ERNO RENONCOURT, Médiapart, 31 juillet 2021
Je n’ai pas cessé de le dire, et ne cesserai sans doute pas de sitôt : le drame du collectif haïtien est celui d’un impensé anthropologique. Quelque chose d’humain et de vivant s’est effondré au sein du collectif haïtien et l’empêche d’avoir de la disponibilité pour apprendre et agir dans une profonde unité éthique. Cet effondrement a laissé un vide autour duquel s’est greffé des insignifiances qui se sont érigées en normes de réussite. Cette réalité peut s’expliquer par la théorie de la vitre brisée : la plus petite insignifiance tolérée dans un lieu et non réprimée finit toujours par structurer un climat de violence et d’indigence. L’écosystème haïtien est le siège d’un immense bug produit par une culture de l’imposture qui bloque les fonctions cognitives nécessaires à l’apprentissage du collectif et donc interdit toute action intelligente sur son écosystème et toute transformation de soi. C’est ce bug que je nomme avec insistance l’indigence, car il s’oppose à l’apprenance qui est la seule posture intelligible pour maintenir au fond de la vie ce lien authentique si indispensable à l’harmonie du vivant selon Bin Kimura (cité par Hélene Trocme-Fabre dans J‘apprends, donc je suis).
Pour mesurer l’indigence en lieu, il faut se référer à quatre critères fondamentaux qui sont tous liés à l’apprentissage :
- Vérité : comme critère de tolérance vis-à-vis des incertitudes et capacité à se doter du courage nécessaire pour affronter la complexité en cherchant les réponses opportunes aux causes problématiques ;
- Radicalité : comme critère holistique pour structurer une démarche globale capable d’aller au fond des choses quitte à se mettre en danger et à menacer ses zones de confort ;
- Authenticité : comme critère d’engagement à se libérer du MOI médiocre, opportuniste et irresponsable pour trouver la bonne posture d’esprit propre à assumer le changement véritable
- Intégrité : comme critère d’adéquation de ses convictions pour vivre le changement dans sa vie de tous les jours par une posture éthique intégrale.
L’indigence dans la culture
C’est en abordant de manière approfondie dans ma propre vie l’invariance des cycles d’instabilité en Haïti que j’ai compris à quel point ce pays était profondément rempli d’imposteurs, de maitre-chanteurs, de voleurs et de malfaiteurs qui savent toujours nouer des alliances contre nature avec les réseaux d’argent et de pouvoir pour assurer le climat d’indigence qui leur est profitable. C’est sans doute ce que Roger Gaillard avait tenté de décrire, sur le domaine politique, par le concept de la déroute de l’intelligence. Il me semble que ce concept est cependant incomplet et doit être revisité, car il n’y a pas de déroute de l’intelligence en Haïti, mais un autoroutage habile et agile vers l’indigence. Et le champ politique n’est pas le seul impacté par cette indigence. Bien au contraire, la force des politiques à imposer leur médiocrité à la société et au collectif depuis plus de deux cents ans vient du fait qu’ils ont toujours su compter sur un réseau efficace de gens lettrés et cultivés se faisant passer pour des gens de bien. Ce sont eux qui sont disséminés aujourd’hui dans la société civile, dans les universités, dans les associations de droits humains, dans les ONG, dans les organismes socio-professionnels. Ils dénoncent la corruption et l’impunité des politiques, pourtant ils sont les premiers à structurer les accointances qui vont vivre cette corruption et cette impunité.
Vous en voulez la preuve, en voici deux !
- Alors que le pays vit dans une situation d’exception sans aucune gouvernance légitime, avec des institutions totalement abimées par 25 années de renforcement institutionnel conçu et mis en œuvre par une expertise internationale et nationale d’escroquerie, on n’a pas vu une seule organisation de la société civile questionner radicalement cet état de fait. Pourtant, certaines de ces organisations de la société civile se sont empressées d’aller s’asseoir, comme copains et coquins, avec les donneurs d’ordre internationaux pour valider la continuité du gangstérisme d’État. Pas une n’a décliné l’invitation en exigeant de préférence la tenue d’une vraie conférence nationale, avec les forces vives (ou ce qu’il reste de moribondes) du pays pour faire émerger un leadership responsable et légitime capable d’aborder les incertitudes de ce contexte socio-économico-politique si complexe. Comme les oligarques (c’est le mot à la mode) qui payent les lobbys internationaux pour placer leurs hommes de main au pouvoir, ces organismes ne sont nullement intéressés à structurer les capacités de résistance du collectif haïtien. Ils ne sont intéressés que par le financement de leurs activités insignifiantes par la communauté internationale. Et comme on le sait de plus en plus, cette communauté internationale ne donne son appui qu’à un profil type de gens serviles et indignes.
- Alors que le pays tout entier feignait semblant de se battre contre l’Agence Nationale d’Information (ANI) du PHTK, on s’étonne de voir que personne n’a porté de soutien au premier ministre Ariel Henry qui, en dépit de sa charge de redevabilité envers le système, a essayé d’abroger ce décret ignoble et a dû subir sa première défaite face aux ardents défenseurs du gangstérisme d’état formant le premier cercle du jovenelisme sans Jovenel. Et on se demande perplexe qui va aider qui à abroger les mille décrets immondes pris par Jovenel Moïse pur institutionnaliser le gangstérisme. Au lieu de construire les divergences structurantes pour résister à la bêtise triomphante, chacun se voie comme observateur et attend de célébrer la défaite d’Ariel Henry pour que la place soit libre pour d’autres prétendants. C’est comme en 2018, quand les PetroChallengers avaient refuser de faire front avec la contestation populaire radicale pour chasser le PHTK du pouvoir. Chacun se voyait comme nouvel interlocuteur de l’oppresseur blanc pour jouer le même rôle que Jovenel avec leur nuance individuelle.
Le déficit de l’authenticité comme inculture
Ce qu’il y a de particulier dans l’indigence est la presbytie qu’elle confère permettant de voir en gros plan le détail qui est éloigné, alors qu’on est incapable d’apercevoir l’énormité qui est à proximité de soi. Ainsi, est-il fréquent de voir en Haïti les gens dénoncer, avec force sincérité, l’injustice, le racisme, l’exclusion dont ils sont victimes, mais sont incapables de voir l’injustice, le racisme et l’exclusion qu’ils produisent eux-mêmes autour d’eux, à leur façon. Car le racisme, l’injustice, l’exclusion, c’est aussi une question d’échelle. C’est toujours l’autre qui incarne la laideur, mais jamais soi. De sorte que le premier qui cherchera non plus à dire la laideur des autres, mais à se promener avec un miroir pour que chacun voie le reflet de son inhumanité, de ses difformités dans le regard des autres, alors celui-là méritera la mort. George Orwell disait que nul n’est plus détesté que celui qui dit la vérité, et moi j’ajoute avec authenticité. Car, on peut dire la vérité autant qu’on peut, tant que cette vérité n’agisse pas comme un miroir authentique permettant à chacun de se voir dans le regard des autres, la lutte pour le changement ne sera qu’une grande imposture racontée avec impuissance et livrée avec insignifiance.
Devant tant d’impuissance et d’insignifiance médiatisée à dessein pour occulter le peu de résistance et d’intelligence disponible en Haïti, certains plaignent ceux qui vivent dans ce shithole et n’hésitent pas à le faire savoir. D’autres vont jusqu’à mettre en exergue leur confort occidental, en riant aux éclats pour mieux se distancer des déboires et ridiculiser les histoires dérisoires de ce peuple des shitholes assumant sa triste et chienne vie. Ces récits font évidemment penser à l’humour comme une certaine esthétique de l’indigence. Puisque même sur le front de guerre le rire n’est pas interdit. Ce qui me renvoie à un récit de la conteuse libanaise Praline Gay-Para qui, pour décrire la tristesse de la vie au Liban et se plaindre de ceux et celles qui y sont restés, propose cette blague non moins dérangeante :
« On dit qu’un chien a épousé une chienne et qu’ils ont voulu aller en voyage de noces. Ils sont allés à Paris. Au bout de dix jours, ils en ont eu assez. Ils ne s’y plaisaient pas. Ils sont allés à Londres. Là encore, deux ou trois semaines, ils n’ont pas aimé. Ils sont allés à New York, un mois, deux mois, ils se sont décidés à rentrer à Beyrouth. Dès que l’avion a atterri à l’aéroport de Beyrouth, ils ont soupiré d’aise et le chien a dit : ‘‘ Enfin nous voilà de retour. Il n’y a nulle part au monde meilleure vie de chien qu’ici’’. » (La guerre du rire, Histoires drôles du Liban).
Entendre des étrangers de souche ou étrangers devenus/parvenus se moquer et rire aux éclats de la vie de chien des Haïtiens est certes malaisé, mais compréhensible. Car après tout, le rire, étant le propre de l’homme, il faut le pratiquer pour continuer d’exister. Rire pour communier avec les siens, sauf que cela peut devenir un rire qui exclut les autres ; voire même diriger contre les autres. Rire pour ne pas pleurer, rire pour masquer sa peur, rire pour cacher son impuissance. Rire pour s’esquiver et éviter le conflit, rire pour provoquer et narguer, rire pour dissimuler ses troubles et masquer les signes visibles d’une trahison. Ah, que de nuances dans le grand livre du rire et de l’humour ! Du rire pour défier au rire pour se ressourcer, du rire pour esquiver au rire pour se masquer, un rire peut cacher bien des indigences. Comme la culture peut charrier des impostures, le rire aussi peut drainer ses indigences. Mais n’empêche que c’est sur le terrain de la culture et de l’humour qu’il faudra ancrer la lutte contre l’indigence.
Comme le rappelle le blog de Marcuss sur Mediapart « La culture est tout ce qui nous permet de résister à la domination. C’est l’outil qui permet la mise en place de pratiques collectives et subversives à des fins de transformation sociale pour emprunter les chemins de l’émancipation ». Et comme je ne cesse de le dire, et ne cesserai pas de sitôt, si Haïti est si indigente, c’est parce que qu’en grande partie, sa culture est une vaste imposture. Elle offre peu d’ancrage pour résister mais plein de subterfuges pour toujours s’adapter à ce qui enlaidit. Pour cause, ceux qui ont réussi en Haïti n’ont jamais su parvenir à illuminer leur trajectoire de succès pour y faire briller une empreinte éthique capable de servir de jalon et guider les autres vers une voie apaisée. Une lacune qui s’explique par cet impensé anthropologique bloquant la double fonction de l’apprentissage : Apprendre et transmettre. Car toute vraie réussite se mesure à l’aune d’une double épreuve marquant le sens de notre évolution au fond de la vie : Qu’avons-nous appris ? Qu’avons-nous transmis ?
La vraie réussite ne s’estime pas à l’aune de ce que nous avons gagné par nos enfumages, ni au luxe que nous pouvons nous offrir, mais aux étincelles de vérité, de radicalité, d’authenticité et d’intégrité que nous avons fait scintiller pour éclairer le chemin de ceux et de celles qui agonisent dans l’obscurité. La culture ne peut pas continuer à vivre et à rire des malheurs des autres tout en dénonçant la médiocrité qu’elle côtoie et qui assure sa réussite. Il faut faire tomber le masque de l’imposture.
Et parlant d’imposture ou d’inculture, c’est quand même rageant de voir le ministère haïtien de la culture faire du batteur de Tabou Combo, Hermann Nau, récemment décédé, un musicien de génie. C’est quoi un musicien de génie ? De quelle réussite géniale se démarque la trajectoire musicale d’Hermann Nau comme batteur ? Qu’a-t-il transmis comme héritage culturel pour illuminer la voie des prochaines générations de batteurs haïtiens ? Comme me le faisait remarquer un vieil ami, les Dominicains et les Guadeloupéens sont certainement en train de pleurer respectivement Johnny Ventura et Jacob Desvarieux, car ils étaient de talentueux musiciens avec à leur palmarès de nombreux succès de prestige, comme Hermann Nau, bien entendu. Mais, il est permis de douter que pour autant ils iront vendre à l’opinion publique dominicaine ou guadeloupéenne Johnny Ventura ou Jacob Desvarieux comme musicien ou artiste de génie.
Les gens doivent comprendre que ce ne sont pas les médiocrités politiques qui bloquent et verrouillent uniquement un écosystème sur sa face indigente, les médiocrités culturelles sont encore plus insidieuses. Car elles se distillent souvent sans fracas sans même nous en rendre compte. Ce qui explique du reste pourquoi nombreux sont les acteurs qui structurent l’indigence en un lieu sans en avoir conscience.
Le rire du deuil masqué
Et parlant d’inconscience, je me demande si la veuve du nègre banane, qui se profile désormais dans la peau d’une candidate aux prochaines élections présidentielles, sait qu’elle est en train de souiller encore plus la mémoire indigne de son défunt mari. Car en préférant aller raconter ses histoires à faire rire les mercenaires au New York Times, au lieu de se proposer à la justice de son pays comme témoin clé de l’assassinat de son mari, elle revendique la même indignité que son mari. Celle d’être au service des projets mafieux et crapuleux qui veulent faire d’Haïti une poubelle pour les trafics illicites de la drogue, de personnes et d’organes par le biais de dirigeants fantoches obéissant au doit et a l’œil à la communauté internationale telle qu’elle est constituée en Haïti. Il n’est même pas nécessaire d’analyser les mille incohérences du récit de la Martine Moïse, une seule suffit à faire effondre l’édifice et révéler les impostures qui masquent sa proximité avec les tueurs de son mari. Il est quasi impossible que des militaires dressés par le pentagone et la CIA pour tuer au corps à corps puissent se trouver au poil du millimètre près avec un corps sur un lieu de crime et ne pas savoir distinguer si c’est celui d’un cadavre réel ou simulé. Comme je l’avais dit au lendemain de la publication de la bande audio par les grands médias haïtiens pro PHTK, si cette déclaration est vraiment celle de Martine Moise, il faut croire qu’elle a été une actrice de ce drame quitte à changer les faits pour ne plus dire assassinat, mais suicide assisté pour conservation de pouvoir.
D’ailleurs, sa nouvelle posture comme prétendante au trône pour succéder à son mari, tend à confirmer que l’hypothèse du pacte de la veuve noire n’est pas une simple élucubration analytique, mais une piste crédible et sérieuse pour remonter aux auteurs et commanditaires de cet assassinat. À ce propos, les rictus du visage, et la posture de Martine Moïse, s’esclaffant d’un fou rire, durant les funérailles de son mari mort déchiqueté, font penser aux plis d’un masque froissé qui dissimule la joie derrière ce qui semble n’être qu’un deuil masqué. Dommage que les sociologues de la communication qui ont expertisé le discours de la veuve n’ont pas mis à profit leur talent pour déchiffrer les signaux des rictus qu’elle affichait sur son visage rappelant étrangement les mimiques de Jim Carrey dans la célèbre comédie /romance The Mask.
Et oui, c’est la saison de la comédie des ratés dans le shithole. Et sachant cela, je me laisse dire : et si c’était une version shitholienne de Lunes de fiel de Roman Polanski avec cette fois non plus d’intrigue amoureuse mais l’issue fatale d’un jeu de pouvoir débouchant sur un fait de mort ? Une intrigue pour sceller une règle d’escroquerie longtemps connue, mais trafiquée et adaptée au contexte d’un destin funeste. Intrigue d’un jeu à quitte ou double où celui qui meurt gagne encore ! Intrigue qui me laisse avec cette exclamation pleine de sens pour contextualiser l’indigence : ô paradoxes, tes ambiguïtés, même aux dépens de la vérité, continuent de faire la renommée du shithole !