Saïd Bouamama, 23 avril 2019
La mise en concurrence généralisée des forces de travail est une des caractéristiques du mode de production capitaliste. Pour ce faire toutes les différences (d’âge, de sexe, d’origine nationale, de culture, etc.) constituent des facteurs sur lesquels s’appuient l’idéologie de la classe dominante dans son travail inlassable pour empêcher l’émergence d’une conscience commune d’appartenance à une même classe sociale. L’unité de la classe ouvrière n’est donc pas une donnée première mais au contraire le résultat d’un travail politique et idéologique d’unification. Sans un tel travail la classe ouvrière apparaît comme divisée, parcellisées et hiérarchisée en de multiples catégories : travailleurs précaires et travailleurs stables, nationaux et immigrés, jeunes travailleurs et moins jeunes, etc. En raison des préjugés hérités de l’histoire coloniale le clivage entre la partie « nationale » de la classe ouvrière et sa partie « immigrée », reste un des outils contemporains principaux de division.
Pour saisir les enjeux des transformations actuelles liées à la nouvelle phase de mondialisation capitaliste, il convient d’avoir à l’esprit le modèle antérieur et la place qu’y tenait l’immigration. Compte-tenu de la taille limitée de cet article, nous résumons à trois les fonctions jouées par la force de travail immigrée au sein du processus de production et de reproduction du capitalisme.
L’instance économique : la force de travail immigré comme variable d’ajustement structurel
Les débuts du mode de production capitaliste sont marqués par la quête de force de travail. En fonction des réalités nationales les réponses vont être différentes. En Angleterre la ruine de l’économie paysanne c’est-à-dire l’expropriation organisée des petits paysans fut la réponse principale. Elle ne fut cependant pas la seule comme en témoigne la forte immigration ouvrière irlandaise du fait de la situation coloniale de ce pays. En France la faiblesse démographique mais aussi les capacités de résistance de la petite et moyenne paysannerie depuis la révolution de 1789 (dont il ne faut pas oublier le caractère agraire et anti-féodal) oriente la soif de force de travail vers un appel à l’immigration. Aux USA la colonisation qui est dans le même temps une exportation du mode de production capitaliste, le besoin de force de travail se traduira par l’appel massif à l’esclavage et à l’immigration. La fonction d’ajustement de l’immigration commence ainsi dès l’aube du capitalisme dans des formes et des ampleurs différentes selon les spécificités nationales.
Mais la fonction d’ajustement de l’immigration ne s’arrête à ce premier âge du capitalisme. La tendance à la circulation du capital vers les secteurs à forts profits a pour conséquence le besoin de faire circuler la force de travail. Ce besoin de circulation se heurte au rapport de forces entre le capital et le travail à chaque moment historique dont une des dimensions est la lutte des travailleurs pour les sécurités sociales. La lutte entre le capital et le travail peut ainsi se lire également comme antagonisme entre le besoin de circulation de la force de travail pour le capital et revendications de sécurités sociales pour les travailleurs. La force de travail immigrée est ainsi une nécessité du capitalisme non seulement en termes de besoin quantitatif de force de travail, mais également en termes de disposition de cette force de travail au bon endroit, dans les bons secteurs, etc. c’est-à-dire que la force de travail immigrée garde sa fonction d’ajustement structurel jusqu’à aujourd’hui.
Pour illustrer cette fonction citons le directeur de la Population et de la Migration, Michel Massenet résumant en 1962 le besoin massif d’une force de travail immigrée :
« La concurrence dans le marché commun ne sera supportable que si notre pays dispose d’une réserve de main d’œuvre lui permettant de freiner l’inflation salariale. Un apport de travailleurs jeunes non cristallisés par l’attachement à un métier ou par l’attrait sentimental d’une résidence traditionnelle augmente la mobilité d’une économie qui souffre des « viscosités » en matière de recrutement de main d’œuvre. »
Simplifions ce vocabulaire autour des trois idées clés de cette déclaration : 1) Les travailleurs nationaux sont trop organisés et combatifs pour leur imposer une baisse des salaires et des conditions de travail ; 2) Ils sont trop attachés aux droits liés à un métier et au fait d’avoir un logement décent ; 3) Il faut donc constituer une nouvelle strate inférieure dans le monde du travail.
Dès cette période et de manière organisée, la stratification du monde du travail à partir du marqueur de la nationalité et de l’origine est posée. Cette fonction économique d’ajustement peut se formaliser dans la formule suivante : « premiers licenciés, premiers embauchés ». Les restructurations et les crises de surproduction cycliques sont l’occasion de licenciements massifs de la force de travail immigrée, rendue ainsi disponible pour migrer une nouvelle fois, mais cette fois-ci vers d’autres secteurs économiques. Les périodes de reprise (et l’incertitude qui pèse toujours sur leur durée et leur ampleur) sont pour les mêmes raisons des moments d’embauches importantes de force de travail immigrée.
D’autres catégories de la population jouent également cette fonction d’ajustement : les femmes et les jeunes. Ces trois catégories ont en commun d’être plus précarisées que le reste du monde du travail, c’est-à-dire de disposer de capacités moindres de résistance face à l’instabilité imposée par les besoins du capital. A l’exploitation commune de tous les travailleurs s’ajoutent pour ces catégories une surexploitation ou une discrimination. La question de la place de ces catégories dans les organisations syndicales et politiques est donc à poser, de même que celle de la place de leurs revendications dans l’agenda de ces organisations. Faute de la prise au sérieux de ces questions un décalage grandissant s’insinue entre les différents segments de la classe ouvrière.
L’instance politique : la force de travail immigrée comme modalité de gestion du rapport de classes
La seconde fonction dévolue à l’immigration dans la logique du mode de production capitaliste est politique. Elle consiste à utiliser la force de travail immigrée pour affaiblir les résistances ouvrières. Cela et rendu possible par l’existence d’un droit à plusieurs vitesses complété par un système de discriminations systémiques contraignant cette partie de la classe ouvrière à accepter des conditions de salaires et de travail inférieures à celles que le rapport de forces a imposé pour le reste de la classe. De manière générale la force de travail immigrée est utilisée pour « libérer » les ouvriers nationaux des secteurs et des postes de travail les plus durs, les plus flexibles, les plus dangereux, les plus instables. Cet aspect est repérable dans chacun des pays capitalistes dans la statistique des maladies professionnelles, des accidents du travail et des espérances de vie.
La force de travail immigré est ainsi un élément de négociation avec les organisations ouvrières, les concessions aux ouvriers nationaux se réalisant sur la base d’un traitement discriminatoire de la composante immigrée de la classe ouvrière. Le chauvinisme et/ou le racisme sont alors un excellent outil idéologique pour rendre « naturel » et même « souhaitable » cette discrimination. La frontière de la nationalité est ici utilisée pour masquer la frontière de la classe sociale. A la division entre un « nous » ouvrier et un « eux » capitaliste est substituée un clivage entre un « nous » national et un « eux » immigré. Citons le cas français à titre d’exemple. Pendant toute la durée des dites « trente glorieuses » le niveau de vie de la classe ouvrière « nationale » a progressé du fait des mobilisations sociales. Dans la même période la composante immigrée de la classe ouvrière a été parquée dans des bidonvilles. Décrivant les recrutements patronaux de cette période, le journaliste et politique français Alain Griotteray, écrit :
« C’est l’époque des camions et des autocars remplis de Portugais franchissant les Pyrénées pendant que les sergents-recruteurs de Citroën et de Simca transplantent des Marocains par villages entiers, de leur « douar d’origine » jusqu’aux chaînes de Poissy, de Javel ou d’Aulnay. Le phénomène fait immanquablement penser à la traite des Noirs au XVème siècle. La comparaison revient d’ailleurs souvent[1]. »
Une des conséquences de cette politique de segmentation de la classe ouvrière en fonction de la nationalité est de faciliter la reconversion de nombreux ouvriers professionnels autochtones en leur ouvrant les portes de l’encadrement de proximité des nouveaux OS immigrés. « C’est cet apport, résume le sociologue et démographe Claude-Valentin Marie, autant qualitatif que quantitatif, qui facilite au moins la période de la reconversion d’une partie des anciens ouvriers professionnels dans les fonctions d’encadrement des tâches parcellisées que développent en masse la modernisation des équipements et l’extension du travail à la chaîne[2]. » La sociologue Jacqueline Costa-Lascoux complète : « Les trente glorieuses verront se diversifier les flux migratoires, mais aussi s’aggraver le décalage avec la main-d’œuvre nationale en cours de promotion sociale[3]. »
L’amélioration est cependant en trompe l’œil si l’on prend en compte la longue durée. D’une part la capacité de défense collective de la classe ouvrière a été affaiblie par ce clivage entre deux de ses composantes. D’autre part ce qui est imposé à la force de travail immigrée tend dans un système basé sur la maximisation du profit à se transformer en norme à généraliser à l’ensemble des travailleurs. La seule réponse durable à cette mise en concurrence des différentes composantes de la classe ouvrière est l’exigence d’une égalité complète des droits avec une attention particulière pour les revendications des segments surexploités.
Soulignons enfin que la logique ci-dessus décrite tend à s’élargir au-delà de la nationalité pour s’étendre à l’origine. De nombreuses études ont, en effet, mis en évidence l’ampleur des discriminations touchant les nationaux d’origines étrangères. Ces discriminations les contraignent à accepter des conditions qui étaient jusque-là celles des seuls travailleurs étrangers. Ces jeunes nés français sont assignés à la même place sociale et économique et dans les mêmes secteurs économiques que leurs parents. Il y a en quelque sorte une reproduction à l’interne d’une force de travail surexploitée s’ajoutant à celle venant de l’extérieur.
L’instance idéologique : éviter la conscience d’une communauté d’intérêts
Les deux fonctions précédentes en supposent une troisième, sans laquelle rien n’est possible. Nous définissons l’idéologie comme représentation inversée de la réalité sociale, de ses clivages et contradictions, de ses lois de fonctionnement. Elle se traduit par une inversion des causes et des conséquences et par des attributions causales culturalistes et individualistes à des processus fondamentalement économiques et sociaux. Ce qu’il est convenu d’appeler « intégration » est, selon nous, un cadre idéologique consensuel amenant à une lecture culturaliste des inégalités sociales. Ces dernières ne sont pas expliquées comme résultats de l’exploitation et de la surexploitation mais comme un « déficit d’intégration ». Par ce biais la composante immigrée de la classe ouvrière (et maintenant même ses enfants nés nationaux) n’est pas appréhendée comme force de travail surexploitée mais comme population insuffisamment « intégrées ». Le recul et même trop souvent l’abandon du combat idéologique par de nombreuses organisations ouvrières contribue en conséquence à l’affaiblissement de l’ensemble la classe.
Et maintenant ?
Les processus rapidement esquissé ci-dessus ne sont pas une simple affaire du passé. Avec la nouvelle phase de mondialisation capitaliste, ils se renforcent. La figure du « sans-papiers » décrit parfaitement ce renforcement. Alors que les industries délocalisables partent vers des pays au coût de main d’œuvre plus bas, on importe cette main d’œuvre au coût moins élevé pour les secteurs non délocalisables (agriculture, restauration, bâtiment, etc.). Ce faisant, c’est une nouvelle strate qui s’ajoute à la classe ouvrière pour le plus grand intérêt de la classe dominante. La seule réponse cohérente à cette instrumentalisation et à cette construction d’une hétérogénéité ouvrière est le combat commun pour l’égalité complète des droits. Sans celui-ci les conséquences sont logiquement celles que décrivait Marx à propos de la division de la classe ouvrière d’Angleterre en deux segments, l’un anglais, l’autre irlandais :
« Tous les centres industriels et commerçants anglais possèdent maintenant une classe ouvrière scindée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. Le travailleur anglais moyen hait le travailleur irlandais, parce qu’il voit en lui un concurrent responsable de la baisse de son niveau de vie. Il se sent, face à ce dernier, membre de la nation dominante, il se fait par-là l’instrument de ses propres capitalistes et aristocrates contre l’Irlande et consolide ainsi leur domination sur lui-même. Il nourrit contre lui des préjugés religieux, sociaux et nationaux. Il se comporte vis-à-vis de lui, à peu près comme les pauvres blancs (poor whites) vis-à-vis des niggers dans les anciens états esclavagistes de l’Union américaine. L’Irlandais lui rend largement la monnaie de sa pièce. Il voit dans le travailleur anglais le complice et l’instrument de la domination anglaise sur l’Irlande. Cet antagonisme est artificiellement entretenu et renforcé par la presse, les prêches anglicans, les journaux satiriques, bref par tous les moyens qui sont à la disposition des classes dominantes[4]. »
Notes
[1] Alain Griotteray, Les immigrés : Le choc, Plon, Paris, 1985, p. 32.
[2] Claude-Valentin Marie, Entre économie et politique : le « clandestin », une figure sociale à géométrie variable, Pouvoirs, n° 47, novembre 1988, p. 77.
[3] Jacqueline Costa-Lascoux, Les aléas des politiques migratoires, Migrations-Société, n° 117-118, 2008/3, p. 67.
[4] Karl Marx, Lettre à Sigfried Meyer et August Vogt du 9 avril 1870, Correspondances Marx-Engels, Tome X, Paris, éditions sociales, 1984, p. 345.