Dans l’effervescence populaire qui a suivi la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, surgit un slogan : Haïti, plus jamais ! Ce cri de colère traduisait une sorte de rupture vis-à-vis des 29 ans de la dictature duvaliériste, une période cruelle marquée par la violation systématique des droits humains, la corruption, la répression au quotidien, la pensée unique et le démantèlement des institutions du pays.
35 ans après le départ des Duvalier, de grandes inquiétudes portant sur le retour à une époque qu’on croyait révolue, flottent dans l’air.
Si d’un côté les interprétations de l’article 134 de la Constitution haïtienne relatif à la durée du mandat présidentiel nous plongent dans une situation confuse ; d’un autre, certaines mesures de l’administration du Parti Haitien Tèt Kale ne laissent planer aucun doute quant aux velléités du régime d’entraîner le pays sur la voie de l’autoritarisme.
La plupart des faits marquants de l’administration en place rappellent les temps sombres du régime totalitaire des Duvalier qui ont dirigé le pays, sans discontinuer, de 1957 à 1986. La société haïtienne garde encore les séquelles de ce désastre qui aurait fait plus de 30 000 victimes.
Lors des campagnes électorales de 1957, le candidat François Duvalier s’est présenté comme un médecin de campagne ingénu, qui se veut le rédempteur de la prétendue « race noire ». Il se voyait comme le Messie des déshérité-e-s, des marginalisé-e-s, des laissé-e-s pour compte alors que ses hommes de main posaient des bombes artisanales pour alimenter les tensions politiques liées au scrutin.
La même rhétorique a été reprise en 2015 quand l’équipe de Repons Peyizan devenue PHTK qui voulait propulser sur la scène politique le candidat Jovenel Moïse, jusqu’ici méconnu de l’électorat haïtien. L’image du fils de paysan (catégorie sociale marginalisée), humble, devenu l’entrepreneur le plus à même de relancer la production nationale a été mise en branle par la machine de marketing « rose ».
Avec l’appui d’une frange de la bourgeoisie haïtienne et certains acteurs de la communauté internationale, l’actuel numéro 1 des Tèt Kale est élu président en 2016 dans des élections entachées d’irrégularités, mais soutenues par les Nations-Unies et le Core-Group (États-Unis, Union européenne, Canada, etc..). Ainsi, le propriétaire de l’Agritrans (entreprise impliquée dans le scandale de corruption Petrocaribe selon un rapport de la Cour des comptes) s’est retrouvé au timon des affaires.
Le discours politique de François Duvalier, ayant pour fondement idéologique le noirisme, ciblait une catégorie sociale, « les mulâtres », qui d’après lui sont responsables de l’appauvrissement des couches populaires. Cependant ses massacres dans le Sud’est (Thiotte, Belle- Anse/Saltrou, Grand Gosier, Anse — à-Pitre) touchaient principalement la paysannerie, la catégorie sociale que le duvaliérisme prétend défendre.
Jovenel Moïse octroie privilèges et contrats à certains secteurs de la bourgeoisie.
De son côté, Jovenel Moïse octroie privilèges et contrats à certains secteurs de la bourgeoisie. Ce qui est contradictoire à son discours populiste « ti rès la se pou pèp la ». L’économiste Fritz Alphonse Jean, ancien gouverneur de la banque centrale haïtienne, évoque le concept de « grand remplacement » pour qualifier ce transfert de privilèges d’un secteur de l’oligarchie économique à un autre qu’opère le régime de PHTK.
Le décret promulgué récemment par Jovenel Moïse portant sur la création de la zone franche agro-industrielle de Savane Diane/Saint-Michel, en faveur de la famille Apaid (membre influent de la bourgeoisie locale) illustre ce constat.
Les signes avant-coureurs
Depuis le premier quinquennat des Tèt Kale, d’importantes menaces pèsent sur la démocratie haïtienne. Entre arrestation arbitraire de parlementaires en fonction, répression de manifestations, corruption, attaques à répétition contre la presse, discours négationniste favorable au duvaliérisme ; des signaux forts étaient constamment envoyés à la société civile haïtienne par l’administration de Michel Joseph Martelly. Son désir de saboter les acquis démocratiques issus des luttes populaires de 1986 était palpable, selon l’analyse de plusieurs organisations de défense des droits humains.
Les dérives autoritaires actuelles s’inscrivent dans cette même lignée.
En août 2018, le mouvement de protestation PetroChallenge, secouant les fondements du régime, a été violemment réprimé. Dans les mois qui suivent, c’est au tour de la population du quartier de Lasalin de faire les frais de la machine répressive de PHTK. Plus de 50 citoyens sont assassinés lors de cette opération que le Réseau national de Défense des Droits Humains qualifie de « massacre d’État » dans son rapport publié en décembre 2018. Ces faits rappellent les Vêpres de Jérémie en 1964 où des familles entières (vieillards et enfants y compris) ont été abattues par les makout et militaires des Forces armées d’Haïti (FADH).
Sur les vestiges de cet organe répressif, démobilisé en 1995, Jovenel Moïse va instituer sa nouvelle force armée de 435 membres en août 2019. Rappelons qu’un ancien repris de justice, condamné par contumace dans le cadre du massacre de Raboteau, fait partie de son haut-état-major.
Par ailleurs, plusieurs hauts personnages de l’époque et des nostalgiques du Duvaliérisme se retrouvent actuellement dans l’administration de Jonenel Moïse. Le plus emblématique reste Louis Gonzague Edner Day, le Ministre des haïtiens vivant à l’Étranger. Duvaliériste notoire, il n’a pas caché son désir de voir le retour du fils de l’ancien dictateur dans la politique en Haïti dans une entrevue accordée à AyiboPost en 2018 : “En tant que Duvaliériste qui fait de la politique sur le terrain, je pense que j’ai une dette envers Nicolas [Duvalier] parce que la famille Duvalier a été beaucoup utile à ma famille.”
Le dysfonctionnement programmé du parlement haïtien
Le 13 janvier 2020, via une publication sur son compte Twitter, le locataire du Palais national, Jovenel Moïse, soutient avoir constaté « la caducité du parlement ». Aucun accent n’a été mis sur le fait que des élections législatives n’ont pas eu lieu pour empêcher ce vide institutionnel. Au contraire, ce dysfonctionnement du parlement va laisser la voie libre au gouvernement de facto Jovenel Moïse et Joseph Jouthe qui, de janvier à décembre 2020, adoptera 38 décrets, tous plus controversés les uns que les autres.
L’administration en place n’est pas la seule à avoir pris des décrets depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1987. Cependant, des juristes dénoncent l’ampleur des décisions prises et l’illégalité évidente de certains décrets (organisation d’un référendum interdit par la Constitution). Même le Core-Group, fidèle allié du régime, est monté au créneau pour fustiger des décrets jugés non « conformes à certains principes fondamentaux de la démocratie, de l’État de droit et des droits civils et politiques des citoyens ».
En décembre 2020, l’organisme de défense des droits humains Fondasyon Je klere a tiré la sonnette d’alarme face aux agissements de Jovenel Moïse qui ressemblent à ceux de François Duvalier pendant son règne. Notons que l’ancien président à vie a publié 142 décrets relatifs notamment « au Code pénal, à la réorganisation des Forces armées » dans l’intervalle de 6 mois, soit de juillet 1958 à janvier 1959.
Le démantèlement des institutions comme le Parlement, la Cour de cassation, faisait partie également de l’agenda politique de Duvalier. Pour s’offrir un nouveau mandat de 6 ans qui par la suite allait se transformer en présidence à vie, le dictateur a dissout le parlement. Trois ans après, il renvoie le président de la Cour de cassation.
En 2020, plus de 50 ans après, l’histoire se répète. À l’instar de son prédécesseur, Jovenel Moïse s’attaque aux institutions de contre-pouvoir. Son refus d’organiser les élections législatives durant son mandat a provoqué le dysfonctionnement du parlement.
Ensuite, il s’en est pris à la Cour de cassation en mettant un terme au mandat de 3 juges en violation de la législation haïtienne.
Deux époques différentes, deux chefs d’État, pourtant les attaques envers les institutions démocratiques se ressemblent. Et le résultat n’est autre qu’un virage vers l’autoritarisme.
La mise en place d’un dispositif de répression
Deux des décrets promulgués par l’administration Moïse-Jouthe concernent la sécurité publique et la création de l’Agence nationale d’intelligence. Les membres de l’ANI exercent un pouvoir extrajudiciaire. « Aucun recours ordinaire ou extraordinaire devant les tribunaux visant à empêcher le fonctionnement et les activités de l’agence » n’est recevable, lit-on dans le décret.
Les trois principaux responsables (directeur général, inspecteur général des services de renseignement, directeur de l’académie du renseignement) sont nommés par le président à qui on doit soumettre un rapport quotidien portant sur « la sécurité nationale et la protection des intérêts fondamentaux de la Nation ».
L’agence dont les membres peuvent se munir d’armes à feu est dotée d’un plan de « VIGICITOYEN » qui est une échelle graduée d’appréciation des risques et menaces encourus par la Nation.
Même les observateurs qui admettent la nécessité d’un service secret dénoncent les pouvoirs exorbitants accordés à l’ANI.
Même les observateurs qui admettent la nécessité d’un service secret dénoncent les pouvoirs exorbitants accordés à l’ANI. Cette structure ne nécessite pas le recours d’un juge impartial pour mettre en observation, et perquisitionner la maison des citoyens. Dans d’autres pays, des balises sont introduits pour assurer qu’il n’y a pas de violation des libertés individuelles. En Haïti, l’agence prend ses décisions disciplinaires à l’interne et ses agents tout puissants opèrent dans le secret le plus complet.
La création de cette agence rappelle l’introduction des Volontaires de la Sécurité nationale (VSN) en juillet 1958. Ces fameux Tonton Makout reliés directement au président François Duvalier avaient droit de vie et de mort sur qui que ce soit. Ce corps paramilitaire « n’a qu’une seule âme : Duvalier, ne connaît qu’un seul chef : Duvalier, ne lutte que pour un seul destin : Duvalier au pouvoir », pour reprendre les propos du dictateur (Laënnec Hurbon).
L’ANI rappelle l’introduction des Volontaires de la Sécurité nationale (VSN) en juillet 1958.
À côté de l’ANI, on dénombre également la Brigade de surveillance des aires protégées (BSAP). Cet organisme destiné à préserver les espaces verts suivant un décret datant de janvier 2006 s’est octroyé une nouvelle mission en violation à la législation haïtienne.
Récemment, un individu dénommé Jean Baptiste Joseph portant une uniforme vert olive, des lunettes de soleil, responsable de BSAP dans le département du Centre a proféré des menaces à l’encontre de ceux et celles qui, estime t-il, servent d’obstacle au développement du pays. « Dezòmè kèlkeswa sektè ki ta vle bay koudeta, n ap mache pran sektè a, e lè sa anpil moun ki anpeche peyi a mache n ap tou pase pran yo… » déclarait-il au micro de la presse.
Rappelons que d’autres agents de la BSAP lourdement armés ont déjà une longue liste d’exactions à leur actif.
Aux côtés de ces deux institutions qui incorporent, ce que des institutions de la société civile appellent le dispositif de répression du régime PHTK, il importe de signaler également l’apport du G9 qui est une confédération des gangs les plus puissants de la région Métropolitaine. Selon les différents rapports des organismes de défense des droits humains, le G9 qui a participé au massacre de Lasalin en novembre 2018 entretient d’étroites relations avec l’administration Jovenel-Jouthe. Ce regroupement de gangs (principal garant de la victoire du parti PHTK aux prochaines joutes électorales selon Fondasyon Je klere), a été créé sous les auspices de la Commission nationale pour le désarmement, le démantèlement et la réintégration, avait avoué Jean Rebel Dorcenat, l’un des responsables de la CNDDR.
Si François Duvalier avait à sa disposition les Cagoulards, les FADH et les VSN pour réprimer toute forme de contestation contre sa dynastie ; de nos jours, les néoduvaliéristes incarnés par le PHTK (Laënnec Hurbon) peuvent s’enorgueillir d’avoir le G9, l’ANI, le BSAP et la PNH de Léon Charles.
Référendum, nouvelle constitution : un air de déjà vu ?
La Constitution de 1987 (la seule résultant d’un référendum populaire dans l’histoire du pays) a toujours été la cible favorable des administrations Repons Peyizan / PHTK. De Michel Martelly à Jovenel Moïse, des attaques se sont toujours dirigées contre les acquis démocratiques issus des luttes populaires de 1986. Donc, il n’y a rien d’étonnant que l’actuel numéro 1 des Tèt Kale veuille imposer, en l’absence du parlement, une nouvelle Constitution.
Toutefois, il importe de signaler que l’administration de René Préval durant son deuxième mandat a amendé la Constitution jugée par certains comme une source d’instabilité politique. Mais les agissements du pouvoir actuel en vue d’imposer une nouvelle Constitution, en violation de la loi mère et en l’absence de l’institution parlementaire laissent perplexes.
En 1961, alors qu’il lui restait deux ans au pouvoir, François Duvalier s’octroie un nouveau mandat de 6 ans durant les élections législatives. Trois ans après, il promulgue une nouvelle constitution qui, dans ses articles 100 et 101, lui accorde la présidence à vie. Et bien avant sa mort en 1971, avec l’appui de l’ambassadeur des États-Unis Clinton Knox, il a désigné son fils Jean-Claude Duvalier âgé de dix neuf ans à l’époque comme son successeur à la présidence à vie.
Pour y parvenir, Duvalier a d’abord procédé à un « amendement constitutionnel qui abaisse l’âge requis pour la charge de président de la République de 40 à 19 ans ». Le référendum national qui suivit donna comme résultat 2 391 917 « oui », avec un vote non et deux votes blancs. Il faut dire que le oui était imprimé en avance sur tous les bulletins de vote », rapporte le journaliste néo-zélandais Bernard Diederich.
Le jeudi 11 février 2021, le ministre délégué auprès du Premier ministre, Mathias Pierre a distribué des copies de la nouvelle Constitution du régime PHTK. Déjà en janvier 2019 lors d’une soirée mondaine animée par le groupe Sweet Micky de l’ancien numéro 1 des Tèt kale, l’ex Premier ministre Guy Lafontant déclare « cette année est une année de lutte, et la lutte acharnée sera 2021, car nous devons conserver le pouvoir politique pour 30 ans, 50 ans ». À cela s’ajoutent les récentes déclarations de Jovenel Moïse « Après Dieu, je suis l’homme qui a le plus de pouvoir dans le pays », ou encore « personne ne pourra plus jamais me prendre ce pouvoir, quelles que soient les élections ».
Entre référendum, élections, nouvelle constitution et répression politique dans le but d’assurer la pérennité du pouvoir en place, il y a lieu de dire que le régime PHTK présente des similitudes avec celui de François Duvalier qui a dirigé d’une main de fer le pays pendant 29 ans.
La crise politique que vit actuellement la société haïtienne où la présidence est la seule institution à se tenir debout en l’absence provoquée de contre-pouvoir constitue une menace réelle pour la démocratie haïtienne. 35 ans après la chute des Duvaliers, sommes-nous revenus en arrière ? Nous est-il venu « le temps de se parler par signes » ? pour paraphraser le poète Anthony Phelps, auteur du recueil de poésie « Mon pays que voici » dont l’écriture a débuté en Haïti, plus de 50 ans de cela, durant les premières années sombres de la dictature des Duvalier.
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