Depuis le 7 février, les violences se multiplient en Haïti. Tellement que l’ambassade canadienne à Port-au-Prince a dû fermer ses portes. Pour comprendre la crise, Sputnik a parlé à plusieurs personnalités, parmi lesquelles Frantz Voltaire, directeur du Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-canadienne.
Haïti traverse-t-il une autre crise politique? Tout porte à le croire. Depuis le 7 février dernier, des violences et des manifestations secouent l’ancienne île d’Hispaniola. Ce petit pays des Antilles, d’environ 11 millions de personnes, a souvent été instable sur le plan politique. Pour en rajouter, en janvier 2010, un énorme tremblement de terre causait la mort de 280.000 personnes. Aujourd’hui, le pays ressent encore les effets de cette catastrophe. Toutes les infrastructures détruites n’ont pas encore été reconstruites.
Le 14 février dernier, le Canada a décidé de fermer son ambassade de Port-au-Prince en raison de l’ampleur de la crise. Depuis plusieurs années, le Canada (et en particulier le Québec) entretient des liens étroits avec la Perle des Antilles. De nombreux Canadiens sont encore bloqués sur l’île, de même que d’autres ressortissants étrangers. Plusieurs routes sont bloquées ou trop dangereuses pour être empruntées.Quelles sont les causes de cette nouvelle crise politique? Sputnik s’est entretenu avec plusieurs personnalités pour comprendre.
Une nouvelle crise d’envergure
Les manifestants réclament le départ du président Jovenel Moïse, qu’ils accusent d’avoir détourné des fonds destinés à aider la population. Le président Moïse s’était pourtant fait élire en promettant de combattre la corruption: on dit maintenant qu’il s’agit de paroles en l’air. Arrivé premier à l’élection de 2015, le scrutin avait été contesté pour des irrégularités. Il reviendra à la tête du pays, cette fois officiellement, en février 2017.
Selon le doctorant en sciences de l’éducation William Michel de l’Université de Sherbrooke, la colère populaire est directement liée au scandale du Petrocaribe. M.Michel est Haïtien et a travaillé plusieurs années pour des ONG dans son pays.
Le Petrocaribe est un système qui permet à des pays des Caraïbes d’acheter du pétrole au Venezuela à très bas prix, un grand producteur de pétrole. Il s’agit grosso modo d’une forme de prêt, que les derniers présidents haïtiens auraient dilapidé. Comme son prédécesseur, Michel Martelly, Jovenel Moïse aurait dépensé des fonds des Petrocaribes sans que la population ne sache à quoi ils étaient destinés. Le mystère plane toujours autour de ces dépenses gouvernementales.
«Le président précédent, Michel Martelly, a été accusé de dilapider le fonds des Petrocaribes. C’est le nœud gordien de cette histoire-là dont il est encore question aujourd’hui. Ce sont les fonds de Petrocaribe (3.4 milliards de dollars US), qui ont été dépensés sous le mandat de Martelly en grande partie. […] Le président Jovenel Moïse a profité des fonds des Petrocaribes tout en promettant de combattre la corruption», a affirmé William Michel.
Le directeur du Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-canadienne, Franz Voltaire, estime aussi que le scandale des Petrocaribes a alimenté la crise. Les «petro-challengers», qui veulent que la lumière soit faite sur cette affaire, ont préparé le terrain de la contestation dans les derniers mois. M.Voltaire observe que les manifestants forment un mouvement social comparable à celui des Gilets jaunes en France:
«C’est un mouvement social à l’instar des Gilets jaunes, qui souhaite que les personnes qui ont détourné des fonds du programme Petrocaribe soient jugées par les tribunaux. C’est une mobilisation qui s’est faite spontanément», a souligné M. Voltaire en entrevue.
Outre ce scandale, Frantz Voltaire croit aussi que l’inflation et le chômage ont largement contribué au déclenchement de la crise. De même, le président actuel souffrirait d’un grave déficit de légitimé. L’appauvrissement des classes moyennes et les discours provocateurs de Jovenel Moïse seraient aussi à prendre en compte. L’opposition surferait maintenant sur le mouvement pour incarner le changement.
Les «petro-challengers» à l’origine de la contestation
Rien ne laissait croire que le mouvement prendrait une telle ampleur, selon William Michel. La manifestation du 7 février dernier a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, ou la goutte qui a fait déborder le vase.
«Il y avait des signes, mais on ne savait pas que l’opposition et la population allaient intensifier cette manifestation. On savait que la journée du 7 février allait être une grosse journée de manifestations, mais on n’était encore loin de penser que ça allait prendre la forme d’un tel ras-le-bol jusqu’à aujourd’hui», a mentionné M. Michel.
D’origine haïtienne, le fonctionnaire québécois Gilbert Gousse pointe l’augmentation du prix des denrées pour expliquer la crise. Le fait qu’Haïti produise un nombre très limité de denrées maintiendrait la population dans un état de dépendance à l’égard de pays étrangers. Selon lui, les présidents ne pourront rien faire pour améliorer la qualité de vie des gens, tant et aussi longtemps qu’Haïti ne produira pas davantage. Il faudrait briser le cercle vicieux de la pauvreté pour doter le pays d’institutions plus fortes.
«Que ce soit un président ou un autre, il ne pourra rien faire, tant et aussi longtemps qu’il n’y aura pas une augmentation de la production. Il faut aussi que les autres pays arrêtent de faire des dons humanitaires à Haïti, car cela le maintient dans un état de dépendance. Haïti doit se donner les moyens que ses propres habitants puissent produire», a affirmé M. Gousse à Sputnik France.
Mme Natania Étienne, la veuve de l’écrivain haïtien Gérard Étienne, n’est pas optimiste pour l’avenir d’Haïti. Selon elle, des mouvements extrémistes auraient intérêt à déstabiliser le pays. De son côté, Frantz Voltaire croit que le gouvernement pourrait avoir infiltré des manifestants à des fins stratégiques. Dans les derniers jours, certains chefs de gang sont devenus des leaders de la contestation, ce qui permettait au gouvernement d’associer le mouvement au crime organisé. Dans tous les cas, la pauvreté ambiante rendrait légitime la colère populaire.
«Le degré de misère est inimaginable en Haïti. Le peuple crève de faim alors la situation est abominable», a tranché Natania Étienne en entrevue.
Le directeur du Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-canadienne s’inquiète aussi pour son pays. Frantz Voltaire croit qu’Haïti pourrait littéralement «sombrer dans l’anarchie» dans les prochains mois.
«On est dans une situation très problématique Il y a un risque de somalisation. Il pourrait arriver ce qui arrive en République centrafricaine, quand il y a de multiples factions armées et aucun pouvoir central. […] Le risque est là. Le refus même du président de trouver une solution institutionnelle, en démissionnant, radicalise encore plus la situation», a conclu M.Voltaire.