Guy Taillefer, Le Devoir, 11 janvier 2020
Entre catastrophes naturelles et chaos politique, Haïti sort d’une décennie épouvantablement trouble. Non pas que les précédentes, de la dictature sanguinaire des Duvalier à la tragique expulsion de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide, aient été pour les Haïtiens tellement moins éprouvantes. Dans la foulée du tremblement de terre inaugurant sombrement, ce 12 janvier-là, les années 2010 avec ses 250 000 morts, il avait néanmoins été permis d’imaginer — prudemment, naïvement — que l’amplitude de cette tragédie humaine allait générer un effort non moins ample de reconstruction des infrastructures sur des bases plus solides et que, par extension, cette reconstruction allait, sait-on jamais, porter ses fruits sur les plans démocratique et politique.
Le désenchantement n’en aura été que plus grand. L’après-séisme a certes donné lieu dans l’immédiat à un élan de solidarité et de bonne volonté, mais cet élan s’est perdu dans les labyrinthes d’une culture inouïe de corruption des élites nationales et d’une dynamique d’aide internationale au développement qui, au final, a épaulé très imparfaitement le peuple haïtien, forcé comme toujours de ne compter que sur lui-même.
Ne compter que sur lui-même, justement : et c’est ainsi que, parmi les Haïtiens, le désenchantement a gagné en lucidité à mesure que s’écoulait la décennie. Ne s’explique pas autrement l’immense ras-le-bol que la rue haïtienne, toutes tendances confondues, exprime sans se laisser démonter depuis l’été 2018, en militant pour une refondation politique du pays et en réclamant le départ de Jovenel Moïse, ce président très mal élu — encore un — avec un taux de participation de 20 % aux « élections » de novembre 2016 —, mais élu avec le soutien, malgré tout, d’une communauté internationale (États-Unis, Canada, France…) qui ne s’en trouve aujourd’hui que plus décrédibilisée.
L’ex-président américain Bill Clinton répéta, après le séisme, qu’on allait « reconstruire en mieux ». Quelle reconstruction ? Celle qui conjugue l’aide humanitaire et les politiques néolibérales. Le démocrate Bill Clinton… celui-là même qui, dans les années 1990, avait fait ouvrir le marché d’Haïti au riz américain, démolissant l’agriculture haïtienne…
De fait, une petite partie seulement de l’aide promise de 10 milliards $US est finalement arrivée. Le salut néolibéral par les zones franches et le tourisme n’a pas, tiens donc, sorti le pays de la pauvreté. Pas plus que la reconstruction de Port-au-Prince n’a eu lieu. Le climat, à mesure qu’il se dérègle, ayant de plus en plus son mot à dire, l’ouragan Mattew, en octobre 2016, n’a rien arrangé, bien entendu. Avec le résultat que l’insécurité alimentaire touche encore et toujours un Haïtien sur deux, la pauvreté, 60 % de la population, tandis que le taux de chômage dépasse 40 %.
De cela à ceci, le scandale du fonds PetroCaribe a percolé dans la conscience populaire jusqu’à mettre le feu aux poudres. PetroCaribe : un programme lancé en 2006 par le Venezuela pour le développement économique et social du pays. Les révélations qu’entre 2 et 4 milliards $US avaient été détournés a fait descendre un million de personnes dans les rues en octobre 2018, à l’appel des jeunes « petrochallengers », fers de lance trentenaires du mouvement — un mouvement qui s’inscrit clairement dans la révolte citoyenne qui se manifeste à l’échelle mondiale contre la corruption et les inégalités.
On savait le commun des Haïtiens depuis longtemps désillusionné face à sa « démocratie ». Ça n’a jamais été aussi vrai. Il ne peut plus suffire de se pâmer d’empathie pour la résilience du peuple haïtien. Point de véritable reconstruction sans refondation, clament les « petrochallengers ».
« Les Jovenel Moïse, les Michel Martelly (son mentor et prédécesseur) ont permis, par leur cupidité et leurs pratiques répressives, de voir le système dans son horreur », disait au Monde l’écrivain Lyonel Trouillot.
Dans toute son horreur, en effet, le pouvoir ayant déployé une répression féroce pour empêcher que le statu quo soit remis en question. Point d’orgue : le massacre de 71 personnes en novembre 2018, commis par des gangs proches du pouvoir dans le bidonville de La Saline, coeur important de la contestation. Au moins quatre autres massacres ont été depuis commis dans une pareille impunité par l’un ou l’autre des quelque 300 gangs qui ont pris le contrôle de l’espace public.
C’est Haïti renvoyée à l’ère des tontons macoutes qui semaient la terreur sous les Duvalier. C’est une violence et une impunité qui surlignent l’infamie de sa classe dirigeante, certes, mais qui étalent aussi l’échec patent des missions de paix onusiennes et montrent du doigt Washington, Ottawa et les autres pour leur complaisance et la mécanique néocoloniale qu’ils perpétuent, de décennie en décennie.