« Aucune action pour le climat n’est trop petite », dit Greta Thunberg, interviewée chez elle, en Suède, en visioconférence. Elle souligne l’importance du militantisme écologiste et dénonce les politiciens aux « discussions interminables qui sont rarement suivies d’actions ». Son souhait : que la crise climatique soit, enfin, traitée comme une urgence.
La militante Greta Thunberg, initiatrice des « grèves de l’école pour le climat » a été interviewée le 6 octobre 2021 dans son appartement à Stockholm, en Suède, par NBC News, Reuters et The Nation. Il est republié ici — dans une version traduite et plus concise — dans le cadre de Covering Climate Now, une collaboration mondiale de plus de 250 médias pour renforcer la couverture des changements climatiques.
Covering Climate Now — À la conférence Youth4Climate le 28 septembre, en Italie, vous avez employé l’expression « bla-bla-bla » qui est devenue virale. À qui ce « bla-bla-bla » était-il adressé ?
Greta Thunberg — Il visait surtout les personnes qui gouvernent le monde aujourd’hui. J’ai repris des paroles prononcées par de nombreux dirigeants mondiaux, et il m’a paru évident que cette expression les traduisait parfaitement. Je m’adressais donc à un grand nombre de personnes.
En général, les paroles ne m’intéressent pas, on en entend tellement… Bien sûr, elles sont utiles quand elles aboutissent à quelque chose, mais dans le contexte actuel, elles ne servent à rien. Comme nous avons pu le constater depuis des décennies, et comme nous continuons de le constater aujourd’hui, on substitue les paroles à l’action. Ce sont des mots prononcés par les dirigeants pour dire qu’ils font quelque chose, alors qu’en réalité ce n’est pas le cas.
Pouvez-vous citer des dirigeants sur la scène mondiale qui prennent la situation climatique au sérieux et dont les actions sont en accord avec leurs paroles ?
Personne n’est dans ce cas de figure aujourd’hui. Bien sûr, il y a beaucoup d’individus qui souhaitent en faire plus et qui essaient de faire pression de toutes les manières possibles, mais aucun dirigeant mondial ne prend des mesures suffisantes. Ce serait formidable si c’était le cas. Ce serait super, car ils pourraient montrer le chemin aux autres et le monde pourrait les suivre. Imaginez ce qui se passerait si un seul pays commençait à agir comme s’il s’agissait d’une urgence… Mais malheureusement il n’en existe aucun aujourd’hui.
Nous avons pu voir les réactions face au Covid : la pandémie a été qualifiée d’urgence planétaire. Les gens se sont mobilisés et des milliards de dollars ont été investis.
Pensez-vous que l’urgence climatique soit traitée de la même manière que l’urgence Covid ?
Objectivement – et surtout si on regarde les réactions au Covid à travers le monde –, on peut dire que la crise climatique n’est pas traitée comme une urgence. Elle ne l’est pas et ne l’a jamais été.
Si vous conseilliez un dirigeant mondial et qu’il vous demandait : « Greta, selon vous, quelle est la première mesure que je devrais prendre aujourd’hui ? », que lui diriez-vous ?
Une mesure fondamentale serait de commencer à éduquer les gens sur l’urgence climatique, puis d’agir face à cette situation d’urgence. On ne pourra pas réellement changer les choses sans le soutien des populations de la planète. Mais comment avoir leur soutien alors qu’elles ne sont pas au courant de toutes les retombées du dérèglement climatique, et que leurs dirigeants ne considèrent pas la crise comme une véritable urgence ?
Pensez-vous néanmoins que les citoyens sont en avance sur leurs dirigeants, qu’ils sentent que quelque chose de grave est en train de se passer et qu’il faut agir ?
Je crois que oui, et que dans de nombreuses régions du monde, la volonté d’agir des peuples est sous-estimée. Les sondages démontrent que beaucoup plus de personnes que nous ne le pensons souhaitent réellement prendre des mesures face au dérèglement climatique. De ce point de vue, les populations sont en avance par rapport à leurs dirigeants. Mais on entend surtout les paroles de certaines personnes qui font croire que la grande majorité ne souhaite pas qu’on agisse ou prenne des mesures. Ces voix occupent une place médiatique disproportionnée et on leur accorde beaucoup trop d’attention, car ce qu’ils disent n’est pas représentatif de l’ensemble de la population.
Quel est, selon vous, le prix à payer pour notre inaction, pour chaque jour perdu à attendre plutôt qu’à prendre des mesures globales, aussi petites ou grandes soient-elles ?
Nous constatons déjà les effets dévastateurs de l’inaction et de l’attente. Si nous continuons comme ça, la situation ne fera qu’empirer. Beaucoup plus de vies, de moyens de subsistance et d’écosystèmes seront perdus. Et un grand nombre de ces dommages seront irréversibles. C’est clair que des populations en souffrent déjà aujourd’hui, et que la situation ne fera qu’empirer et s’amplifier tant que nous choisirons d’attendre. Il faut comprendre que l’inaction climatique est un choix délibéré.
- Au nord-est de l’Inde, les champs sont noyés par des crues imprévisibles dues au changement climatique et empirées par une urbanisation erratique. Septembre 2021. © Côme Bastin/Reporterre
La volonté d’agir en faveur du climat est surtout portée par les jeunes, des jeunes comme vous. Pensez-vous que les jeunes de ce monde ont un impact sur la politique climatique ?
Les jeunes ont, et ont eu, un impact important, surtout récemment. Bien sûr, nous n’avons pas le pouvoir de changer les choses, mais nous avons le pouvoir d’influencer d’autres personnes, d’influencer les adultes. Parce que nous ne pouvons rien faire sans les autres. Nous avons besoin leur soutien, car nous ne sommes pas les décideurs. Nous avons besoin que tout le monde fasse pression sur les gouvernements. Les jeunes mènent ce combat depuis si longtemps maintenant, mais il nous faut de l’aide, nous ne réussirons pas seuls. Tout le monde répète que le combat des jeunes est tellement important – et, oui, c’est peut-être vrai – mais ça ne doit pas empêcher les autres d’agir, parce que nous avons besoin d’eux. Nous avons besoin que tout le monde nous aide.
Que répondez-vous à ceux qui disent : « Oh, c’est trop énorme. En quoi mes actions peuvent-elles changer quoi que ce soit ? »
Tous les activistes ont dû passer par des moments où ils se disent : « Je ne peux rien faire, je ne peux rien changer. » C’est le cas pour moi aussi. Mais je crois qu’ensemble nous avons prouvé que ce n’est pas vrai. Lorsqu’on se rassemble pour mobiliser les gens, organiser des événements et mener des campagnes qui peuvent avoir un impact massif, ça peut tout changer, ça peut changer la perception qu’a le public de ces questions. Aucune action n’est trop petite. Comme beaucoup d’autres, j’ai commencé très, très modestement, en essayant tout simplement de réduire mon empreinte carbone chez moi, puis nous sommes devenus militants et sommes descendus dans la rue. Et maintenant, nous formons un réseau de millions de personnes à travers le monde qui sont en contact tous les jours, qui se mobilisent et organisent des marches, etc.
« L’inaction est un choix fait en connaissance de cause »
Vous avez sans doute vu la vidéo montrant la fuite d’un oléoduc au large de la côte californienne, où plus de 450 000 litres de pétrole se sont déversés dans l’océan Pacifique. Qu’en avez-vous pensé ?
Évidemment, cela pourrait – et devrait – provoquer une prise de conscience. Malheureusement, on a vu tellement d’accidents similaires qu’on est devenus insensibles et qu’on n’a plus les bonnes réactions. Ces incidents se reproduisent tellement souvent… Mais bien sûr, je pense que c’est un signal clair que le modèle de notre société n’est pas durable. Il ne l’est vraiment pas, et c’est vrai dans tous les domaines. Parce que ces systèmes qui provoquent la destruction de l’environnement provoquent aussi le dérèglement du climat et ainsi de suite. Ça démontre tout simplement la nécessité d’un changement fondamental, un changement qui serait bénéfique pour tous.
Comment expliquez-vous que les gens n’entendent pas ce signal d’alarme ?
C’est parce que personne d’autre n’agit comme si nous étions en situation d’urgence. Les humains sont des animaux sociaux : on s’observe et on imite le comportement les uns des autres. Et puisque tout le monde autour de nous se comporte comme si tout était normal, comme si tout allait bien, c’est tout à fait normal que, nous aussi, on se comporte comme si tout allait bien.
Allez-vous assister à la COP26 en personne ou à distance ? À votre avis, quelle est l’efficacité de conférences mondiales sur le climat comme celle-ci ?
Je pense y assister en personne. Ces COP, telles qu’elles existent actuellement, ne mèneront à rien à moins d’une pression publique massive. Je crois quand même qu’elles ont le pouvoir de changer les choses, puisque tant de personnes s’y réunissent pour trouver des « solutions », quelles qu’elles soient. Dans l’état actuel des choses, ça ne mène à rien, parce que tout ça n’est que du bla-bla-bla : ce ne sont que des négociations et des discours vides, des discussions interminables qui sont rarement suivies d’actions. Mais, pour nous, c’est l’occasion de mobiliser le public, d’attirer l’attention sur la crise, d’expliquer que nous sommes face à une situation d’urgence… Enfin, je pense que la COP26 sera l’occasion pour nous de mobiliser le public autour du dérèglement climatique.
Quels résultats espérez-vous ? Quel moyen de pression aimeriez-vous voir adopté pour obliger les participants à agir davantage ?
Dans l’état actuel des choses, nous sommes très, très loin de ce qui est nécessaire. On est à mille lieues des préconisations de l’Accord de Paris et surtout de celle de rester en dessous de 1,5 °C par rapport au niveau préindustriel. Alors, pour moi, la réussite serait déjà l’adoption d’une attitude honnête, pointer l’écart entre ce que nous disons et ce que nous faisons vraiment. C’est primordial pour que nous puissions faire face à cette crise. Pour changer les choses, on doit d’abord reconnaître la situation dans laquelle on se trouve. On doit s’asseoir et essayer de comprendre où nous en sommes maintenant, ce que nous ne cherchons pas à faire aujourd’hui. Aujourd’hui, nous cherchons des petites solutions concrètes et symboliques pour donner l’impression que nous faisons quelque chose, n’importe quoi, sans vraiment nous attaquer au cœur du problème. Et lorsqu’on annonce des objectifs, on ne tient toujours pas compte de toutes les émissions de gaz à effet de serre ; lorsqu’il s’agit de réduire ces émissions, on utilise toujours une comptabilité créative, et ainsi de suite. Et tant que ce sera le cas, nous n’irons pas bien loin.
Vous avez exprimé votre inquiétude quant à l’absence d’une représentation équitable des pays les plus pauvres qui sont par ailleurs les plus touchés par le changement climatique.
C’est le cas à chacune de ces réunions. Il y a toujours une sous-représentation des pays les plus pauvres, ce qui est encore plus évident cette année, avec les restrictions de voyage et la mise en quarantaine de certains participants.
On a beaucoup parlé du fait que les pays riches n’ont pas tenu leur promesse de soutenir financièrement les pays les plus pauvres. On leur a aussi promis une aide pour développer une économie durable et pour atténuer les impacts du changement climatique.
Quelle est votre opinion là-dessus ?
Cette trahison est très symbolique. On parle beaucoup de trahison envers les jeunes et les générations futures, mais il y a aussi la trahison des pays les plus riches envers les pays les plus pauvres – des personnes les moins touchées envers celles qui sont les plus touchées. On n’est pas seulement en train de voler l’avenir de nos enfants, on est aussi en train de priver des millions de personnes dans le monde de leur présent. En refusant de tenir leurs promesses, de rembourser leur dette historique, les pays riches montrent très clairement où ils se positionnent et quelles sont leurs priorités. Et à chaque fois qu’ils ont l’occasion de faire quelque chose de concret, ils ne le font pas.
Que répondez-vous aux personnes qui disent : « Vous savez, pour nous, changer de mode de vie, d’énergies, de véhicules et de moyens de transport, ça coûterait beaucoup trop cher. On va perdre des emplois, les prix vont s’envoler… » ?
Les retardataires dans la lutte contre le changement climatique ainsi que les défenseurs du statu quo ont très bien réussi à nous faire croire que ces mesures nous feraient perdre de l’argent. Évidemment, ce n’est pas le cas et, bien sûr, comme nous le savons maintenant, l’inaction nous coûtera beaucoup, beaucoup plus cher. Nous perdrons beaucoup, beaucoup plus que si on agissait. D’ailleurs, c’est étrange que nous ayons toujours cette discussion.
Selon vous, qu’est-ce que le mouvement pour le climat a réalisé de meilleur au cours des deux dernières années et demie, et en quoi s’est-il montré défaillant ?
Le mouvement pour le climat a réussi à mettre l’accent sur l’urgence climatique et l’urgence écologique et, d’une certaine manière, à changer la norme sociale et le débat autour du climat. On a l’impression que le public prend lentement conscience des enjeux et commence à comprendre qu’il s’agit bien d’une urgence. Bien sûr, il y a encore un très, très long chemin à faire. On est encore loin de mener une action à la hauteur du défi, et ça ne pourra se faire que par un changement de perception ; le public doit percevoir le changement climatique comme une urgence, qu’il le reconnaisse en tant que tel. Et c’est ça que nous essayons de faire.
Vous parlez de l’importance de l’opinion publique qui est la seule à pouvoir porter les changements nécessaires, y compris lors de la COP26 qui se tiendra prochainement. Quel est le rôle des médias à cet égard ?
Jusqu’à présent, les médias n’ont pas réussi à communiquer sur la crise climatique. Ces trente dernières années, ils ont eu la lourde responsabilité de sensibiliser l’opinion à la situation d’urgence dans laquelle on se trouve, et, aujourd’hui, on peut dire qu’ils ont échoué. Il y a bien sûr un grand nombre d’organisations de presse et de journalistes qui essaient de faire pression dans ce sens, et j’estime qu’ils ne reçoivent pas le soutien qu’ils méritent. Avec leur pouvoir de communication, les médias peuvent changer les mentalités et, aujourd’hui, ils sont une de mes plus grandes sources d’espoir.
Nous avons pu voir avec la pandémie du Covid, par exemple, que quand les médias ont décidé de la traiter comme une urgence, cela a changé les normes sociales du jour au lendemain. Et si les médias décidaient, avec toutes les ressources dont ils disposent, de changer réellement les choses, d’utiliser leur tribune pour le bien, alors ils pourraient toucher d’innombrables personnes en un rien de temps, avec des conséquences énormes, des conséquences positives.
Les entreprises de combustibles fossiles ont menti à propos du changement climatique pendant quarante ans. Que devrait-il arriver à des entreprises comme Exxon, BP et Chevron ? Devraient-elles être condamnées à payer des dommages et intérêts, en particulier aux communautés qui ont le plus souffert ?
Les mesures que vous évoquez me semblent raisonnables. Ces entreprises doivent être tenues pour responsables. Bien sûr, certains disent que nous aurons besoin d’elles pendant la transition… Mais je pense qu’elles doivent être tenues pour responsables de tous les dommages qu’elles ont causés. C’est la moindre des choses. Surtout pour les personnes dont la communauté, la santé et les moyens de survie ont été détruits par leurs actions.
On sait que l’abandon n’est pas une option pour vous, mais face à l’inertie des dirigeants malgré les manifestations et la réprobation de l’opinion publique, envisagez-vous de modifier votre stratégie, vos tactiques et votre théorie du changement ?
Je ne sais pas. Pour l’instant, on ne fait que répéter le même message comme un disque rayé, puis on descend dans la rue pour répéter ce même message parce qu’il n’a toujours pas changé. Nous devons le répéter jusqu’à ce que les gens comprennent. C’est notre seule option. Si on trouve d’autres moyens de communication qui fonctionnent mieux, on pourra éventuellement se diriger vers ça, je ne sais pas. Pour l’instant, on continue d’agir comme on l’a fait jusque-là.