PLENEL Edwy, Médiapart, 9 août 2021
Au cœur de l’été, l’ampleur des manifestations contre la politique sanitaire face à la pandémie du Covid-19 est le prix à payer de son incarnation et de sa confiscation par une présidence autoritaire, mensongère et irresponsable. La question démocratique est plus actuelle que jamais.
Comme au début du mouvement spontané des « gilets jaunes », il est facile de trouver toutes les bonnes raisons de tenir à distance les manifestations contre la politique sanitaire d’une ampleur inédite au cœur de l’été (lire nos reportages ici et là). Praticiens, politiques, intellectuels, universitaires, éditorialistes, etc. : ancrés dans leurs convictions et leurs légitimités, ceux qui possèdent – ou pensent posséder – le savoir et l’expérience méprisent aisément la confusion qui y règne, condamnent l’ignorance qui y prévaut, dénoncent le complotisme qui s’y répand, le tout formant un terreau propice aux idées les plus rances de l’extrême droite, antisémitisme compris.
Mais céder à cette facilité serait prendre l’effet pour la cause. Les égarements que donnent à voir ces manifestations ne sauraient masquer leur motivation initiale : une colère cumulative contre un pouvoir qui n’a cessé de semer la défiance, de créer la division, d’alimenter le désordre. Dans cette énième crise d’un quinquennat qui, depuis 2017, a suscité des mobilisations populaires spontanées de tous ordres, il n’y a pas d’un côté des manifestants ignares et barbares, de l’autre des gouvernants éclairés et civilisés.
Tout en défendant ici même, avec une pédagogie qui contredit l’avis de certains manifestants, la nécessité de la vaccination comme protection collective face à la propagation du coronavirus, nous n’oublions pas que les premières mesures de protection sanitaire, parmi lesquelles le port obligatoire des masques, furent d’abord décrédibilisées par les gouvernants eux-mêmes, cachant leur imprévoyance par un mensonge d’État. Jamais reconnue, encore moins sanctionnée, cette faute initiale a, en retour, définitivement ruiné la crédibilité de la parole officielle.
Si la discipline obéissante, largement saluée il y a un an, de la population durant le premier confinement en 2020 ne semble plus maintenant qu’un lointain souvenir, c’est parce que le pouvoir n’a pas su saisir cette opportunité pour construire une politique sanitaire démocratique, fondée sur le dialogue et le partage avec les premiers concernés : les soignants, les malades, les personnes à risque, les populations plus fragiles, les secteurs plus exposés, les territoires particulièrement touchés, etc., bref avec la société.
La présidence Macron a semé la discorde au lieu de créer la concorde, sans laquelle il n’est pas de mobilisation rassembleuse et solidaire face à un péril sanitaire.
Si détestables ou irresponsables que puissent être certaines de leurs expressions, les colères contre une politique sanitaire jugée illégitime parce que ressentie comme autoritaire sont le prix à payer d’une gestion précisément autoritaire de la crise du Covid-19, concentrée autour de la personne présidentielle promue seul maître des décisions, sans débat ni transparence, sans humilité ni pédagogie, à l’abri d’un « Conseil de défense sanitaire » réuni en secret à l’Élysée.
En tournant résolument le dos aux acquis des dernières décennies en matière de politique de santé publique, notamment depuis la pandémie du VIH responsable du sida dans les années 1980, la présidence Macron a semé la discorde au lieu de créer la concorde, sans laquelle il n’est pas de mobilisation rassembleuse et solidaire face à un péril sanitaire. C’est, en France, l’enseignement principal d’un an et demi de lutte contre le Covid-19 : un retour en arrière durable et systématique qui se surajoute aux autres régressions démocratiques que marque la récente cascade de lois sécuritaires (prévention du terrorisme, contre le séparatisme, sécurité globale –.
La tension entre contraintes collectives et libertés individuelles est au cœur de l’action publique contre les épidémies, traditionnellement coercitive au nom d’un impératif général de lutte contre l’infection qui légitime la restriction ou la suspension des droits individuels. Or cette vision classique a été radicalement remise en cause par la « révolution de la santé publique » associée au sida, dans la prise de conscience des risques d’exclusion et de stigmatisation provoqués par la gestion de l’épidémie, ainsi que des nouvelles attentes sociopolitiques de la population en matière de santé publique.
La réponse « libérale » alors élaborée a marqué « une rupture par rapport aux modes antérieurs d’action face aux maladies infectieuses […] par l’attention inédite qui a été portée aux droits et à l’autonomie des personnes ». Le constat est de l’ancien ministre de la santé Claude Évin, qui fut ensuite directeur général de l’ARS d’Île-de-France et qui ne saurait être tenu pour un utopiste échevelé (lire son témoignage en 2012). Cette rupture politique, résume-t-il, s’est traduite par « le refus de recourir à des mesures de contrainte, comme l’obligation de dépistage ou même, jusqu’au début des années 2000, l’obligation de déclaration pour la séropositivité ; et, en miroir, le rôle prééminent accordé à la responsabilisation individuelle, à l’information et à la prévention ».
Même en situation d’urgence, l’adhésion de la population est une condition importante du succès de la réponse.
Dès lors, nul hasard si le Conseil scientifique créé au début de la pandémie, dont le président Jean-François Delfraissy s’est formé à l’épreuve du sida, a tôt sonné l’alarme sur cette « urgence » que représentaient « l’inclusion et la participation de la société à la réponse au Covid-19 ». Les lecteurs habitués de Mediapart le savent puisque cette note, datée du 14 avril 2020, n’est accessible que sur notre journal : cette exigence a été non seulement ignorée par son destinataire, le président de la République, mais de plus honteusement censurée, tant son appel explicite à une « démocratie sanitaire » remettait en cause un exercice solitaire du pouvoir désormais étendu au contrôle vertical de notre santé.
Face à l’ampleur des mobilisations contre une politique (sanitaire) réduite à la police (administrative), dont la contrainte n’a pas été préalablement délibérée et dont le respect n’a pas été pédagogiquement construit, il est utile de relire cette note qui détaille précisément la voie qu’il aurait fallu suivre pour créer de la solidarité et de la fraternité, autrement dit de l’entraide. D’autant plus qu’elle était prophétique sur le risque de formation d’une « contre-société » sur Internet face à la crise, « révélatrice de la sensibilité d’une partie de la population aux contre-discours, fausses vérités, rumeurs et propos complotistes », réactivant ainsi « l’opposition entre le peuple/élites, gens d’en bas/gens d’en haut, en associant une partie du monde médical et du monde scientifique aux élites parisiennes ».
Pour éviter ce piège, le président du Conseil scientifique recommandait de susciter « l’adhésion de la population », de compter sur « l’expertise sociale » et de parier sur « les réponses locales ». Enfermé dans sa tour d’ivoire (et de courtisanerie), l’autoproclamé épidémiologiste en chef Emmanuel Macron a fait exactement l’inverse, ignorant superbement cette idée de bon sens que « même en situation d’urgence, l’adhésion de la population est une condition importante du succès de la réponse » : « La confiance des citoyens dans les institutions suppose que celles-ci ne fonctionnent pas exclusivement par un contrôle opéré d’en haut (élus, fonctionnaires, experts) mais puissent aussi assurer une plus grande implication de la société. » Laquelle société, insistait cette note prémonitoire, porte, via ses organisations et associations, « une expertise spécifique que n’a pas l’administration », notamment vis-à-vis des populations les plus vulnérables et de la diversité des situations sur le terrain.
Cette alarme sans effet ne faisait pourtant qu’exprimer un savoir largement partagé, au-delà de nos frontières, par toutes les études prospectives sur la gestion d’une crise sanitaire d’ampleur. En 2017, un rapport écrit pour la Banque mondiale insistait sur « la sensibilisation précoce de la population » en toute transparence, sans mensonge ni dissimulation. Dix ans auparavant, dès 2007, le Centre d’analyse stratégique rattaché à Matignon soulignait, parmi « les défis posés par les maladies infectieuses émergentes », « la confusion des messages » : « Le déni, le défaut de transparence ne sont plus possibles, ou du moins deviennent plus périlleux pour les autorités. »
De plus, la recommandation du président du Conseil scientifique ne faisait que relayer une exigence exprimée, dès mars 2020, par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) qui recommandait « une communication transparente et responsable s’appuyant davantage sur le corps social ». Si l’action collective organisée pour protéger la santé publique est confiée à l’État au titre de ses missions régaliennes, le CCNE estimait alors « que la méthode délibérative est garante, non seulement de la pertinence de la décision politique à laquelle elle aura contribué (en s’appuyant sur l’expertise scientifique), mais aussi de la confiance qu’elle suscitera de la part de la société civile ». « En outre, insistait-il, cette décision qui concerne toute la société et potentiellement ses valeurs fondamentales devrait, en amont, être éclairée par l’expression de l’opinion citoyenne. »
L’incohérence a été au poste de commande
Or c’est précisément la mise en place d’une instance indépendante permettant cette expression citoyenne, recommandée aussi bien par le CCNE que par le Conseil scientifique, qui n’a jamais été envisagée par Emmanuel Macron et la coterie qui l’entoure. Alors même que, de confinement en confinement, de tests en vaccins, elle aurait garanti la construction d’une riposte sanitaire comprise et acceptée. Cette « démarche inédite dans notre démocratie, ajoutait le CCNE, contribuerait à favoriser la confiance et l’appropriation de l’action des pouvoirs publics par l’ensemble de la société ». Tant il est vrai, le CCNE toujours, que « la cohérence des décisions prises paraît essentielle à une bonne compréhension et acceptation d’éventuelles mesures contraignantes ou de choix difficiles en matière de politique de santé dans cette situation de crise ».
C’est peu dire que, depuis un an et demi, l’incohérence a été au poste de commande. Un an après l’immense mensonge cachant la pénurie de masques, Emmanuel Macron a pris, seul, la décision de ne pas reconfiner en février 2021, à l’encontre de tous les avis scientifiques, épidémiologiques et médicaux. La lucidité que lui ont alors prêtée ses thuriféraires eut un terrible coût humain, évalué à plus de 14 000, tandis qu’elle n’empêcha pas un troisième confinement, hélas trop tardif.
Mais, dans ce tableau peu enviable où l’irresponsabilité semble régner en maître, on peut aussi ajouter l’insuffisante priorisation des populations à risques pour la vaccination ainsi que le ciblage discriminant des quartiers populaires durant les confinements. Ou, encore, l’incohérence toute récente qu’il y a à ne plus imposer le port des masques dans les lieux soumis au passe sanitaire, ce qui revient à privilégier la surveillance plutôt que la prévention, autrement dit à lâcher la proie (les protections et gestes barrières) pour l’ombre (la coercition administrative et policière).
Une politique du passage en force qui ne dialogue ni n’écoute, ne partage ni ne délibère, indifférente à la diversité des attentes et à la pluralité des opinions malgré sa faible légitimité initiale.
Dans ses récents avis, le Conseil scientifique ne cesse de marteler une exigence, ainsi résumée : « aller vers ». À l’opposé des exhortations impatientes et méprisantes formulées sur tous les tons et sous toutes les formes par Emmanuel Macron dont l’omniscience proclamée fait penser aux trépignements des médecins de Molière, ces deux mots résument une politique sanitaire empathique, soucieuse de pédagogie et de compréhension.
Après avoir rappelé que « les populations les plus socialement défavorisées et les plus éloignées du système de soins et/ou à faible revenu » ont payé le plus lourd tribut durant les trois premières vagues épidémiques du Covid-19, le Conseil scientifique plaide ainsi, dans son avis du 6 juillet, pour y intensifier « la stratégie de vaccination “aller vers” ». « Elle peut être conduite, écrit-il, en partenariat avec les différents acteurs locaux et associatifs, et doit viser à expliquer sans juger ni imposer. » « Le vaccin, insiste encore cet avis, doit être expliqué et proposé en évitant toute forme de stigmatisation. » Oui, expliquer, sans juger ni imposer.
Tout l’inverse en somme de la non-pédagogie présidentielle, associant impératif catégorique de la vaccination et stigmatisation discriminante des réfractaires, jusqu’au chantage à l’emploi. Décidément, quand il faudrait « aller vers », ce président préfère « aller contre ». De même que le mouvement créé à son usage et à ses initiales s’appelle « En Marche » alors qu’il se résume, depuis quatre ans, à un « En Force » permanent. C’est-à-dire à une politique du passage en force qui ne dialogue ni n’écoute, ne partage ni ne délibère, indifférente à la diversité des attentes et à la pluralité des opinions malgré sa faible légitimité initiale – seulement 18 % des électeurs inscrits ont voté pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle, ce qui de plus ne signifiait pas adhésion aveugle à son action future.
S’il est un enseignement de cette présidence, c’est bien l’urgence vitale de la question démocratique. À l’heure de défis universels, aussi bien sanitaires qui mettent en péril le destin de l’humanité sans faire trop de tri entre classes, peuples, nations, nous n’avons d’autre protection que notre capacité à inventer collectivement des réponses solidaires et durables. S’ils se trompent sur bien d’autres sujets, les manifestants contre une politique sanitaire réduite à des contraintes imposées d’en haut sans débats ne font pas fausse route en pointant cet enjeu primordial.