SAFAA KHALAF, As-Safir Al-Arabi, 1ER AVRIL 2019
C’est sur fond de profondes dissensions que le budget 2019 a finalement été adopté par le Parlement irakien. Les formations qui se partagent le pouvoir ont eu du mal à s’entendre sur l’investissement politique des dotations allouées aux programmes de recrutement et des enveloppes destinées aux ministères, aux villes dévastées et aux provinces non organisées en région.
Le budget 2019, qui s’élève à 112 milliards de dollars (100 milliards d’euros), accuse un déficit de 23 milliards de dollars (20 milliards d’euros). Ce passif est comblé par pas moins de 18 emprunts étrangers et une dette interne cumulée exigible ou à taux différé (impliquant cinq autorités locales)1, ainsi que par le programme des obligations nationales. Bagdad continue également, avec la caution de l’International Trade Administration, de recourir à l’emprunt pour financer l’achat d’armes — y compris de répression — et le soutien logistique aux ministères de la défense et de l’intérieur, aux milices populaires Al-Hachd Al-Chaabi et au « mécanisme antiterroriste », tout cela pour un coût de 906 millions de dollars (806 millions d’euros). Le solde négatif de l’État, qui était de 11 milliards de dollars (9 milliards d’euros) en 2018, est ainsi multiplié par deux dans le budget 2019.
DES PRÉVISIONS INQUIÉTANTES
Le dossier de l’endettement est alarmant. L’agence de notation financière Standard & Poor’s, qui attribue au pays la note souveraine BB − prévoit d’ailleurs une aggravation de la dette au fil des quatre prochaines années. Selon les projections du Fonds monétaire international (FMI), cette dette devrait atteindre 132,4 milliards de dollars (118 milliards d’euros) en 2018 et culminer en 2020 à 138 milliards de dollars (123 milliards d’euros). De son côté, la Banque mondiale « espère » pour 2019 une accélération avec 6,2 % du taux de croissance du PIB — 192,9 milliards de dollars (171 milliards d’euros), selon le rapport d’octobre 2018 — grâce à l’augmentation de la production et à la hausse des cours du pétrole, avec toutefois une rechute progressive à 2,6 % à l’horizon 2023.
Entièrement dépendant de la rente pétrolière, l’Irak voit ses capacités financières et ses réserves s’épuiser sous le poids conjugué de la dette et du recul de l’indice de croissance, dans une conjoncture marquée par une importante croissance démographique, une forte pression des services, de graves menaces sécuritaires, une corruption généralisée et l’augmentation de la consommation.
LE BUDGET DE L’ÉCHEC
Dans le nouveau budget, le prix du baril a été calculé à 56 dollars (50 euros) sur la base d’une exportation moyenne de 3 880 millions de barils par jour (dont 250 000 produits dans la région du Kurdistan), soit une augmentation par rapport à 2018 où le prix du baril était de 46 dollars (41 euros). Selon les projections gouvernementales, un léger excédent financier pourrait être dégagé. Mais les risques d’effondrement des cours du pétrole, la spéculation mondiale et les tentatives de Washington et des grandes puissances industrielles de faire baisser les prix du pétrole rendent une telle perspective bien incertaine.
Lors du vote du projet, la partie kurde a rejeté la quote-part de 12,6 % prévue pour la région et réclamé le retour à la part fixe de 17 %. Cette quote-part a alors été relevée et arrêtée à 14 % pour la part publique. De fait il s’agit plutôt de 20 %, puisque les traitements des fonctionnaires du gouvernement de la région autonome du Kurdistan irakien sont versés par Bagdad, qui a également la charge officielle des salaires des peshmergas et de la hausse des investissements dans les quatre gouvernorats kurdes (As-Sulaymaniya, Erbil, Dahuk et Halabja).
Depuis 2013, le gouvernement n’a présenté aucun bilan de clôture budgétaire. Les caisses du Trésor sont donc restées ouvertes durant la période 2013-2015, sans contrôle ni plafonnement des dépenses, « du fait des nécessités de la lutte contre l’organisation terroriste État islamique ». Des fonds se sont ainsi perdus, sans que leur destination finale soit vérifiée.
La plus grande part du budget est absorbée par le financement des activités opérationnelles, essentiellement représentées par les salaires et les retraites. Alors que les traitements mensuels des fonctionnaires (en activité, retraités ou bénéficiaires de la protection sociale) s’élevaient l’an dernier à 36 milliards de dollars (32 milliards d’euros), la masse salariale a enregistré en 2019 une nouvelle hausse record de 15 % en passant à 52 milliards de dollars (46 milliards d’euros). L’inventaire des comptes montre que 75 % du budget 2019 vont à l’opérationnel, et seulement 27,8 % aux investissements et à la reconstruction.
LE FLÉAU DES FONDS PERDUS
Le gouvernement irakien parle de 4 millions de fonctionnaires, mais selon certaines estimations, ceux-ci seraient en fait 7 millions avec les contractuels, les vacataires et les membres d’Al-Hachd Al-Chaabi et des milices tribales. Mathar Mohammad Saleh, le conseiller économique de l’ancien premier ministre Haïder Al-Abadi, assure quant à lui que le nombre de bénéficiaires est de 8 millions, soit un peu moins du tiers de la population adulte de ce pays d’environ 39 millions d’habitants. La croissance démographique de l’Irak est l’une des plus fortes du monde, avec un million de naissances par an. À partir de 2023, ce sont un million de diplômés non qualifiés qui se déverseront chaque année sur un marché du travail saturé.
Alors que le budget 2018 calculait les salaires des miliciens sur une base de 122 000 personnes, celui de 2019 intègre 6 500 éléments supplémentaires : ceux de la brigade des opérations de Samarra, dominée par les sadristes2, tandis que des grades ont été créés pour les milices tribales. De plus, la facture des salaires a augmenté d’un tiers, le gouvernement ayant décidé d’aligner les traitements des miliciens d’Al-Hachd al-Chaabi sur ceux des membres des appareils officiels de l’intérieur et de la défense. Les dépenses militaires devraient également atteindre un montant record en 2019, l’intérieur et la défense étant les départements ministériels les mieux lotis. Et selon la commission parlementaire de la sûreté et de la défense, la corruption qui sévit au niveau des contrats d’armement « correspond au budget de l’Irak pour trois ou quatre années ».
Quelque 3,7 millions de personnes par an perçoivent des pensions de retraite versées par le gouvernement. Le guichet dédié accueille chaque année 13 500 retraités, ainsi que 2 millions de sans-emploi dépendant de la protection sociale, laquelle alloue à chaque chômeur une somme mensuelle comprise entre 70 et 120 dollars (62 à 107 euros). La Banque Mondiale, qui fait pression pour obtenir la levée des subventions aux produits de base et mettre un terme à la politique de recrutement gouvernemental, préconise 50 000 licenciements par an. Mais ses requêtes se heurtent au clientélisme des partis au pouvoir, soucieux de renforcer leur popularité et d’accroître leur influence dans un pays dont le système de consommation repose sur l’économie directe de l’État.
Les mesures de lutte contre la corruption ont été un véritable fiasco, le gouvernement cédant au chantage des puissantes milices présentes sur l’ensemble du territoire. L’actuel chef du gouvernement Adel Abdel Mahdi a bien tenté une énième initiative en annonçant la mise en place du Conseil suprême de lutte contre la corruption. Mais, au vu de sa charte, il semble qu’il s’agisse surtout d’un comité de fonctionnaires qui se réunira pour la forme. Quant aux commissions d’experts internationaux mandatés par l’ancien chef du gouvernement Haïder Al-Abadi, elles ont complètement disparu. Au début du mois de décembre 2018, le directeur général du cabinet de contrôle financier a été abattu par des individus armés. Azhar Yassiri avait succédé à ce poste à Ihsan Karim, tué lui aussi au mois de juillet de la même année.
UNE IMPOSSIBLE RECONSTRUCTION
Le gouvernement fait face à un taux de chômage de 16 % pour une population en augmentation constante, ainsi qu’à un taux de pauvreté élevé : 22,5 % au niveau national, et jusqu’à 41,2 % dans les provinces qui se sont retrouvées sous le contrôle de l’organisation de l’État islamique (OEI). Classé 168e sur 180 dans l’index 2018 de Transparency International, l’Irak est considéré comme l’un des pays les plus corrompus au monde.
Alors que les ventes de pétrole rapportent entre 6 et 7 milliards de dollars (5 et 6 milliards d’euros) par mois, la facture des carburants et du gaz naturel indispensable à la production d’électricité épuise les recettes pétrolières. C’est, selon la saison, entre 500 et 1 200 MGW d’électricité qui sont importés d’Iran pour un coût annuel d’environ 1,2 milliard de dollars (1 milliard d’euros). Actuellement, quelque 2,5 milliards de dollars (2,20 milliards d’euros) par an partent en gaz naturel utilisé comme combustible, ce qui correspond à 1,55 milliard de mètres cubes par jour, soit dix fois le volume importé d’Iran. Dans sa Statistical Review of World Energy de 2018, le géant de l’industrie pétrolière britannique BP indique que « les exportations iraniennes de gaz vers l’Irak ont atteint 154 millions de mètres cubes par jour (soit 13 % de l’alimentation actuelle de l’Irak en gaz) ». Bagdad achète le gaz iranien au prix de 11,23 dollars (10 euros) les 1 000 pieds cubes (environ 20 mètres cubes). À titre de comparaison, l’Allemagne paye le sien, qui vient de la lointaine Russie, à 5,42 dollars (4,82 euros), tandis que le Koweït et le Japon déboursent respectivement 6,49 (5,78 euros) et 7,82 dollars (6,96 euros).
Alors qu’une conférence des donateurs a eu lieu à Koweït, l’Irak a réalisé moins de 1 % de son programme de reconstruction des zones détruites reprises à l’OEI, programme dont le coût est estimé entre 80 et 100 milliards de dollars (71 et 89 milliards d’euros). Le plan national de reconstruction et de développement a également mis en évidence les failles des scénarios gouvernementaux, qui ont sous-estimé l’ampleur et la gravité de la crise. Le gouvernement irakien, l’ONU, les instances internationales de soutien et les donateurs, parmi lesquels la Banque Mondiale, ont fixé à dix ans la durée maximale des travaux de reconstruction du pays, sous conditions de « stabilité totale », « utilisation rationnelle des fonds » et éradication de la corruption.