Frédéric Thomas, TV5, 15 février 2021
TV5MONDE : Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire haïtien a reconnu, ce dimanche 7 février, la fin du mandat du président, alors que Jovenel Moïse maintient qu’il lui reste un an au pouvoir. Qui a raison ?
Frédéric Thomas : Je ne suis pas juriste. Je constate que les principales organisations et institutions judicaires du pays que sont la Fédération des barreaux d’Haïti, la Cour des comptes et le Conseil supérieur du pouvoir judicaire estiment que le mandat présidentiel d’un point de vue constitutionnel s’est achevé ce 7 février. Jovenel Moïse est aujourd’hui dans une logique de fuite en avant et de pourrissement de la situation. Il prétend ne vouloir s’en aller que dans un an. Il affirme avoir le temps de mettre en place un référendum constitutionnel alors que la Constitution interdit ce type de référendum. Il veut aussi mettre en place de nouvelles élections avec un conseil électoral dont la légitimité est contestable. Le président sortant est dans une stratégie de verrouillage de son pouvoir.
Il y a une aggravation de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire. Il y a aussi un décalage entre les promesses du président et la réalité.
TV5MONDE : Existe-t-il une alternative politique crédible ? Des partis de l’opposition haïtienne ont nommé dans la nuit de dimanche à lundi un dirigeant de transition : Joseph Mécène Jean-Louis, un magistrat de 72 ans.
Frédéric Thomas : Cette crise politique s’inscrit dans un contexte économique et social. Ce pays, très pauvre, est le plus inégalitaire d’Amérique latine. Il y a une coupure très nette entre l’élite politique et la population, que l’on a pu constater avec un taux de participation de l’ordre de 20 % lors de la dernière élection. C’est pourquoi les partis politiques de l’opposition, qui ont une base sociale faible, se sont tournés vers des acteurs de la société civile.
Les partis politiques d’opposition se sont alliés avec des acteurs importants de la société civile, des syndicats, des associations de défense des droits humains ou des mouvements de paysans. Tous ces acteurs, partis politiques compris, s’accordent sur un point : le départ de Jovenel Moïse.
Ils veulent ensuite, après son départ, mettre en place une période de transition pour sortir le pays d’un cycle de crise institutionnelle et de mal-gouvernance. Au-delà de cette période transitoire, qui incarnera l’avenir politique du pays ? Différents acteurs de la société civile ont une certaine légitimité auprès de la population mais aucun acteur pour l’instant n’est assez fort pour unir tout le monde.
TV5MONDE : Comment peut-on qualifier le bilan de Jovenel Moïse à la tête du pays ?
Frédéric Thomas : Son bilan est catastrophique. Tous les indicateurs sont au rouge. Il y a une aggravation de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire. Il y a aussi un décalage entre les promesses du président et la réalité. Jovenel Moïse avait promis de rendre accessible l’électricité 24 heures sur 24. Aujourd’hui les Haïtiens ont accès à moins d’heures d’électricité qu’au début du mandat de Jovenel Moïse. Il y a aussi l’insécurité et la corruption.
Le phénomène de corruption a été mis en avant par l’affaire Petrocaribe (NDLR : des responsables politiques et des hommes d’affaires haïtiens, en particulier pendant les mandats présidentiels de Michelle Martelly et de Jovenel Moïse, ont détourné à leur profit plusieurs centaines de millions de dollars d’un fonds destiné à des projets sociaux et de développement suite à un accord avec le Venezuela). Le nom du président est apparu dans le dossier.
Rien n’a été fait par la justice pour endiguer cette corruption et rien n’a été fait non plus pour mettre fin aux massacres des gangs. Il y a une multiplication du nombre de gangs armés dans la capitale. Ces gangs sont responsables d’une violence généralisée dans le pays. Des rapports des défenseurs des droit humains et de l’ONU ont démontré qu’il existe des liens entre la police, les fonctionnaires et les gangs. Ces derniers continuent à pulluler dans la rue sans aucune arrestation. L’incurie du pouvoir, la corruption et la présence des gangs créent un ras-le-bol généralisé dans la société haïtienne.
La classe politique cherche sa légitimité auprès de Washington et non auprès du peuple.
TV5MONDE : Comment l’État réagit face à la situation sociale fragile en Haïti ?
Frédéric Thomas : L’État était déjà très affaibli avant le tremblement de terre (NDLR : le séisme du 12 janvier 2010 a fait 230 000 morts). L’aide des ONG face à l’urgence de la situation l’a paradoxalement davantage affaibli puisque celles-ci l’ont contourné pour aider directement la population. L’Etat de fait s’est débarrassé de toute politique de santé, d’éducation ou d’aide sociale. L’État a surtout investi pour attirer les investisseurs étrangers dans une optique très libérale sur le plan économique. On a un État aujourd’hui très centré autour de son président. Une armée a été mise en place, ainsi qu’une agence de lutte contre le terrorisme par exemple.
L’État est reconfiguré autour de deux pôles, l’un sécuritaire, l’autre économique avec une volonté d’attirer les investisseurs étrangers avec un total désintérêt pour tout ce qui touche à la question sociale. La plupart des ONG se sont retirées. L’aide est moins présente et l’ONU pour l’année 2021 estime que le pays risque d’être un foyer d’insécurité alimentaire. Plus de 4,4 millions d’Haïtiens seraient en insécurité alimentaire au cours de cette année. Les Haïtiens, dans leur grande majorité, vivent aujourd’hui de l’économie informelle. Ils vivent aussi de l’argent qu’envoie la diaspora (NDLR : 2 millions de personnes dans le monde). Bref, c’est la débrouille au quotidien.
TV5MONDE : Malgré un bilan très défavorable, le président Jovenel Moïse continue d’être soutenu par l’ensemble de la communauté internationale.
Frédéric Thomas : C’est un soutien aveugle. Mais il y a une part d’aveuglement volontaire. Il faut différencier le soutien explicite de Washington et celui de la communauté internationale. Washington veut un ordre stable dans son pré-carré tout en étant conscient de la corruption et de l’incurie de ce pouvoir. Washington préfère un pouvoir, certes corrompu, au chaos où pourrait émerger une force politique nationaliste moins sensible aux intérêts des États-Unis.
La communauté internationale s’aligne sur la position des États-Unis, notamment l’Union européenne, tout en essayant d’améliorer les choses à la marge. Il n’y a pas d’alternative politique évidente au président actuel. Donc, on préfère malgré tout poursuivre avec ce président quitte à aller à l’encontre de la société civile. Il y a aussi une défiance de la part des acteurs internationaux vis-à-vis de la population haïtienne. Il y a une forme de mépris.
TV5MONDE : Jovenel Moïse peut-il se maintenir au pouvoir ?
Frédéric Thomas : Il ne partira que s’il y est forcé. Il ne partira que s’il n’a plus le soutien des acteurs internationaux et de la classe dominante. Il s’agit essentiellement de quelques dizaines de familles, très riches, qui contrôlent l’économie du pays et travaillent dans l’import-export.
Ce pays est miné par des inégalités sociales très fortes. Les crises politiques et sociales répétées montrent comment fonctionne la classe politique haïtienne. Le pays est dépendant des acteurs internationaux. La classe politique cherche sa légitimité auprès de Washington et non auprès du peuple haïtien. Cette classe politique n’a pas intérêt à construire un espace public national où le pouvoir devrait répondre de ses actes devant le peuple. D’où la volonté des Haïtiens de rompre avec les vieilles pratiques politiques et de s’engager dans une véritable transition.