Vahid Yücesoy et Delbar Tavakkoli, Le Devoir, 15 janvier 2018
Le 28 décembre était une journée ordinaire à Meched, la deuxième ville d’Iran et l’une des plus conservatrices du pays. Dans le cadre de la lutte les opposant aux modérés, certains conservateurs avaient eu l’idée d’y organiser une manifestation contre la hausse des prix, espérant exploiter le mécontentement public contre l’actuel président modéré du pays, Hassan Rohani. La manifestation a bien commencé, les gens scandant le slogan « À bas Rohani ! » comme prévu, mais les manifestants, dont les griefs ont une ampleur dépassant largement le cadre de cette lutte politique intestine, ont donné à leurs slogans une forme bien plus radicale, balayant dans leur élan l’ensemble du système politique en place. Ceux-ci se sont transformés en « On ne veut pas de la République islamique », « À bas Khamenei ! » (le guide suprême).
Les manifestations ont spontanément contaminé les villes voisines, pourtant conservatrices elles aussi : Nichapour, Birjand et même Qom (surnommée « le Vatican iranien »)… À Qom, les religieux ont été particulièrement vexés d’entendre des slogans comme « Chah d’Iran, s’il te plaît, reviens au pays ! ». Ces manifestations se sont propagées jusqu’à Téhéran, mais ce sont les villes conservatrices, jadis les bastions des religieux, qui ont surtout étonné le pouvoir théocratique à Téhéran. Que s’est-il donc passé ?
Problèmes de longue date
La grogne s’est accumulée progressivement sur les médias sociaux, et l’augmentation du prix des oeufs la semaine précédente a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le gouvernement modéré de M. Rohani avait accédé au pouvoir en 2013 sur l’ambitieuse promesse de relancer l’économie et de faire baisser l’inflation. À l’époque, l’Iran subissait le plus lourd des sanctions internationales de son histoire et cela s’est répercuté sur la vie de tous les jours des Iraniens. Les sanctions de 2012 avaient entraîné une inflation ayant atteint 40 %. M. Rohani a réussi, en 2017, à la ramener à 9 %. Toutefois, le prix de certaines denrées de base, telles que l’essence, le pain et les oeufs, a continué d’augmenter bien plus que le taux de l’inflation. La colère, d’ailleurs baptisée « la révolte des oeufs », est montée en flèche après que le prix des oeufs eut augmenté de 50 % en une seule journée.
Sur ses promesses d’améliorer l’économie, de donner plus de libertés personnelles et politiques à la population, M. Rohani présente un bilan mitigé. Sur le plan des libertés sociales, des améliorations ont été enregistrées et la croissance économique a également repris. Néanmoins, surtout en province, ses succès sont nettement inférieurs aux attentes. Officiellement, le chômage est de 12 %, alors qu’il est de 40 % pour les jeunes.
Plusieurs banques liées aux Gardiens de la Révolution (une organisation paramilitaire liée au pouvoir théocratique) ont récemment fait faillite. En une seule journée, des dizaines de milliers de titulaires de comptes ont perdu leurs épargnes. Aucune poursuite n’a été engagée contre les responsables, aucun titulaire de compte n’a reçu d’indemnisation, chose qui, depuis des mois, provoque des manifestations éparses dans tout le pays.
D’autres problèmes font aussi partie des sources du mécontentement de la population : la fermeture d’usines, la précarité de l’emploi, une pollution atmosphérique ayant fait inscrire de nombreuses villes iraniennes parmi les plus polluées du monde, l’assèchement de plusieurs lacs et rivières, etc. La réponse gouvernementale est jugée insuffisante même si ce dernier en fait incomber la responsabilité et la gravité à certaines sanctions encore en vigueur contre le pays.
Les démunis durement touchés
Ces problèmes perdurent depuis des années et, le mois dernier, une révélation du président Rohani sur les détails du budget national a choqué les Iraniens. Les plus démunis, contraints de voir leur qualité de vie se détériorer progressivement, ont remarqué que de sommes importantes d’argent sont annuellement allouées aux Gardiens de la Révolution et aux institutions religieuses sous tutelle des autorités non élues. Ces sanctions ont augmenté la mainmise sur l’économie de ces institutions alors que ce sont les plus démunis qui ont été le plus durement touchés. La situation actuelle est telle qu’une petite minorité liée au régime vit confortablement alors que les gens ordinaires s’appauvrissent rapidement.
La police est parvenue à réprimer les manifestations après plus de dix jours de soulèvements, avec l’arrestation de plus de 4000 personnes. Le guide suprême rejette la responsabilité de ces soulèvements sur Israël, les États-Unis et l’Arabie saoudite, tandis que le président Rohani rappelle le droit de manifester des citoyens, sans pour autant en faire plus pour les manifestants arrêtés. Certains réformateurs et la plupart des conservateurs ont envoyé des avertissements sévères à l’encontre des contestataires à cause de la tournure anti-régime du mouvement.
Ces manifestations témoignent de la précarité du régime et de l’ampleur du mécontentement populaire dans le pays. Elles sont le fruit de la grogne des classes pauvres alors qu’en 2009 c’était la classe moyenne qui s’était soulevée pour plus de libertés politiques et individuelles. Le mécontentement ne disparaîtra pas du jour au lendemain même si les manifestations ont été réprimées. Le régime est face à un défi colossal. Ces deux classes peuvent s’avérer difficiles à contrôler le jour où elles feront front commun contre le système politique. Force est de constater que les autorités préfèrent exercer plus de répression au risque de généraliser ce mécontentement.