Walner Osna, 23 avril 2021
La pire des attitudes est l’indifférence, dire « je n’y peux, je me débrouille ». En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des composantes essentielles qui font l’humain. Une des composantes indispensables : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence[1].
Dimanche 11 avril 2021, neuf personnes ont été enlevées en Haïti dans la commune de Croix-des-Bouquet par le gang « 400 mawozo ». Parmi les victimes il y a cinq prêtres, deux religieuses et deux laïcs, dont deux citoyens français. Il semble que cette action a finalement indigné l’Église catholique. À la suite de cet acte criminel contre ses membres, l’église a en effet lancé une journée de grève dans toutes ses institutions. Toutes les institutions catholiques (écoles, universités…) ont fermé leurs portes et toutes les églises ont sonné leur cloche à midi le 15 avril. Dans la même occasion, une messe de protestation a aussi eu lieu la journée du 15 avril à l’Église Saint-Pierre de Pétion-Ville. Le monseigneur Launey Saturné, président de la conférence des évêques, qui célébrait cette messe avait déclaré : « Nous dénonçons la dictature du kidnapping dans notre pays[2] ».
Environ deux semaines plus tard, plusieurs des personnes enlevées sont toujours séquestrées par les criminels. Seulement trois ont pu regagner leur famille ecclésiale jeudi 22 avril 2021. Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune intervention publique de la part des autorités policières, qui plutôt ne se montrent efficaces que dans la persécution des militant-e-s politiques et la répression des mobilisations populaires. La police nationale a failli à sa mission et ne devient qu’une simple milice au service de Jovenel Moise, et donc du PHTK et du Core Group.
La protestation de l’Église catholique se poursuit pour exiger la libération des autres otages. Elle vient d’annoncer trois autres journées de grève du 21 au 23 avril. Quand on considère son rôle dans le combat contre la dictature des Duvalier, et si l’Église catholique profiterait de cette situation pour accompagner la lutte populaire contre la dictature coloniale installée par le Core group et l’oligarchie ? Rappelons que l’Église a joué un rôle important dans les années 1980 dans la lutte contre la dictature duvaliériste. Elle était très présente dans l’arène politique. On se rappelle des « Ti komite legliz » (petits comités de l’église) qui faisait de l’animation dans le milieu rural et les quartiers populaires urbains. Cette initiative nourrie par la théologie de libération qui faisait son cours en Amérique latine dans la même époque était la base même de cette implication. L’Église participait à nourrir un esprit critique où les fidèles ne renvoyaient pas leur situation à un demain -dieu-voulant, mais réfléchissaient eux-mêmes sur leur sort. D’où la formation des organisations à caractère polico-religieux comme JEC (jeunes étudiants chrétiens), AOC (Action ouvrière catholique)… La note du 4 décembre 1980 de la Conférence haïtienne des religieux contre la campagne répressive de la dictature marqua l’entrée officielle de l’église dans le mouvement antidictatorial. « Elle s’affirme définitivement comme un acteur, prépare et sensibilise ses troupes pour la mobilisation. Elle est présente dans tous les espaces démocratiques. Elle utilise ses organisations caritatives, évangéliques, ONG, assemblées de prière et les communautés de base ou ti legliz en vue d’affronter le régime[3] ». Au bout du compte, les mouvements populaires ont eu gain de cause du régime sanguinaire duvaliérien en le renversant le 7 février 1986.
Toutefois, il faut noter que l’église ne s’inscrivait pas dans une lutte radicale de transformation sociale. Elle n’était pas épargnée des exactions de la dictature. D’ailleurs, après le renversement du régime, l’Église a dénoncé le communisme comme un danger et appelle les religieux à se distancier de la politique. Toutefois, une aile de l’église adhérant à la théologie de la libération souhaitait continuer la lutte. « Une partie non est négligeable fortement influencée par la théologie de la libération. Il devenait difficile d’éviter le conflit entre la hiérarchie et l’Église dite populaire dont le père Aristide était le représentant le plus en vue…[4] ». La Conférence épiscopale a officiellement dénoncé cette orientation.
Trois décennies plus tard, des personnes qui se sont autoproclamées « bandit légal » sous la bannière de PHTK (Parti haïtien tèt kale) prennent d’assaut le pouvoir politique et veulent réinstaurer une dictature avec la terreur comme mode de gouvernance pour empêcher toute contestation[5]. Le kidnapping devient un outil pour installer cette terreur, personne n’est épargné et aucun secteur. Dans cette conjoncture extrêmement douloureuse pour le peuple haïtien, les conditions socioéconomiques se dégradent continuellement, et l’insécurité d’État devient la norme ; l’Église catholique est bouleversée par l’enlèvement de ces membres le 11 avril dernier. Mais, et si l’Église en profite pour accompagner les mouvements populaires à nouveau comme dans les années 1980 pour renverser le régime sanguinaire de Jovenel Moise ?
La solution à l’insécurité d’État passe nécessairement par le renversement total du régime de PHTK. Si chaque secteur se contente de se mobiliser uniquement lorsque l’industrie de l’insécurité frappe à sa propre porte, rien ne changera. Il est temps de s’indigner tous et toutes ensemble contre le groupe de « bandit légal », l’oligarchie et le Core group (États-Unis, France, UE, Canada…) qui fait du pays leur « business » et la vie des pauvres gens ne veut plus rien dire. Il faut bloquer la machine dictatoriale de deuil et de misère de PHTK, Core group, G9 en famille et alliés. Comme l’a si bien dit Stéphane Hessel dans son livret Indignez-vous : « les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature [de PHTK, de l’oligarchie et du Core group] qui menace la paix et la démocratie. […] Quand quelque chose vous indigne comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l’histoire et le grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté […][6] ».
Désormais, il y a nécessité pour toutes les églises, quelle que soit sa confession ou sa dénomination, de s’unir contre la dictature et l’insécurité d’État en Haïti. Ces trois jours de grève (21-23 avril) doivent plutôt servir de catalyseur pour remobiliser le pays afin de le libérer de Jovenel Moise et PHTK. Comme au temps de Duvalier, la solidarité internationale demeure encore nécessaire et importante pour aider le peuple haïtien. Il est aussi nécessaire que les personnalités, groupes, organisations, partis et la frange progressiste de la « diaspora haïtienne » se mobilisent pour forcer les pays du Core group à se désolidariser de ce régime sanguinaire. Indignons-nous tous et toutes ensemble !
À bas la dictature ! À bas l’insécurité d’État !
Vive le droit à l’autodétermination du peuple haïtien !
Vive une transition de rupture !
Fòk chodyè a chavire ! Moun k ap batay pa mouri !
[1] Hessel, S. (2010). Indignez-vous ! (Éditions indigènes), p.8.
[2] Geffrard, R. (2021, avril 16). « Nous dénonçons la dictature du kidnapping dans notre pays », déclare le président de la Conférence des évêques haïtiens. Le Nouvelliste. https://lenouvelliste.com/public/article/228349/nous-denoncons-la-dictature-du-kidnapping-dans-notre-pays-declare-le-president-de-la-conference-des-eveques-haitiens
[3] Paulcéna, F. (2007). Le « mouvement populaire haïtien » des années 1980-1990 : Pratiques et perspectives analytiques [Université de Montréal], p.62, https://archipel.uqam.ca/825/1/M10083.pdf
[4] Hurbon, L. (2001). Pour une sociologie d’Haïti au XXIe siècle. La démocratie introuvable. (KARTHALA), p.72.
[5] Osna, W. (2021). Haïti : Violences, insécurités et terreur : | Plateforme altermondialiste. https://alter.quebec/haiti-violences-insecurites-et-terreur/
[6] Hessel, S. (2010). Indignez-vous ! (Éditions indigènes), p.5-6.