BERNARD HOURCADE. Orient XX1,
Depuis l’élection surprise en 1997 du réformateur Mohammad Khatami, l’élection présidentielle était devenue un des rares moments de débat politique en Iran. Meetings, tribunes, débats télévisés en direct, panneaux publicitaires, controverses et invectives alimentaient les deux ou trois semaines de campagne électorale. On oubliait un instant que le Conseil des gardiens de la Constitution avait sélectionné au préalable les « bons » candidats et que la « main de Dieu » apporterait les voix qui manquent au candidat le plus « légitime » pour être élu au premier tour et éviter ce qui pourrait diviser. L’élection du 18 juin 2021 pour désigner le successeur de Hassan Rohani qui a effectué ses deux mandats (2013-2021) rompt avec cette tradition.
Il est habituel que le Conseil des gardiens qualifie seulement 7 candidats sur les 596 postulants (dont 40 femmes), mais le scandale est venu de l’élimination de toutes les personnalités qui auraient pu perturber l’élection — la désignation — de l’ayatollah Ebrahim Raïssi, le candidat « officiel » soutenu par les factions cléricales et conservatrices. Une occasion ratée de faire évoluer la République iranienne ?
À la surprise générale, même Ali Laridjani, ancien président du Parlement, conseiller du Guide, proche de Gardiens de la révolution (pasdaran) et fils d’un ayatollah très respecté, a été évincé alors que — ou parce que — il aurait pu rivaliser avec le candidat du clergé. Quatre candidats, notoirement conservateurs, semblent être de simples « couvertures » du vainqueur désigné et se désisteront probablement avant l’élection pour éviter un éventuel second tour. Seuls Mohsen Rezaei, ancien commandant des pasdaran pendant toute la guerre Irak-Iran et plusieurs fois candidat a une stature nationale et pourrait obtenir un nombre de voix significatif ; cela aurait pu être le cas également pour le très pieux Saïd Jalili, ancien secrétaire général du Conseil national de sécurité sous Mahmoud Ahmadinejad, mais il a finalement choisi de se désister à la veille de l’élection.
L’absence de candidats « réformateurs » est certes due à la censure du Conseil des gardiens, mais aussi, et c’est peut-être plus grave, à la faiblesse de ce courant politique composé de technocrates et d’intellectuels islamistes et pragmatistes qui ont été déstabilisés par le retrait du président Donald Trump de l’Accord de 2015 sur le nucléaire, les sanctions et le blocage de l’économie. Ils n’ont pas pu devenir les leaders de la nouvelle classe moyenne populaire, désormais écrasée par la crise économique. Ils n’ont pas rebondi après leur lourde défaite aux élections parlementaires de mai 2020. Pour cette élection présidentielle, le Front des réformateurs a été incapable de proposer un ou deux candidats connus, disposant d’un réseau et d’une solide expérience politique. À la dernière minute, seules quelques personnalités « réformatrices » ont donc déposé leur candidature à titre personnel, sans aucun soutien institutionnel.
Après le retrait de Mohsen Mehralizadeh, ingénieur, ancien vice-président de Mohammad Khatami, très apprécié et populaire comme directeur national du sport1, « l’opposition » n’est plus représentée que par Abdolnaser Hemmati, un économiste qui vient de démissionner de son poste de gouverneur de la Banque centrale. Ce technocrate modéré, sans expérience politique est proche du mouvement des Reconstructeurs de l’ancien président Hachemi Rafsandjani.
EBRAHIM RAÏSSI, UN CONSERVATEUR MODERNE ET CLÉRICAL
Depuis plusieurs mois, la candidature de Seyyed Ebrahim Raïssi, né à Mashhad il y a 60 ans, proche du Guide Ali Khamenei, était évidente. Le titre (hodjatoleslam ou ayatollah) de ce dignitaire religieux est incertain, car il a fait toute sa carrière dans le système judiciaire et non dans les écoles religieuses. Cet homme d’appareil particulièrement habile et énergique a cependant réussi en 2019 à se faire élire vice-président de l’assemblée des experts responsable de l’élection du Guide. Son point fort est sa désignation en 2016 par le Guide suprême comme président de la très riche, influente, respectée et puissante fondation Astaneh Qods Razavi de Mashhad qui gère le mausolée et le pèlerinage de l’imam Reza. Cette position lui confère une autorité religieuse, sociale, économique et nationale sans équivalent.
Le qualificatif de « conservateur » est trop simpliste pour qualifier les idées politiques de celui qui était depuis 2019 chef du pouvoir judiciaire. Son action contre la corruption semble avoir été bien réelle, de même que sa volonté de ne pas bloquer la presse et les réseaux sociaux. Sur le plan international, il soutient un réalisme prudent pour accompagner la levée probable des sanctions américaines, mais refuse les règles de transparence financières du Groupe d’action financière (GAFI) indispensables pour intégrer le marché international. Il est conscient que les discours de « résistance » contre les États-Unis, « l’agression culturelle occidentale » ou Israël, chers au clergé et aux factions conservatrices ne suffisent plus, mais il n’y renonce pas.
Ce pragmatisme « moderne » va de pair bien sûr avec des convictions radicales sur la place du clergé pour diriger la vie politique et les règles sociales islamiques telles qu’on les vit à Mashhad — seconde ville de l’Iran et ville sainte du chiisme. Ce tableau comporte cependant une tache très noire, car le jeune mollah fut longtemps procureur révolutionnaire et l’un des responsables du massacre en prison, en 1988, de milliers d’opposants de gauche, principalement des Moudjahidins du peuple.
QUI VA GÉRER L’OUVERTURE ÉCONOMIQUE ?
À Téhéran, chacun s’attend à ce que les négociations qui ont débuté en avril 2021 à Vienne entre l’Iran et les six grandes puissances aboutissent rapidement pour réactiver l’accord de 2015 sur le nucléaire (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA) et lever l’embargo américain. Hassan Rohani ironisait le 9 juin sur le fait que tous les candidats critiquaient son bilan, mais défendaient le JCPOA… En déchirant l’accord, Donald Trump a donné un sursis aux conservateurs qui ont pu se renforcer en faisant porter l’échec au président Rohani et préparer avec méthode leur maintien au pouvoir.
Le camp conservateur a bien compris que le pays allait entrer de façon inéluctable dans un nouveau système de rapports de forces, avec le développement économique à l’intérieur, le retrait américain de la région et la probable normalisation avec l’Arabie saoudite. La désignation d’un nouveau Guide en cas de décès d’Ali Khamenei ajoute une incertitude institutionnelle à ces changements de fond.
Pour chacune des trois composantes des élites qui se partagent le pouvoir — clergé, anciens combattants Gardiens de la révolution, et technocrates islamistes —, l’enjeu est donc de savoir qui va gérer, contrôler, utiliser et bénéficier de cette nouvelle phase historique. Qui va gérer la normalisation avec les États-Unis et l’Arabie ? Il s’agit notamment de savoir qui va gérer la transparence financière des activités bancaires qu’impose le GAFI pour le commerce international. Comment révéler les avoirs illicites accumulés depuis des décennies ? Les tensions sont d’autant plus fortes que depuis plus de 40 ans les mêmes personnes se partagent le pouvoir.