Là pour une fois on se sent soutenus ! » « Ce qui est sidérant, c’est la manière avec laquelle le gouvernement méprise ce mouvement », ajoutait Paul Devin.
En face, le gouvernement reste inflexible, au point que certains observateurs estiment qu’Emmanuel Macron serait dans un « moment Thatcher », et assume un mouvement social extrêmement dur afin de réussir à casser toute opposition à la transformation néolibérale de la société.
Dans ce contexte de blocage, peu se risquaient à faire des pronostics. « Entre la colère des gens et la non écoute totale du gouvernement, on ne sait pas comment vont se profiler les prochains jours », résumait Aurélie Trouvé, la porte-parole du mouvement anticapitaliste Attac.
Alors, comment tenir le mouvement dans la durée ? Les caisses de grève se multiplient et ont du succès. Mickaël Wamen, cogestionnaire de la caisse de grève de la CGT-Info’Com, qui a déjà récolté plus de deux millions d’euros, parcourt les assemblées générales de cheminots pour remettre des chèques aux grévistes : « On ne s’attendait pas à récolter autant. Mais ce n’est pas suffisant. Quand on a remis un chèque de 250.000 euros aux personnels de la RATP, ils en étaient à 220.000 journées de grève, cela fait seulement 1,20 euro par journée et par personne. C’est donc surtout symbolique, cela montre que le mouvement est soutenu par une large partie de la population. » Dans ce contexte, chez Sud Rail, les discussions vont vers une évolution des « modes d’action », disait Christophe Abadi, avec une concentration de la grève sur des « journées noires, des temps forts. Mais il faut aussi que des secteurs entiers viennent nous rejoindre et commencent à faire la grève. »
« Une partie des grévistes doutent, mais une autre partie de la population commence à se mettre en grève : l’énergie, les dockers… »
L’arrivée de nouveaux secteurs dans la contestation permet d’espérer que cela pourrait durer. « Une partie des grévistes doutent, mais une autre partie de la population commence à se mettre en grève : l’énergie, les dockers… », espère Mickaël Wamen. « Le mouvement tient et va durer, parce que tous les gens que je rencontre disent « Nous n’avons plus rien à donner ni à perdre ». » Reporterre vous racontait aussi la semaine dernière la grève peu visible, mais sans précédent, des salariés de l’associatif.
Le collectif SOS retraites, qui rassemble les professions souhaitant défendre leur régime autonome de retraite, a amené dans la bataille des troupes nouvelles sur le terrain de la bataille sociale, des experts-comptables aux chirurgiens en passant par les avocats. Ces derniers, en grève depuis quinze jours, n’avaient jamais connu un tel mouvement social. « 100 % des avocats du barreau de Bordeaux sont mobilisés, nous assurait la présidente du Syndicat des avocats de France (SAF), Estellia Araez. En assemblée générale je n’ai jamais vu autant de monde. Les confrères sont pas du tout essoufflés. Nous avons voté à l’unanimité la reconduction du mouvement de grève dure jusqu’à la semaine prochaine. » Le collectif SOS Retraites prévoit une journée de mobilisation le 3 février prochain, avec, fait là encore inédit, aucune opération programmée par les chirurgiens et un arrêt de leurs tournées par les infirmières libérales.
Présents mais peu nombreux dans la manifestation, les étudiants espéraient, eux, forcir leur mobilisation une fois les partiels passés. « Je travaille dans le monde de la recherche, de plus en plus de facs et laboratoires sont en lutte », témoignait aussi Aurélie Trouvé d’Attac.
Les égoutiers.
Au-delà de la diversification des secteurs en lutte, celle des formes de mobilisation est aussi explorée. Les actions symboliques se multiplient : les avocats ont jeté leurs robes noires aux tribunaux de Caen, Bordeaux, Paris ou Nanterre ; les médecins ont jeté leurs blouses blanches lors de la cérémonie des vœux de l’hôpital Saint-Louis à Paris (les personnels hospitaliers sont mobilisés pour la défense de l’hôpital public mais aussi sur la question des retraites) ; les artisans du Mobilier national ont déposé leurs outils lors, là aussi, de la cérémonie des vœux de leur directeur ; les profs ont multiplié les jetés de cartables et manuels scolaires dans certains lycées, rectorats ou devant l’emblématique Sorbonne. La danse des femmes, « à cause de Macron », dénonçant l’impact de la réforme des retraites pour elles, a aussi été reprise ce jeudi à Paris. Le Snuipp, syndicat majoritaire chez les enseignants de maternelle et de primaire, a aussi recensé des retraites aux flambeaux, flashmob, manifestations de soutien aux grévistes et même un blocage de port avec les dockers de Lorient.
Mais certains sont motivés pour aller plus loin. « Y’en a marre de rester dans les rails des manifestations », nous expliquait Patrice, gréviste à la RATP. « Je suis pour des actions coup de poing, bloquer le périphérique par exemple. »
« La bataille de l’opinion publique est déjà gagnée, estimait Aurélie Trouvé. La grève et les mouvements sociaux de masse sont relégitimés. La convergence se fait entre Gilets jaunes, secteurs en lutte, syndicats, etc. » Alors, il y a des ressources pour tenir, et pas le choix, constatait-elle : « Si le gouvernement passe son projet de réforme, il va ensuite pouvoir dérouler le reste de son projet de société. »