Honduras : garder la tête hors de l’eau

Guy Taillefer, Le Devoir, 17 décembre 2019

à Pespire

17 décembre 2019

Nos deux journalistes ont parcouru en septembre le bien nommé « couloir de la sécheresse » en Amérique centrale, du Guatemala au Honduras en passant par le Salvador. Parce qu’aux causes entendues et entremêlées de la migration centraméricaine vers le nord — violence, chômage, corruption — s’en greffe une autre, de plus en plus déterminante : la crise climatique.

Adolfina Contreras désigne la montagne en contre-haut et raconte que c’est par les journaux qu’ils ont appris qu’on en avait fait une concession minière. Zéro consultation ? « Pas la moindre », dit la professeure à la retraite. Le sous-sol du sud du Honduras est riche en or, et le gouvernement ne demande pas mieux que d’en exploiter le potentiel, qui pour le moment l’est peu. « Beaucoup de concessions dans la région, surtout à des minières canadiennes. » Ce qui est dans l’ordre des choses puisque les trois quarts des sociétés minières dans le monde ont leur siège social au Canada.

Son village de San Jorge n’est branché au réseau électrique que depuis cinq ans. « On vivait à l’ère des cavernes. » Encore que la qualité du service laisse sérieusement à désirer.

C’est par un chemin de terre qu’on se rend à San Jorge ; pour autant, ce n’est pas le bout du monde. Pespire, un gros village adossé à l’autoroute Panaméricaine, n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres. Une heure plus loin, Choluteca, près de la frontière du Nicaragua, est une ville en bonne et due forme — et terrain de blanchiment d’argent, comme elle est sur la route des trafiquants de cocaïne. « Le gouvernement se fout du peuple. » Et le peuple, dit-elle encore, en arrache. Qu’une mine s’installe dans leur cour, et quoi ? : « Où voulez-vous qu’on aille ? Nous sommes nés ici, nous mourrons ici. »

Il souffle sur ces montagnes un certain vent de résistance, nous l’avons vite senti. À quoi au juste ? Allez savoir. Du dur désir de durer à la mobilisation sociale, la marche est pourtant haute. La pauvreté ambiante étant ce qu’elle est, les projets d’exploitation minière ont leurs défenseurs dans cette communauté d’environ 90 familles. Ceci expliquant en partie cela, il y a présence ancienne, dans ce coin d’arrière-cour américaine, de missionnaires québécois des Missions étrangères, une présence qui remonte aux années 1950, précurseure des solidarités que plusieurs ONG québécoises ont aujourd’hui avec l’Amérique latine. Et c’est ainsi que la place devant l’église de Pespire porte le nom d’un abbé décédé en 2014 — Yvon Bouffard —, un prêtre engagé qui a joué un rôle utile dans la défense des droits des paysans.

Les résistants, ce sont Adolfina et Rigoberto Euceda, responsables du Grupo Impulsor, le comité d’initiative locale. Et Edas Contreras Funes, tout de noir vêtu avec son chapeau de cowboy, petit manitou du coin pour les terres que sa famille possède et par lequel passe l’appui qu’apporte à la communauté l’ADEPES, une ONG qui a pris le relais de Save the Children à la fin des années 1990 et qui s’investit, comme tout est lié, dans l’éducation, la promotion des femmes, le microcrédit et le développement agricole durable.

Edas, 46 ans, est un propriétaire agricole que l’interminable sécheresse a éveillé aux enjeux de survie que présente le réchauffement climatique. Face à la déforestation, il a développé une vraie sensibilité d’Obélix. Et redoute comme la peste les répercussions d’une mine éventuelle sur les approvisionnements en eau et les risques patents de pollution. Un défi ne vient jamais seul.

À une échelle très concrète, ils s’emploient à diversifier les cultures de manière à ne pas épuiser le sol et à ne pas dépendre pour leur alimentation que du maïs et des frijoles, utilisent les arbres abattus comme compost, freinent le recours aux insecticides et la culture sur brûlis, encouragent les familles à cultiver des jardins et à produire leur propre semence, mettent en place des systèmes d’irrigation à lent débit…

Des pertes supérieures à 50 %

Dans le « corredor seco », les petits agriculteurs perdent régulièrement, en raison de la sécheresse, leurs récoltes de maïs et de haricots dans une proportion facilement supérieure à 50 %. Selon le Programme alimentaire mondial, un foyer sur quatre — 525 000 personnes — habitant le « couloir » au Honduras est en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave.

Le gouvernement a bien déclaré l’année dernière l’état d’urgence dans onze départements particulièrement touchés, avec promesse d’installation de réservoirs pour collecter les eaux de pluies et de systèmes d’irrigation au goutte-à-goutte. Coût du programme d’aide : 8 millions de dollars américains. Mais finalement, peu en ont vu la couleur, affirme Xavier Fernandez, d’Amigos de la Tierra, une ONG espagnole qui s’est investie dans l’aménagement dans le sud du pays de plus de 600 potagers suivant des méthodes d’agriculture bio-intensive.

Ce qui revient à dire qu’en ce pays, où entre 65 % et 75 % des paysans s’en remettent à l’agriculture de substance pour nourrir la famille, le monde rural est à peu près laissé à lui-même.

« Par-dessus tout, nous accusons le gouvernement », déclare Adolfina.

À leurs risques et périls : avec les Philippines et le Brésil, le Honduras est considéré par Global Witness comme l’un des pays les plus dangereux au monde pour les militants écologistes. L’ONG a établi que 120 militants y ont été tués depuis 2010 — dont Berta Caceres, assassinée en mars 2016 pour s’être opposée à la construction d’un barrage sur la rivière Galcarque. Les enquêtes et les procès jamais achevés ont montré du doigt des militaires.

Desiderio Martínez, dont les bureaux sont à Choluteca, est coordinateur régional au ministère de l’Agriculture et de l’Élevage, région sud. On en rencontrera d’autres comme lui, des fonctionnaires qui sont sur le plancher des vaches. Qui voient clair et dont la compétence crève les yeux — mais qui sont manifestement sans grand pouvoir.

Il affirme sans ambages : « Le désespoir est énorme. » Il observe des changements du climat apparaître d’aussi loin que depuis le début des années 2000. « Les variations climatiques nous attaquent de front. » Les budgets nationaux sont insuffisants, ce qui fait que l’aide internationale est « essentielle ».

Nous allons visiter avec lui, du côté du village d’Orocuina, la terre pentue de Margarito Alvarez, qui a mis ses beaux souliers pour nous recevoir. Margarito, un monsieur d’un certain âge, maigre comme un clou, a perdu la plus grande partie de sa première récolte de la saison à cause de la sécheresse. « La prochaine sera meilleure, si Dieu le veut. » Et si, dira-t-il aussi, Donald Trump n’était pas le climatonégationniste qu’il est. La foi de Margarito n’est pas que fatalisme.

S’il ne perd pas espoir et qu’il relativise, c’est qu’il a vu pire : l’ouragan Mitch — qui a balayé l’Amérique centrale à l’automne 1998, faisant plus de 19 000 morts et disparus. L’ouragan a marqué les mémoires. Il aura également éveillé les consciences aux ravages de la déforestation. Le Honduras a été le pays le plus touché par cette tempête extrême ; il ne s’en est jamais vraiment remis. Margarito non plus.


ÉTAT DE CORRUPTION

Le Honduras, de « république bananière » — Dole et Chiquita font que l’expression reste pertinente — à narcodictature. Tony Hernández, le plus jeune frère du président, Juan Orlando Hernández (JOH), vient d’être condamné à New York pour trafic de cocaïne. Il faisait peu de doutes pour les procureurs que, sans être nommément accusé, JOH était impliqué. Depuis le coup d’État militaire qui a chassé du pouvoir, fin 2009, Manuel Zelaya, puni pour son progressisme, le pays est en complète déliquescence. Ce n’est pas un hasard si c’est du Honduras que sont parties, en octobre 2018, les premières caravanes de migrants. Réélu en 2017 sur soupçons de fraudes électorales, M. Hernández est de plus en plus contesté par la rue depuis deux ans, avec violente répression des manifestations à la clé — sans que la communauté internationale, dont le Canada, y trouve grand-chose à redire. Emmené par une oligarchie constituée d’une dizaine de grandes familles contrôlant tous les secteurs de l’économie, le gouvernement applique une logique de privatisation des services publics — éducation, santé, distribution de l’électricité et de… l’eau. Les pénuries d’eau sont chroniques à Tegucigalpa, capitale traversée par le couloir de la sécheresse.