Le vent se lève, 21 Janvier 2020
L’Inde est secouée depuis le début du mois de décembre dernier par un mouvement de très grande ampleur contre deux projets de lois visant à exclure de la citoyenneté toute une série de minorités dont les musulmans (notamment les réfugiés Rohingya). Ces deux textes s’appellent Citizenship Amendment Act (CAA) et National Register of Citizens (NRC). Ils s’inscrivent dans la politique ethno-nationaliste Hindoue et néo-libérale du Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir. Le mouvement s’est étendu à travers tout le pays jusqu’à se transformer en une grève générale avec 250 millions de personnes dans la rue et un fort degré d’antagonisme. Nous publions donc ce court texte du groupe City Notes Inquiry qui tente de condenser l’ampleur et la portée politique de ce mouvement.
Le processus continu de production de population-surplus dans le continent indien et l’armée croissante de chômeurs et de sous-employés se sont soustrait au commandement du capital.
La lutte contre le NRC-CAA se répand à Delhi comme dans les autres villes. De Jamia, Shaheen Bagh et New Friends Colony à Seelampur et Jafrabad [1], elle se développe de manière connue et inconnue. Les différentes formes de protestations et de luttes, largement répandues, ont trouvé un nouveau fondement dans l’agitation anti-CAA. Des estrades et podiums érigés qui servent de terrain d’élection facile pour les politiciens de l’opposition, pour les voix des militants, des personnes solidaires, etc., jusqu’aux zones occupées qui voient les feux allumés toute la nuit par les femmes, les enfants et les jeunes des zones urbaines déjà ghettoïsées ; les étincelles de ces luttes se transforment en une révolte des précaires qui brûle vif.
La lutte pour la liberté qui a commencé au Cachemire se signale maintenant par différentes formes de protestations et de luttes dans tout le continent indien.
Avec l’abrogation de l’article 370 au Cachemire, l’introduction du NRC en Assam et la menace du CAA (et du NRC imminent) dans le reste du pays, cela indique très clairement une sorte de gestion de crise qui est à l’œuvre.
La guerre civile actuelle – son intensification vue dans le continent indien aujourd’hui après le Cachemire, l’Assam et le reste du Nord-Est sous ses formes idéologiques respectives : du nationalisme ultra à un plus progressiste (pour éviter la guerre de classes) – est continuellement régulée et mystifiée en la transformant en une guerre barbare des identités.
Dans son opération impérialiste éhontée, il est nécessaire que l’État-nation bouleverse ses mécanismes de régulation et de contrôle par la production continue de l’« étranger » pour contrôler les masses.
Toute forme générée par cette régulation/mystification ne fera qu’alimenter le contenu impérialiste de l’Etat-nation et rendre cette guerre barbare des identités plus barbare encore.
Contre ces impérialistes, il y a ce slogan : « Transformez la guerre civile moléculaire en guerre de classe ! ».
L’adoption de la CAA par les deux chambres du parlement faite pour des raisons religieuses – bien que présentée comme « classification logique » de la population non musulmane en 3 nations et 6 communautés religieuses – exprime ouvertement les préoccupations d’Amit Shah [2] et de l’Etat concernant la population-surplus et l’accentuation des contradictions au sein de celle-ci. Mais la tentative de se soustraire à la menace de ce surplus de population, en utilisant la forme islamophobe établie de la dualité citoyen-intrus, se retourne contre elle.
Il est vrai que la révolte a commencé dans des zones où les « musulmans » forment la majorité de la population active. C’est aussi parce qu’ils vont subir les effets immédiats de cette loi. Et surtout ceux d’entre eux – les migrants « musulmans » – qui viennent du Cachemire, du Bengale, du Bihar, etc. pour travailler dans des villes comme Delhi. Mais il est également vrai que le NRC-CAA sera également utilisé pour discipliner d’autres travailleurs qui peuvent être qualifiés d’« infiltrés » à tout moment et être ainsi jetés dans les camps de détention. Ainsi l’État tente une certaine forme de mobilisation qui repose sur la dualité de citoyen et d’infiltré, afin de segmenter et re-segmenter la population active. Ainsi, ce ne sont pas seulement les musulmans du Bangladesh, les hindous du Népal et les Tamouls du Sri Lanka qui seront touchés par cette loi, mais aussi d’autres travailleurs qui errent d’une partie du sous-continent à l’autre en quête de travail. En d’autres termes, le but réel de la politique implicite dans cette loi est de transformer la lutte contre l’enracinement continu des travailleurs de l’usine sociale en lutte entre le « citoyen » et « l’infiltré ».
La puissance de ces éruptions de résistance dans différents coins de la ville réside dans leur potentiel à se fissurer et à s’infiltrer à travers les murs régimentaires de la ville bourgeoise – pour peut-être faire s’effondrer les relations hiérarchiques qui segmentent et homogénéisent les différentes parties de la ville.
Après la répression brutale de la JMI [3] et de l’AMU [4], des manifestations anti-CAA ont apparemment éclaté dans ces localités dites musulmanes, ce qui n’est que le résultat de ce processus d’homogénéisation et de segmentation hiérarchique de l’espace-temps, à partir de différentes coordonnées historico-idéologiques ; dans ce cas, il s’agit de l’identité communautaire musulmane « homogène ».
Dès que cette homogénéité est remise en cause – ce que l’on observe notamment dans le cas de Shaheen Bagh (occupation de la localité et bouclage de la veine financière de la ville : l’autoroute NH48) – on voit les contre-mobilisations mises en place par les appareils d’État (médias/police /armée) pour ré-homogénéiser ces espaces ; en particulier pour les boucler à nouveau dans le discours public en termes de politique communautaire musulmane.
Après deux mois d’occupation de l’usine et de grève des ouvriers de Honda à Manesar [5], une forme de résistance similaire mais multitudinaire, émergeant à Shaheen Bagh (menée par les femmes de la localité, mais avec une participation égale des jeunes travailleurs qui étudient, enseignent ou travaillent dans les entreprises de technologie), marque également un moment de réorganisation de la ville-usine.
L’insurrection de ces espaces-temps enrégimentés contre leur configuration dans la ville, non seulement perturbe le processus de reproduction/ reconfiguration de la ville bourgeoise dans son ensemble – qui trouve son expression dans la perturbation générale causée dans les processus productifs/ reproductifs dans la ville-usine de Delhi par la fermeture des stations de métro, l’annulation des bus, des trains etc.
Le moment de l’occupation est aussi le moment de la réorganisation. Depuis que Shaheen Bagh a dressé les barricades contre l’Etat et ses différents services de police, les contradictions internes à cet espace ont commencé à s’ouvrir. Les femmes en grève des travaux domestiques font maintenant partie intégrante de la communauté, le pouls de la résistance bat ici rapidement et durement dans la zone occupée où une agence autonome des femmes a été maintenue.
C’est un grand pas en avant pour la résistance de la masse ouvrière qui abandonne toutes les formes de protestation autrefois futiles – rassemblements, grèves démonstratives, discours, etc. Shaheen Bagh crie haut et fort : « La ville est une usine, nous devons la fermer ! ».
Les travailleurs de Delhi savent bien qu’en utilisant la politique de cette loi, Shah et Modi [6], les plus grands entrepreneurs du pays, veulent renforcer la main de la direction et des entrepreneurs. C’est pourquoi le mouvement contre cette loi peut s’étendre non seulement à tout Delhi, mais aussi aux zones industrielles avoisinantes. C’est pourquoi les entrepreneurs inquiets du pouvoir d’Etat indien sont occupés à essayer d’utiliser leur armée et leurs médias pour dire de ce mouvement qu’il est le mouvement des terroristes et des infiltrés.
Il est également significatif que le serpent qu’est le capitalisme, ayant fait la mue de sa vieille forme idéologique (la soi-disant démocratie libérale), a revêtu une nouvelle peau (la dictature du capital néo-libéral). Cette transformation de la forme idéologique du capitalisme a aggravé non seulement le danger auquel nous sommes confrontés, mais aussi celui auquel est confronté le pouvoir de l’État. Ainsi, l’État tente de cacher son impuissance par une contre-mobilisation qui se manifeste par les attaques barbares du RSS [7] de la police et de l’armée.
Néanmoins, la nature multitudinaire de ce mouvement a non seulement défait les desseins de l’État, mais a également remis en question l’idée même de « citoyenneté », ce qui montre que la forme de « l’État-nation » est elle-même en état de crise existentielle.
Cependant, alors que le mouvement remet en question l’idée même de « citoyenneté », les dirigeants et les organisations, qui essaient de diriger le mouvement, essaient à plusieurs reprises de le ramener dans le giron des idées de « citoyen » et de « peuple ».
Le mouvement a clairement montré que la politique qui se fonde sur l’idée de « citoyen », au gré des circonstances, porte en elle l’idée de « non-citoyen », d’« infiltré », et est donc une politique anti-classe ouvrière.
Comment se fait-il que les formes politiques et idéologiques dites révolutionnaires ne parviennent toujours pas à concevoir la politique en dehors des idées de « citoyen » et de « peuple » ?
Est-ce parce que l’Etat-nation reste au centre de leur politique ?
Refusent-elles de voir le caractère impérialiste de l’État-nation indien parce qu’elles veulent s’emparer de cet État à un moment donné ? Qu’elles veulent eux aussi être impérialistes un jour !
En ce sens, le mouvement est anti-impérialiste dans son essence même.
Au-delà de la dualité citoyen-infiltré, au-delà des fondements de l’Etat-nation, ce que ce mouvement exige n’est pas l’imposition d’une autodétermination politique ou nationale, mais cherche à poser la question de l’autodétermination sociale au-delà des fondements de l’Etat-nation, une révolution de la classe ouvrière en Asie du Sud, c’est-à-dire la révolution prolétarienne post-nationale.