Sonia Delesalle-Stolper, Libération, 10 février 2020
Le petit parti républicain a séduit les jeunes électeurs préoccupés par la crise du logement et du système de santé et se retrouve en position d’influencer la formation du prochain gouvernement après de très bons résultats aux législatives.
Le Sinn Féin n’a pas gagné les élections irlandaises. Pas vraiment. Mais, avec des premiers résultats exceptionnels, il a d’ores et déjà rudement modifié le paysage politique irlandais et sera en position d’influencer la formation du prochain gouvernement. La tâche sera complexe et pourrait prendre plusieurs semaines. Lors des dernières élections générales, en février 2016, il avait fallu attendre soixante-trois jours pour trouver un accord de gouvernement.
Pour la première fois de l’histoire de l’Eire, le petit parti républicain du Sinn Féin, situé très à gauche, s’impose comme un acteur essentiel de l’échiquier politique. Ses très bons résultats, dans l’ensemble du pays, ont été portés par le vote des jeunes et des plus défavorisés. Ils incarnent le désir de changement des électeurs, lassés par une alternance qui semblait jusqu’ici immuable entre les deux partis historiques et centristes du Fine Gael et du Fianna Fáil.
Lundi matin, alors que le décompte des bulletins de vote dans les 39 circonscriptions du pays devait reprendre après une interruption nocturne, aucun parti ne semblait en mesure de remporter une majorité absolue, soit 80 sièges sur les 160 que compte le Dáil (le Parlement). Traditionnellement, le député désigné Speaker (président) de la chambre ne prend pas part aux votes.
Un cri pour un changement
D’ores et déjà, le Sinn Féin pouvait pourtant se féliciter d’avoir remporté les votes de première préférence, avec 24,5% des voix contre 22,2% pour le Fianna Fáil et 20,9% pour le Fine Gael, ce qui, en soi, représente une première historique. Le taux de participation s’est élevé à 62,9%.
Pour Mary Lou McDonald, la dirigeante du parti républicain, ce succès est un cri pour demander «un changement». Cette élection met fin à «la frustration ressentie depuis longtemps par les électeurs face au système bi-partite, où le Fine Gael et le Fianna Fáil se repassent alternativement le bâton du pouvoir», a-t-elle déclaré peu après l’annonce de sa réélection, dès le premier décompte, dans la circonscription de Dublin-Central.
Sa joie était sans doute teintée d’une petite déception, celle de n’avoir pas présenté plus de 42 candidats à ces élections. Echaudé par des résultats très décevants aux récentes élections locales et européennes, le Sinn Féin avait décidé de limiter ses candidatures. Cette décision l’empêchera sans doute de prétendre au poste de Premier ministre.
Humiliation
Le Fine Gael et le Fianna Fáil, les deux partis centristes qui, historiquement depuis la partition de l’Irlande et son indépendance du Royaume-Uni en 1921, gouvernaient en alternance le pays, ont présenté plus du double des candidats. Selon les premières estimations, c’est le Fianna Fáil qui devrait remporter le plus de sièges, devant le Sinn Féin et reléguant en troisième place le Fine Gael, le parti du Taoiseach (le Premier ministre), Leo Varadkar.
Ce dernier a subi l’humiliation de n’être réélu TD (Teachta Dála, soit député) qu’après le cinquième décompte dans sa circonscription de Dublin-West. Ses tentatives de mettre en avant son rôle dans les négociations récentes autour du Brexit n’ont pas eu l’impact espéré. En fait, le sujet du Brexit, dont les conséquences économiques pourraient affecter lourdement l’Irlande, n’a pratiquement joué aucun rôle dans la campagne.
Micheal Martin, le dirigeant du parti du Fianna Fáil, a fait pire que Varadkar en n’étant élu qu’après le sixième décompte dans sa circonscription de Cork-South Central, la deuxième ville du pays. Le système électoral irlandais unique (avec Malte) est extrêmement complexe et implique parfois plusieurs journées de dépouillement avant d’obtenir les résultats définitifs. Il s’agit d’un scrutin proportionnel à vote unique transférable.
Les électeurs choisissent leurs candidats par ordre de préférence. Un candidat est élu député dès lors qu’il a atteint le quota de voix fixé, qui varie selon les circonscriptions. Ensuite, plusieurs tours sont organisés pour répartir les voix restantes entre les autres candidats, en fonction de l’ordre de préférence. Les résultats définitifs pourraient ne pas être connus avant au moins mardi.
«Discuter avec tous»
En principe, si, finalement, le Fianna Fáil remportait le plus de sièges, c’est Micheal Martin qui devrait prétendre au poste de Premier ministre. Mais tout dépendra des négociations entre les principaux partis. Le Fine Gael de Leo Varadkar a pour le moment catégoriquement exclu de gouverner avec le Sinn Féin. Environ 70% des électeurs du Fine Gael, plutôt âgés, sont contre une telle association.
En revanche, du côté de Fianna Fáil, Micheal Martin a clairement infléchi sa position en se disant «démocrate» et prêt «à discuter avec tous». Le Sinn Féin a laissé entendre qu’il aimerait tenter de former un gouvernement avec les petits partis, dont les écologistes des Green qui devraient remporter plus de sièges que dans le précédent Parlement. Mais cette éventualité paraît aujourd’hui peu crédible.
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Longtemps associé à la violence de l’organisation paramilitaire de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), dont il a été l’aile politique pendant les trente années de «Troubles» en Irlande du Nord qui ont tué plus de 3 500 personnes entre 1968 et 1998, et à ce titre paria de la politique irlandaise, le Sinn Féin s’est profondément transformé ces dernières années.
Sous la houlette de Mary Lou McDonald, à sa tête depuis 2018, il a laissé un peu de côté sa rhétorique – et initialement sa seule raison d’être – la réunification de l’île d’Irlande, pour s’emparer de sujets de société bien plus brûlants pour les Irlandais, comme la crise du logement et des sans-abri ou celle du système de santé.