Sabine LAMOUR, Coordonnatrice générale de la SOFA, Le Nouvelliste, 22 février 2021
Des agricultrices, membres de la SOFA, disposent de 13 hectares de terre concédées, en 2017, par l’État haïtien, à travers le Ministère de l’Agriculture des Ressources naturelles et du développement rural (MARNDR) et l’Institut national de la Formation professionnelle (INFP). Ces 13 hectares, destinés à l’agriculture biologique, avaient été mis à la disposition de notre organisation pour le renforcement de la ferme École d’agriculture biologique Délicia Jean de la SOFA à Saint-Michel de l’Attalaye.
Cette concession a eu lieu après plus de deux ans de plaidoyer et de négociations avec le MARNDR au bout desquels les membres de la SOFA ont signé un protocole d’accord avec le ministre de l’Agriculture d’alors.
En mai 2020, Monsieur Andy Apaid Jr a fait son apparition pour réclamer cette propriété. Il a soudoyé des bandits qui ont brutalisé jusqu’au sang les membres de la SOFA et leurs sympatisant.e.s après avoir détruit les clôtures érigées par les agricultrices. Face à cette agression, la SOFA avait sollicité le concours du ministre de l’Agriculture en poste dans le but d’exposer le problème.
Le ministre a demandé à l’organisation d’entamer un processus de négociation avec M. Apaid. Face à notre refus de suivre cette voie, le ministre a envoyé une correspondance à la SOFA notifiant le gel du protocole, pour nous imposer un arrangement avec l’usurpateur. Dans le courrier responsif, la SOFA a dit au ministre que sa proposition allait à l’encontre de la législation haïtienne en vigueur en matière de conflits terriens. En surplus, nous étions à une phase des différends où la proposition du ministre n’était plus de mise. L’usurpateur, en l’occurrence M. Apaid, a choisi la voie de la violence pour forcer les femmes à abandonner ce qui leur revenait de droit.
La SOFA dénonce l’attitude du ministre de facto Patrix Sévère qui a préféré bafouer toutes les lois et tous les principes juridiques pour satisfaire l’avarice de l’industriel opérant dans le secteur textile de la sous-traitance. Le mémorandum de Monsieur Sévère nous notifiant la suspension du protocole signé entre le ministère et la SOFA nous a contraint à renoncer à notre programme de formation et un concours que l’INFP[1] allait réaliser au profit des paysannes de Saint-Michel de l’Attalaye [2].
De 2017 à 2020, la SOFA avait formé plus de 240 paysannes en agriculture biologique, incluant des techniques innovantes leur permettant d’obtenir un meilleur rendement pour les cultures vivrières dans la région de l’Artibonite. En suspendant le protocole et en nous interdisant l’usufruit du terrain, le ministre a hypothéqué la campagne de printemps de la ferme école féministe Délicia Jean, laquelle campagne permettait aux jeunes femmes de la zone de lutter contre l’insécurité alimentaire. À noter que notre œuvre avait déjà permis de récolter 350 marmites de pois Congo rien qu’au cours de la première année, utilisées comme semences et redistribuées aux membres de SOFA dans toute la commune et à d’autres paysannes qui avaient participé à la production, 200 marmites d’arachide, ajoutées à une grande quantité de semence de calalou.
En raison de l’importance agricole de Savane-Diane, en 2018, elle fut classée parmi les 5 domaines prioritaires garantissant l’autosuffisance alimentaire du pays, par le ministère de l’Agriculture. Or, à notre grand étonnement, le 8 février 2021, l’ancien président, qui a gagné les élections sur la base du discours qu’il allait nourrir toute la population, et l’ancien ministre de l’Agriculture, qui est payé par la population pour définir des stratégies afin d’atteindre cet objectif, prennent un arrêt déclarant ce même espace zone franche pour une culture d’exportation.
La SOFA veut attirer l’attention de toute la société haïtienne sur cette mesure qui entrave la possibilité future du pays de pourvoir à l’alimentation des citoyennes et des citoyens. La vocation des zones franches est de produire pour l’extérieur. Ajouté à cela, ces types d’entreprise n’ont aucune taxe à payer la douane ni à la DGI durant 15 ans, un manque à gagner majeur pour un pays appauvri. L’objectif de cette concession est de fournir un espace pour la production de la stévia en vue de fabriquer un édulcorant à l’usage du Coca-Cola. La SOFA se demande si M. Apaid doit toujours se positionner en tant que fossoyeur de la République de façon à bénéficier des vulnérabilités du collectif à chaque crise majeure.
Comme d’habitude, les termes du contrat ne sont pas en faveur d’Haïti !
Savane-Diane couvre un territoire traversant trois des plus grands départements agricoles du pays : le Nord, le Centre et l’Artibonite. D’après le Comité interministériel de l’aménagement du territoire (CIAT) dans le document intitulé « HAITI DEMAIN, BOUCLE CENTRE-ARTIBONITE publié en 2010, la savane s’étend sur environ 25 000 hectares et on y produit toutes sortes d’aliments : le pois Congo, le calalou-gombo, le riz, l’arachide, la canne à sucre, le petit-mil, le moringa, plusieurs variétés de fruits, en plus des plantes médicinales : le moringa, l’artemisia et le «simen contra». A noter que dans la bataille contre la Covid-19 dont le patient zéro avait été repéré à St-Michel de l’Attalaye, les plantes médicinales nous furent d’un grand secours, en l’absence de l’Etat, qui se préparait à enterrer dans des fosses communes plus de 1 500 cadavres par jour.
Après la plaine des Cayes, Saint-Michel de l’Attalaye est la deuxième plus grande zone de production de maïs du pays. La région est aussi connue pour son eau-de-vie de canne à sucre, le clairin Saint-Michel, de renommée mondiale. Le plus grand lac collinaire du pays se trouve au milieu de Savane-Diane et couvre 14 hectares, soit l’équivalent de 14 terrains de football. Ces lacs produisent du poisson pour la nourriture des riverains et le commerce. Ils sont également utilisés pour irriguer les terres et abreuver le bétail.
Déclarer Savane-Diane zone franche revient à détruire l’environnement, détruire l’agriculture, détruire le bétail et, en même temps, condamner les agricultrices et agriculteurs à aller travailler dans des usines, notamment l’usine de stévia, en prévision pour alimenter Coca-Cola, pour un salaire de misère, sans aucune contrepartie sociale. Autrement dit, c’est renforcer l’insécurité alimentaire en Haïti, l’appauvrissement du pays incluant la féminisation outrancière de la pauvreté.
Déclarer Savane-Diane zone franche, c’est contraindre davantage des citoyennes et citoyens du Plateau central, du Nord et de l’Artibonite à quitter le pays pour aller travailler dans les champs de canne à sucre de la République dominicaine ou devenir des boat people et exposer leur vie aux risques liés aux mauvaises conditions de voyage maritime.
Ainsi, déclarer Savane Diane zone franche revient à :
détruire la biodiversité de la région en passant de la pluriculture à la monoculture ;
abandonner l’agriculture biologique pour passer à une agriculture industrielle intensive susceptible d’empoisonner l’environnement, la terre, le bétail, la nappe phréatique ;
Éliminer l’une des plus grandes plaines qui alimentent le pays en production des denrées d’exportation ;
condamner le pays à importer davantage de produits transformés qui nuiront à la santé du peuple haïtien, notamment la santé sexuelle et reproductive des femmes ;
augmenter le coût de la nourriture car on aura besoin de plus de dollars pour importer les produits, incluant la malnutrition materno-infantile ;
obliger les agriculteurs-trices à rechercher un salaire de misère dans l’industrie de la stévia et renforcer l’appauvrissement des femmes paysannes.
« Lè nen pran kou, je kouri dlo ». Quand la production des départements du Nord, de l’Artibonite et du Centre disparaîtra et sera remplacée par la stévia, beaucoup plus d’Haïtienne et d’Haïtiens connaitront les affres de la misère à partir d’une pauvreté induite, et la population entière paiera les conséquences, incluant les femmes qui se recrutent parmi les couches les plus appauvries de la société. Les activités mises en œuvre par la SOFA à travers sa ferme école visant le renforcement de l’agriculture dans la commune de Saint-Michel ne pourront plus être poursuivies. Ainsi, le processus d’affaiblissement de la société civile haïtienne par l’Etat avec le concours de l’international et de la bourgeoisie locale sera plus visible.
Le 7 février 2020, la FAO a classé Haïti parmi les pays en insécurité alimentaire urgente. Haïti comptait alors 3,7 millions de personnes en insécurité alimentaire. La FAO prévoyait que si aucune mesure n’est prise dès mars 2020, ce nombre passerait à plus de 4,1 millions. Un an plus tard, soit le 8 février 2021, au contraire, les autorités étatiques actuelles du pays, accompagnées d’industriels, veulent enfoncer la population dans la faim et la misère.
C’est tout le peuple haïtien qui doit dire non à l’arrêté de l’ex-président Moïse, adopté après la fin de son mandat, visant l’expulsion des familles paysannes de la terre qu’ils cultivent au bénéfice de toute une population, une décision qui n’engendrer que désolation et désarroi dans le pays.
Nous, les membres de la SOFA, croyons fermement que tout le peuple haïtien doit dire non à cette mesure féroce et arbitraire.
La Lutte des femmes est la lutte du peuple haïtien !