Haïti: le pays dépossédé

Guy Taillefer, Le Devoir, 22 février 2019

Le développement d’Haïti n’a jamais été entre les mains des Haïtiens eux-mêmes. Sinon peut-être, brièvement et partiellement, sous la présidence de Jean-Bertrand Aristide, renversé sous parrainage international en 2004. De fait, la pseudo-transition inaugurée par ce coup d’État se trouve à avoir dénié depuis quinze ans aux Haïtiens le droit à l’exercice de leur souveraineté nationale.

Un déni de souveraineté auquel les élites du pays et les capitales étrangères (Washington, Paris, Ottawa…) se sont moins que jamais donné la peine de mettre un vernis démocratique en installant Jovenel Moïse au pouvoir, fin 2016, à l’issue d’élections épouvantablement bancales. « Un mensonge monté de toutes pièces », disait l’écrivain Lyonel Trouillot dans une entrevue, un mensonge par lequel un président nommé d’avance serait reconnu non pas par la population haïtienne, mais par ceux qui l’ont fabriqué.

De ce mensonge, les Haïtiens sont de moins en moins dupes, si l’on en juge par les manifestations qui ont fait trembler Port-au-Prince ces dernières semaines — des manifestations qui, au demeurant, succédaient à celles de l’été dernier quand la rue s’était soulevée contre la hausse des prix des carburants, réclamée par le FMI à des fins de rationalisation budgétaire.

C’est dire que M. Moïse a insulté l’intelligence du peuple la semaine dernière en déclarant, face à la colère montante des Haïtiens contre l’injustice sociale et la vie de misère qu’ils sont contraints d’endurer : « Je ne laisserai pas le pays aux mains des gangs armés et des trafiquants de drogue. » Comme si l’opposition était sans crédibilité et que sa présidence ne souffrait pas de la moindre illégitimité ; comme s’il avait mis fin aux politiques de corruption à grande échelle et d’impunité pour les proches du pouvoir pratiquées par son mentor et prédécesseur Michel Martelly ; comme si le scandale du fonds PetroCaribe était une vue de l’esprit.

Homme d’affaires, Jovenel Moïse a été p.-d.g. d’Agritrans, la première zone franche agricole du pays. Et à ce titre, il incarne en tout point le modèle d’assujettissement néolibéral qui enfonce les Haïtiens dans la pauvreté. Un modèle qui vise, ainsi que le résumait un reportage du Monde diplomatique, à favoriser des « leviers de croissance » — tourisme, industrie minière et industrie de sous-traitance — « en ouvrant toujours plus de zones franches » censées procurer des emplois aux Haïtiens.

Sauf que, sous le couvert des discours humanitaires, ce sont des emplois qui, dans les faits, sont payés des salaires de crève-la-faim. Dans les faits, c’est un modèle de développement qui, fondé sur la dérégulation des circuits commerciaux, étrangle par ailleurs le monde agricole, qui fait pourtant vivre la moitié de la population. Exemple probant : la déréglementation, depuis 1994, du marché du riz, par laquelle le riz américain a inondé le marché haïtien. Résultat : inflation, insécurité alimentaire, dépendance aux marchés extérieurs.

Les touristes québécois sont rentrés, la crise demeure. Pays aux structures cassées, chapeauté par un non-État, doté d’« élus » pour qui la vie politique se résume à une opération d’enrichissement personnel… Mercredi, dans un reportage paru dans Le Devoir, l’écrivain Michel Soukar voulait croire que les événements des dernières semaines étaient le signe que « nous sommes à un carrefour dans l’histoire de notre pays ». Prenons acte. Planté là, au milieu du carrefour : Jovenel Moïse, avec sa clique et ses complices.

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