Haïti : « Au-delà des barricades, les femmes veulent construire l’avenir »

Entrevue avec Sabine Lamour, coordonnatrice de l’organisation féministe haïtienne SOFA (Solidarité Fanm Ayisyen), CETRI, 10 janvier 2020

La lutte féministe irrigue-t-elle le mouvement social en cours ?

J’ancre ma réflexion dans l’histoire, et, ici en Haïti, le féminisme, en tant que mouvement social, a une très longue histoire. Officiellement, il débute en 1915 avec l’occupation nord-américaine. Apparaissent alors sur la scène publique des femmes qui protestent contre les violences sexuelles exercées par les marines. La génération suivante, celle de 1934, a systématisé le mouvement pour les droits civils et politiques des femmes, et a créé la première organisation du pays : La Ligue Féminine d’Action Sociale. Plus tard, à partir de 1957, les femmes ont mené la lutte contre la montée du fascisme avec l’arrivée au pouvoir de Duvalier. D’ailleurs, une des premières victimes de Duvalier est une femme : Yvonne Hakim Rimpel (1906-1986), une journaliste, fondatrice du journal l’Escale, et une féministe, membre de la Ligue. Ensuite, en 1986, au moment de la chute de Duvalier, et, à nouveau, en 2004, avec la chute d’Aristide, les femmes se sont retrouvées sur le devant de la scène.

Pourquoi ce long récit ? Pour dire que dans l’histoire haïtienne, chaque fois qu’un mouvement social ou qu’une dynamique politique questionne la société, non seulement les femmes y ont participé, mais elles ont été en première ligne. À partir de leur situation spécifique, elles portent des revendications qui interrogent les droits, les liens sociaux, la souveraineté nationale, l’injustice, l’impunité. Par exemple, en 1915, à partir de la violence sexuelle des marines exercée contre les femmes, elles ont posé la question de la violence et de la souveraineté ; en 1986, face au constat de l’impunité de la violence faite aux femmes, elle soulève à nouveau la question des droits et du changement en général. Et la loi sur la paternité responsable que nous avons réussie à faire passer en 2014, pose, outre la question de la responsabilité du père, celles de la politique de l’emploi et de la protection sociale, dans un contexte de chômage massif.

À chaque crise, les femmes s’imposent en tant qu’interlocutrices, posent les questions fondamentales, par rapport auxquelles, elles construisent un positionnement politique inédit. C’est le cas de la mobilisation actuelle contre la corruption. Parmi, les figures notoires qui portent ce combat, se trouve plusieurs femmes, dont certaines se revendiquent féministes. Outre, le combat contre la corruption, les féministes dénoncent la violence d’État, cette violence aveugle et gratuite qui les frappe les premières, à travers le viol comme arme de terreur pour contrer leur combativité et empêcher leur accès à l’espace public.

Les féministes sont au cœur de la lutte pour la transformation de la société. Elles luttent non seulement pour transformer leur condition honnie, mais aussi pour créer un cadre social viable. Lorsque les revendications portent sur la position inégalitaire des femmes, elles secouent toute la chaîne des inégalités, car les femmes et les enfants se recrutent parmi les catégories les plus appauvries dans la société haïtienne. Enfin, le féminisme haïtien est porteur d’une forme d’économie morale qui oblige la société à réfléchir sur le partage inégalitaire des parts disponibles.

Concrètement, comment s’organisent les féministes, et quels relais disposent-elles auprès des partis politiques ?

Les féministes participent à la vie nationale, en construisant et en animant des structures organisées. Elles s’organisent à un triple niveau. Elles s’impliquent dans des espaces de discussion et de réflexion la société, font connaitre leurs prises de position, affirment leurs revendications, et, quand c’est nécessaire, elles sont partie prenante de l’espace de médiation entre les divers acteurs nationaux. Par exemple, actuellement, certaines organisations participent de l’espace qui s’est créé avec la Passerelle (Pasaj en créole) [2].

Il n’existe pas de lien organique entre les organisations de femmes et les partis politiques. L’expérience fait que les organisations préfèrent garder leur autonomie. C’est le cas de la SOFA, qui tout en se considérant comme une organisation féministe, donc politique, préfère garder son autonomie vis-à-vis des partis, qui ne répondent pas de leur côté et de manière conséquente à l’implication des femmes dans la vie politique. Peu de femmes accèdent à des postes de direction et comme candidates aux élections nationales dans les partis. Cette situation explique en partie l’absence des femmes au Parlement : aux dernières élections, sur trente sénateurs élus, il n’y a qu’une seule femme.

Les féministes se sont organisées en-dehors des partis, et les revendications des femmes sont essentiellement portées par les organisations et non par les partis. En fait, les partis récupèrent l’expérience des organisations féministes sans participer en amont au travail de construction du leadership féminin. Donc, les partis ont un rapport mécanique, plus instrumental, avec les organisations féministes. Ils sollicitent ces organisations quand ils ont besoin des femmes ou des féministes. Et les organisations choisissent de répondre à ces sollicitions en fonction du niveau d’affinité politique avec le parti et la manière dont celui-ci peut porter leurs revendications fondamentales.

Les femmes sont conscientes qu’elles ne sont pas acceptées au sein de ces structures masculines. Mais, les féministes se sont imposées comme interlocutrices et les partis savent qu’ils ne peuvent intervenir dans la vie nationale en ignorant les femmes. Et les féministes militent contre l’exclusion spécifique des femmes dans la gestion de la chose publique, en cherchant à déjouer la « silenciation » et l’invisibilisation des femmes dans la politique en Haïti.

Dans le cadre de la transition qui s’annonce, les femmes indiquent ce qui doit être fait à court, moyen et long termes. Elles s’engagent contre la corruption du pouvoir en place et n’accepteront pas de revenir sur certaines revendications essentielles comme, par exemple, la question de la parité hommes-femmes, la participation des femmes dans les espaces décisionnels, la prise en charge de la question de la violence – notamment la violence étatique – faite aux femmes.

Quelle lecture de la crise actuelle faites-vous en termes de genre ? Quel impact plus particulier sur les femmes ?

La crise actuelle est en lien avec une conception toxique de la masculinité. Le gouvernement fonctionne sur la base d’une forme de masculinité agressive, condensée au sein d’un mot spécifique : bandit légal [3]. Le bandit légal incarne un personnage qui revendique un mode de vie axé sur le machisme, l’agression verbale, la violence psychologique, la force triviale. Dans cette façon de gouverner, le chef masculin se pose en ayant-droit tout puissant ; il revendique le droit de détourner les biens du collectif à son profit et celui de son entourage, en narguant le reste de la population. Il mobilise aussi les circuits de l’économie illicite, et recourt à la terreur ou au mépris. La crise que vit le pays se complique quand un parti accapare les rouages institutionnels au profit d’un boys club qui se permet de violenter, harceler et violer les femmes, avec la complicité des uns et des autres, et un sentiment d’impunité tel qu’il se permet de violer les droits humains de toute une population.

Sur le plan économique, du fait des responsabilités qu’elles tiennent au sein des familles, les femmes sont les premières concernées par la dégradation des conditions de vie. Elles doivent prendre soin des enfants et des vieilles personnes, sans l’aide de l’État et quand les hommes rechignent à assumer leurs responsabilités. En Haïti, 40% des femmes vivent seules et sont cheffes de familles. Une femme, même issue de la classe moyenne, doit assumer la protection de l’entourage familial. En raison des rapports sociaux de sexe, de la division sexuelle du travail et de leur socialisation à la responsabilité, tout porte à croire que les femmes assument, entre guillemets, le rôle de la protection sociale que l’État refuse de jouer.

L’utilisation du viol comme arme de répression dans la crise actuelle est épouvantable. C’est une arme de déstabilisation dont l’objectif principal est d’entraver la mobilisation. Depuis 1915, avec les marines, sous Duvalier, avec les tontons macoutes, entre 1990 et 1994 avec les paramilitaires, les femmes ont toujours payé ce prix pour avoir osé dire « Non » à l’inacceptable. Actuellement, face aux contestations, le viol est banalisé, en vue de mater le mouvement.

En outre, la corruption généralisée gangrène les institutions haïtiennes et affecte les catégories les plus pauvres, incluant les femmes. Actuellement, le cancer du col de l’utérus est un tueur silencieux. Haïti est le pays dont le taux de mortalité maternelle est le plus élevé de la région. Or, avec les 4,2 milliards de dollars gaspillés dans Petrocaribe, les femmes auraient pu avoir accès à des structures de soins adéquates.

Sur un plan social, les marchés sont des espaces économiques occupés par les femmes. Avec la crise, les inégalités se renforcent, en affectant les circuits de l’économie informelle, les niches d’approvisionnement des produits que revendent les femmes. La vie devient de plus en plus dure pour elles. Donc, tant dans ses causes que dans ses conséquences, cette crise a une spécificité en termes de genre.

Êtes-vous optimiste quant au dénouement de cette crise ?

Je suis toujours optimiste en ce qui concerne Haïti. Ne pas être optimiste est un luxe que je ne peux pas me permettre en tant que femme haïtienne. L’optimisme est la seule richesse qui me reste face à l’obscurantisme. C’est le moteur qui me donne le courage d’habiter le pays et c’est aussi la source de mon engagement.

Je vis dans une société déroutante où les crises se succèdent. Mais, l’analyse montre que celles-ci ont toujours été des moments importants pour gagner un ensemble de droits, pour renforcer le mouvement social. Même si, au moment du dénouement de la crise, il y a souvent des désillusions, les mesures et les lois, adoptées pendant ces moments de crise, existent en termes de possibles ; elles peuvent être activées ou évoquées pour lutter contre les violations des droits humains.

L’avenir n’est pas totalement dégagé. Mais, au quotidien, je fais l’expérience d’une génération debout, qui refuse les conditions de vie imposées par les nantis et les politiques. Derrière le slogan « chanje sistèm » [changer le système], il y a une conscience politique profonde et une dynamique réelle, mais qui peinent à se matérialiser. L’entremêlement des problèmes, notre situation de paria à l’échelle internationale peuvent déboucher sur des possibilités inespérées, et constituer le fait inaugural pour construire quelque chose d’autre, vu qu’il n’y a pas d’ailleurs.

Personne ne saurait se permettre de désespérer en Haïti ; ce serait abandonner le pays. Le peuple haïtien a pour devoir de se prendre en charge, de transformer sa société en reconstruisant à la fois le tissu social et le pays, en rétablissant les liens entre les personnes. Les féministes doivent refaire symboliquement avec d’autres le geste de Catherine Flon, la femme qui avait cousu le drapeau national ; c’est-à-dire recoudre le tissu social, réunir le collectif. Les Haïtiennes et les Haïtiens doivent redessiner un nouveau projet commun inscrit dans la dynamique initiée en 1804, et regagner leur souveraineté. Ils devront exiger que leurs amis sur le plan international les laissent discuter entre eux afin de construire un pays à la mesure du rêve haïtien. Nous avons l’obligation envers nous-mêmes de maintenir et de matérialiser les possibles politiques portés par 1986.

On parle de « transition de rupture » ; rupture avec quoi ?

Rupture avec un ordre social qui considère l’humain avec mépris, comme un déchet, avec la corruption et la mauvaise gouvernance. Les Haïtiennes et les Haïtiens ne veulent plus de cette situation imposée au pays. Ils ambitionnent une société où les richesses seront distribuées de manière équitable et juste ; une dizaine de familles ne peuvent pas se permettre de concentrer toutes les richesses du pays. La société d’apartheid doit prendre fin. Derrières les barricades érigées actuellement se dressent les barrières sociales que les gens sont en train de dénoncer. C’est pour cela que les Haïtiennes et les Haïtiens doivent regarder au-delà des barricades afin de construire de nouveaux ponts.


Notes

[1] Entretien réalisé à Port-au-Prince le jeudi 28 novembre 2019.

[2] La Passerelle est une structure d’interface mise en place par les organisations de la société civile pour faciliter, dans un délai court – limité initialement à un mois et prolongé d’une semaine –, un accord entre les partis politiques d’opposition. Début novembre 2019, une entente a été signée par quatre partis d’opposition sur base de la « Déclaration commune pour un gouvernement de sauvetage national. Pour une transition réussie » signée par plus d’une centaine d’organisations de la société civile haïtienne.

[3] Michel Martelly, président de 2011-2016, s’était présenté comme un « bandit légal ». Et c’est Martelly qui a propulsé Jovenel Moïse comme candidat de son parti, le PHTK, aux élections de 2016.

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