Mexique : mourir juste parce qu’on est une femme

 

Marie Hibon, Médiapart, 4 mars 2019

En janvier, plus de dix homicides de femme par jour ont été recensés au Mexique. Dans les zones les plus dévastées, on y jette les femmes comme des déchets. Le nouveau gouvernement de gauche, happé par sa lutte contre la corruption, ne semble pas prêt à s’attaquer au sujet. Premier volet de notre série sur les droits des femmes en Amérique latine.

Mexico (Mexique), correspondance. – Quand l’homme qui fumait une cigarette à la sortie du métro a agrippé Zúe Valenzuela par son sac à dos, elle a d’abord cru à une tentative de vol. Mais lorsqu’il a commencé à la traîner de force vers une voiture où se trouvaient deux personnes, l’avocate de 30 ans a vraiment paniqué. « Je me suis jetée par terre et me suis débattue en hurlant , relate la jeune femme. Un jeune homme qui passait s’est approché. Là, mon agresseur a dit : « Je la connais, elle fait juste une crise de rage. Allez, viens, on rentre à la maison ! » Face à mon visage paniqué, le jeune homme a appelé les portiers de la rue à l’aide et mon agresseur a pris la fuite. »

Les faits se sont déroulés le 15 janvier vers 22 h 30, à la station de métro Coyoacán, une zone résidentielle tranquille du sud de la capitale mexicaine. Le mois suivant, 48 personnes ont porté plainte pour tentative d’enlèvement, dont plusieurs avec le même modus operandi , baptisé « Calmate mi Amor » ( « Calme-toi mon amour » ) par les médias mexicains.

Cette vague de plaintes pour tentative d’enlèvement dans la capitale n’est que la dernière manifestation d’un climat qui n’a cessé de se détériorer pour les femmes au Mexique. En 2018, le gouvernement a ainsi recensé près de 3 600 femmes assassinées, chiffre en hausse de 65 % par rapport à 2015.

Pourtant, la reconnaissance des féminicides reste partielle au Mexique. L’an dernier, seuls 861 assassinats de femmes ont été qualifiés comme tels dans les statistiques officielles , soit deux femmes tuées chaque jour en raison de leur genre. En face, les associations civiles produisent leurs propres décomptes alarmants : dans un rapport de 2018 , l’agence ONU Femmes recense plus de sept féminicides par jour en moyenne dans le pays.

Une des raisons de cet écart : une interprétation flottante du féminicide dans la loi. Sur les 32 États mexicains, douze définissent le terme de manière moins inclusive qu’au niveau fédéral, et dans deux d’entre eux, le délit de féminicide est carrément absent du code pénal.

Même dans les entités qui reconnaissent le crime, l’application des protocoles qui en découlent est loin d’être systématique. Quand Zúe Valenzuela est allée porter plainte après sa tentative d’enlèvement, les autorités ont d’abord argué « que si rien n’avait été volé et qu’elle était saine et sauve, il n’y avait rien à déclarer » .

Sous la pression, les autorités ont fini par ouvrir un dossier pour « tentative de vol » . « Je ne voulais pas y aller, car je savais très bien comment ça allait se passer » , relate la jeune avocate. « On m’a demandé avec insistance comment j’étais habillée et l’heure qu’il était au moment des faits. Je me suis retrouvée seule dans une salle d’attente avec deux des auteurs présumés. Lors de l’examen physique, la médecin a rendu son verdict sans m’avoir touchée. »

Malgré sa profession d’avocate des droits de l’homme, elle ne recommande désormais à personne d’aller dénoncer.« Cela ne sert à rien, et c’est extrêmement dur à vivre. Vous êtes la victime et c’est vous qu’on culpabilise. »

Plusieurs femmes, qui ont témoigné sur les réseaux sociaux, n’ont pas porté plainte. Ce contexte a permis au gouvernement de la ville de nier dans un premier temps l’existence du problème, arguant qu’ils n’avaient connaissance d’ « aucune plainte » « La ville de Mexico est présentée – à tort – comme une bulle de sécurité au milieu d’un pays violent » , décrypte Zúe. « Moi-même, je ne me considérais pas comme quelqu’un à qui cela pourrait arriver. » Selon elle, Mexico est en réalité « un miroir du pays. Si quelque chose ne va pas dans la capitale, c’est que l’ensemble du Mexique a un problème » .

Détrônant Ciudad Juárez, théâtre d’assassinats de femmes en série dans les années 1990, c’est désormais l’Estado de México, ceinture industrielle de 16 millions d’habitants autour de la capitale, qui recense le plus grand nombre de féminicides du pays. Une municipalité en particulier, Ecatepec de Morelos, s’est vue qualifiée par la presse de « nouvelle capitale des féminicides » .

Cette gigantesque ville-dortoir en banlieue de Mexico souffre de pauvreté, d’abandon des services publics et, en conséquence, d’une violence endémique. 93,4 % des habitants ne s’y considèrent pas en sécurité .

La femme est « la propriété de tous, que l’on peut utiliser et jeter comme un déchet »

Ces dernières années, plusieurs faits divers ont défrayé la chronique, comme ces corps de femmes démembrés retrouvés au fond d’un canal, ou ce tueur en série surnommé le « Monstre d’Ecatepec » , arrêté en 2018 pour le meurtre d’au moins dix femmes. « Ce type de cas masque les causes réelles de la violence , pointe l’avocate féministe Andrea Medina. C’est plus facile de dire que tout part d’un tueur en série et qu’une fois celui-ci arrêté, le problème est réglé. »

Mitzy González Solis et Belén Pérez Garcia ont grandi à Ecatepec. Contrairement à la capitale, ici, aucune femme ne part du principe qu’elle est en sécurité. À bientôt 18 ans, ces deux amies rêvent d’être médecin légiste et avocate. Attablées dans l’un des rares cafés au pied d’un téléphérique censé désenclaver ce quartier mal urbanisé du nord d’Ecatepec, elles racontent comment elles composent avec leur environnement. « Pas de jupes courtes ou de vêtements moulants, pas d’écouteurs dans la rue, toujours vérifier qu’on n’est pas suivies, se déplacer à plusieurs, ne jamais sortir seule après 20 heures… » , énumèrent-elles.

Au lycée, elles participent à l’atelier « Femmes, art et politique » du professeur Manuel Amador, qui tente de leur faire surmonter, en l’interrogeant, la réalité dans laquelle elles vivent. Cet univers où la femme est « la propriété de tous, que l’on peut utiliser et jeter comme un déchet » .

Elles ont appris ce qu’était un féminicide. « On a mis un mot sur une réalité qui nous a toujours entourées » , dit Belén. « Avant, je pensais que s’il arrivait quelque chose à une femme, c’était parce qu’elle l’avait cherché » , avoue-t-elle. « Maintenant, j’ai compris que nous sommes victimes d’un système de discrimination. La société nous a fait croire que la faute nous incombait. » « Ici, le simple fait d’être une femme vous expose à la violence, jusqu’à l’assassinat » , abonde Karina Avilés, auteure d’une thèse sur les féminicides à Ecatepec.

Députée du parti Mouvement citoyen (opposition), Martha Tagle suit depuis plusieurs années l’aspect législatif du problème. Elle reconnaît un échec. « En 2007, le Mexique s’est doté d’une loi innovante, qui reconnaissait la violence contre les femmes comme un sujet à part entière. Douze ans plus tard, au lieu de diminuer, la violence augmente. C’est le moment de nous arrêter et de nous demander : qu’est-ce qui n’a pas marché ? »

En 2009, l’État mexicain a été reconnu responsable et condamné par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans une affaire de féminicides. « En ne faisant pas de prévention, en n’enquêtant pas sur les cas existants, l’État est responsable d’avoir construit le risque qu’encourent ces femmes, développe Andrea Medina. Les protocoles qui existent ne sont pas appliqués. Pourquoi des femmes sont-elles enlevées, violées, tuées ? Parce que c’est possible. »

Face aux autorités dépassées, indifférentes ou volontairement inactives, les familles de victimes endossent souvent leur rôle. Le dos droit, Mayra González est assise dans un petit parc de l’est de le Mexico. À la ceinture, un spray au poivre, qui ne la quitte jamais. Devant elle, une photo : celle de sa soeur Sintia, disparue en août 2016 dans l’État de Puebla, à une heure au sud de la capitale.

Depuis le jour de sa disparition, on lui répète : « Elle est partie avec son amant, elle va revenir. » Mayra dit n’avoir pas pu compter sur l’enquête des autorités, entachée par de nombreuses négligences, erreurs et omissions. Alors, elle s’est convertie en enquêtrice, juriste, flic, légiste, se formant sur le tas et se fiant « à son bon sens » pour tenter de retrouver sa soeur.

C’est elle qui obtient les fadettes téléphoniques de Sintia, elle qui organise des battues. « Les autorités veulent montrer qu’elles cherchent, mais ne veulent pas vraiment retrouver les disparues », dit-elle. Grâce à son obstination, le corps de sa soeur assassinée a été retrouvé un an plus tard. Mayra González ne lâche rien : désormais, elle cherche à obtenir justice, dans un pays où seuls 5 % des homicides aboutissent à une condamnation.

Si elles se sont prises à rêver de changement avec l’arrivée au pouvoir d’Andrés Manuel López Obrador, dit AMLO (gauche, une première dans l’histoire récente du Mexique), les associations ont vite déchanté. « Ça ne l’intéresse pas et surtout, il ne comprend pas le sujet , assène la députée Tagle. Quand on parle de féminicides, son entourage rétorque qu’il y a plus d’hommes que de femmes assassinés au Mexique. »

Trois mois après l’arrivée d’AMLO au pouvoir, une série de décisions semble confirmer que les féminicides ne sont pas la priorité du président, tout à sa lutte contre la corruption, le thème phare de sa campagne. Dernière déconvenue en date : sous couvert d’austérité, le président a annoncé fin février qu’il retirait les fonds publics aux refuges pour femmes tenus par des ONG.

Face aux protestations, il a fait marche arrière, mais parle désormais de « verser les fonds directement aux victimes »en zappant les organisations. « Au lieu de nous battre pour avancer, nous bataillons pour sauvegarder nos acquis » , s’étrangle Andrea Medina. « C’est gravissime. »

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