Réflexions en marge du Forum social Maghreb-Machrek sur la Palestine
Anne Latendresse, co-présidente d’Alternatives.
Le Forum social Maghreb-Machrek, une composante régionale du Forum social mondial, a réuni du 10 au 12 mai à Tunis, des militant.es du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, et plus d’une vingtaine de militant.es de la Cisjordanie. Des alliées venant de France, de Belgique, du Québec, Feroz Mehdi et moi d’Alternatives, et deux militant.es juif.ves antisionistes, l’une de France et l’autre du Maroc, ont également pris part aux échanges.
Lors de l’excellente séance d’ouverture, on a pu entendre Francesca Albaneese, la rapporteure spéciale sur la situation dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 des Nations-Unies, de même que Rima Hassan, une jeune avocate d’origine palestinienne qui se présente aux élections européennes, ainsi que Michèle Sibony, une camarade juive antisioniste de longue date.
Ce panel a été le meilleur de l’événement. Chacune a traité sous un angle différent, la guerre en cours contre le peuple palestinien, et en particulier contre la population palestinienne de Gaza, composée à 70 % de réfugié.es de la Nakba, c’est-à-dire de familles palestiniennes déplacées en 1948 qui sont allées s’établir dans la bande de Gaza et qui y sont restées dans la mesure où Israël s’oppose au droit au retour des réfugiés. S’appuyant chacune de leur expertise, ces trois femmes partagent, sans équivoque, une conclusion : il s’agit bel et bien d’un génocide qui se déroule sous nos yeux avec la complicité des pays occidentaux qui ferment les yeux sur les nombreuses violations du droit international, et qui appuient Israël notamment par l’envoi d’armement.
Pendant le forum, les participantes et participants ont pris part à divers ateliers portant sur des thématiques telles que le droit international, et les initiatives comme le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), les violations et luttes pour les droits humains, l’action des femmes tunisiennes et palestiniennes, les valeurs humanistes et la solidarité internationale, les médias et le traitement médiatique, etc. Elles et ils se sont entendus autour d’un narratif commun qui consiste à dire que ce qui se passe à Gaza, le dernier grand projet colonial de l’histoire contemporaine, nous concerne en tant qu’humanité.
Outre la répétition d’un génocide qui se produit sur la base d’un racisme sans non et d’une déshumanisation des Palestiniennes et Palestiniens, ce sont les valeurs humanistes, anticoloniales, antiracistes, la liberté d’expression et la démocratie qui sont en danger dans nombre de pays, notamment les pays du Maghreb et du Machrek, dès qu’il est question de manifester la solidarité à l’égard des Palestiniennes et Palestiniens. Ici et là, et pas seulement dans le monde arabe, les directions des médias traditionnels se font le relai du discours narratif israélien, ou imposent aux animatrices et animateurs de téléjournal, de même qu’aux journalistes, une terminologie à prohiber. Pas question de parler de génocide à l’égard du peuple palestinien, pas question de parler des tortures ou des exactions commises par l’armée israélienne à l’égard des médecins, des scientifiques de Gaza ou du personnel humanitaire. Ajoutons que très peu de médias font état des «fake news» produites par l’armée israélienne sous forme de vidéo, qui circulent abondamment sur les médias sociaux.
La guerre contre Gaza reflète de façon exponentielle des enjeux qui étaient déjà présents en Palestine, d’où le fait que les Palestiniennes et les Palestiniens évoquent la continuité de la Nakba. En effet, cette guerre révèle avec acuité une logique ségrégationniste et meurtrière à l’égard des Palestiniennes et Palestiniens, en particulier à l’égard des femmes et des enfants qui portent la vie et l’avenir.
Selon un rapport de l’UNICEF du 21 mai 2024, 35 562 personnes ont été tuées dont 9 000 enfants assassinés, et 12 300 autres qui ont été blessés, amputés ou traumatisés pour la vie 1. Selon une estimation de l’Unicef, un enfant serait tué ou blessé toutes les dix minutes. Comment une société peut-elle se relever et reprendre le cours de sa vie pour penser l’avenir?
Pour certaines participantes et participants au forum social Maghreb-Machrek, le fait que près de 70 % des victimes soient des femmes et des enfants ne relève pas du simple hasard, mais d’une logique génocidaire visant l’anéantissement d’un groupe. Après tout, font-ils valoir, l’armée israélienne, ne possède-t-elle pas de technologies suffisamment sophistiquées pour éviter de bombarder des sites où femmes et enfants se sont réfugiés. Or, les données collectées par des agences de l’ONU ou des ONG palestiniennes montrent bien que l’armée a ciblé des écoles primaires, les universités, les hôpitaux, bref, des lieux où femmes et enfants, mais pas seulement, s’étaient réfugiés.
Par ailleurs, la stratégie génocidaire comprend d’autres moyens, dont la destruction de l’environnement. Seulement un mois après le 7 octobre, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) estimait que 55 % des infrastructures hydrauliques dans l’enclave palestinienne étaient endommagées et nécessitaient des réparations. «Au moins 100 000 mètres cubes d’eaux usées sont déversés chaque jour sur la terre ferme ou dans la mer Méditerranée, indique un porte-parole du PNUE» 2. Il faut dire que bien avant le 7 octobre, la bande de Gaza qui était sous blocus total avait des problèmes de pénurie d’eau, et de contamination. Depuis la guerre en cours, l’armée a détruit une bonne partie des usines de traitement de l’eau et des infrastructures sanitaires. De plus, des milliers d’hectares de cultures ont été endommagés, et des cheptels disséminés. On comprend mieux pourquoi les agences internationales parlent de la famine qui guette la population. En fait, comment une population qui dépendait déjà en partie de l’aide internationale, peut-elle se nourrir en l’absence d’agriculture et d’élevage?
La trame narrative israélienne
On peut se demander pourquoi de nombreux gouvernements occidentaux et les médias traditionnels ont adopté, sans gêne, la trame narrative israélienne et surtout pourquoi ils sont prêts à utiliser la force et la répression à l’encontre de leurs propres citoyen.nes pour faire taire les voix critiques à l’égard de l’État d’Israël, ou pour empêcher la prise de parole et l’expression de solidarité à l’égard du peuple palestinien.
Pour certaines personnes, la réponse est simple : Israël représente et défend les valeurs occidentales au Machrek (nom de la région du Proche-Orient en arabe). Si Israël échoue, c’est l’hégémonie occidentale, et son projet de subordination économique et raciste, qui sont menacés. Et cela, les élites économiques et politiques occidentales l’ont très bien compris, ainsi que celles du monde arabe, d’où la brutalité de la violence et la répression exercée par les forces policières françaises, allemandes, états-uniennes, et canadiennes contre les étudiant.es des campements notamment. En Algérie, après le 7 octobre, des militant.es ont appelé une grande manifestation, laquelle a été interdite par le gouvernement. Ce dernier a finalement dû reculer, mais il semble que 300 personnes auraient été arrêtées.
Les pays du Maghreb et du Machrek sont donc sous tension. Au forum, les militant.es qui ont pris la parole ont expliqué que les dirigeants des pays arabes, qui ont signé ou étaient prêts à signer des accords bilatéraux avec Israël, craignent plus que jamais qu’un événement du type du 7 octobre se produise dans leur propre cour.
En Tunisie, pendant la tenue du forum, des policiers masqués de cagoules sont entrés dans la Maison de l’avocat, et ont enlevé une avocate qui est maintenant en détention administrative. Le surlendemain, ils sont retournés de nouveau au local à Tunis, et auraient arrêté un autre avocat sans mandat ni procès. Cette répression concerne ici l’enjeu migratoire très présent en Tunisie du fait de sa proximité géographique avec la Lybie, l’Afrique subsaharienne, et les côtes européennes. Ce pays a signé une entente avec l’Union européenne pour agir à titre de chien de garde et empêcher le passage des migrant.es en échange d’injection substantielle d’argent. Ces arrestations reflètent bien l’autoritarisme qui s’est mis en place depuis 2021. Cet autoritarisme se rencontre dans tous les pays du Maghreb et du Machrek, et il s’est resserré depuis le 7 octobre passé.
Quant aux Palestinien.nes de la Cisjordanie qui étaient présent.es au forum à Tunis, les trois journées leur ont fait un grand bien. Boire un jus sur une terrasse en bonne compagnie après de longues journées d’échanges, et retrouver des ami.es et compatriotes a été grandement apprécié. Un rien pourrait faire exploser la situation en Cisjordanie. L’armée israélienne entre en force dans certains villages ou camps de réfugiés, voire même dans les zones dites «autonomes» palestiniennes comme elle l’a fait à Jénine le 22 mai dernier. Les arrestations arbitraires se multiplient, la répression se durcit. La mobilité entre les villes est encore plus difficile qu’à l’habitude. Et plus que jamais, les habitants de la Cisjordanie craignent l’éruption de colons déchaînés et prêts à tout casser. Bref, la tension est à couper au couteau.
Bref, lors de ce forum, nous avons échangé sur la nécessité de se réseauter, et évidemment de partager les informations, et les analyses, notamment entre l’Europe et les Amériques. En Europe, les militant.es s’organisent et voient l’importance de faire circuler l’information. Une étudiante, très active au sein de la mobilisation étudiante de Paris, a pris la parole. Les étudiantes et étudiants sont déterminé.es plus que jamais à poursuivre leurs actions, ce qui ne les empêche pas de vouloir prendre part à des réseaux de solidarité pro-palestinienne plus larges que strictement étudiants. C’est toute une jeunesse qui est en train de se former ou s’autoformer.
BDS et la fin de la coopération académique, économique avec Israël doivent rester au cœur de nos actions et messages. Il faut tout faire pour affaiblir l’économie israélienne, et isoler l’État d’Israël. À l’instar du mouvement de solidarité internationale avec le peuple sud-africain, peut-être saurons-nous faire tomber les piliers du temple?