AUDREY PARMENTIER, Médiapart, 10 février 2020
C’est une élection historique que vient de vivre l’Irlande. Pendant longtemps, la vie politique du pays a été dominée par le Fine Gael et le Fianna Fáil, deux partis issus du mouvement nationaliste irlandais, et gouvernant au centre-droit. Des années 1930 jusqu’à la crise économique de 2008, qui a frappé de plein fouet le pays, plus des trois quarts de l’électorat accordaient traditionnellement leurs suffrages à ces deux formations. Plus que jamais, cette ère est close.
Le Sinn Féin, qui défend toujours l’unification de l’île et fut lié à la lutte armée, est arrivé en tête du scrutin de samedi dernier, avec 24,5 % des voix. Après 2008, il a su prendre en charge le mécontentement populaire vis-à-vis de l’austérité, et en particulier de la crise du logement. En une décennie, ce parti républicain orienté à gauche a bondi de quinze points aux élections législatives.
Profitant de l’affaiblissement des deux grands partis de gouvernement, c’est lui qui a recueilli le plus de suffrages samedi dernier. Il est suivi par le Fianna Fáil (22,2 %) et le Fine Gael (20,9 %) qui est le parti du premier ministre sortant. Les Verts enregistrent également une percée inédite, quoique plus modeste, à 7,1%. La répartition des sièges (à suivre en direct sur le Guardian) s’avère plus complexe, en raison du mode de scrutin (dit à « vote unique transférable ») et du fait que le Sinn Féin a aligné trop peu de candidats pour profiter à plein de son score en voix.
La dirigeante du Sinn Féin, Mary Lou McDonald, a lancé un appel à d’autres partis à sa gauche pour former un gouvernement, sans exclure d’alliance avec l’un des deux partis historiques de gouvernement. À ce stade, ces scénarios restent hypothétiques, sans que soit exclue la possibilité de nouvelles élections.
Retrouvez ci-dessous notre reportage, publié la veille du scrutin.
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Drogheda (Irlande), envoyée spéciale.– À la gare routière de Drogheda, des travailleurs somnolents s’engouffrent dans les bus bicolores. Comme chaque matin, ils sont des milliers à se rendre à Dublin, à une heure d’ici. « Aujourd’hui, les habitants ne trouvent plus de travail sur le pas de leur porte. Drogheda est devenue une cité-dortoir », déplore Michelle Hall, adjointe au maire de cette ville de 40 000 habitants, la plus importante du comté de Louth. Avec nostalgie, elle évoque les jours heureux du plein-emploi : « À l’époque, le comté de Louth abritait quelques industries de manufacture. Les gens quittaient l’école à quatorze ans pour être embauchés dans une entreprise. »
« La ville a perdu de son éclat », poursuit-elle. Elle marque une pause avant d’évoquer « la tragédie » qui a secoué le pays. Lundi 13 janvier, le corps d’un jeune homme de dix-sept ans a été retrouvé démembré sur le bord de la route en périphérie de la cité. Depuis plusieurs années, Drogheda abrite une guerre des gangs dont le pic de violence a atteint son paroxysme avec ce meurtre. En pleine campagne électorale, l’événement a mis la question sécuritaire en avant. Le premier ministre Leo Varadkar s’est rendu dans le comté de Louth pour promettre davantage de ressources aux forces de l’ordre. Cette promesse est balayée d’un revers de la main par Michelle Hall : « Ce qu’il nous faut, c’est une vraie stratégie. »
Prévues samedi 8 février, les élections anticipées vont se jouer cependant sur des sujets comme la santé et la crise du logement. « Dans la région, le prix des maisons a beaucoup augmenté, car on n’en construit pas suffisamment, regrette Michelle Hall. Cette crise se combine au manque cruel de logements sociaux dans la région. » Selon l’adjointe au maire, tout le comté se sent « abandonné ».
Ce sentiment est partagé par Des Grant, journaliste au quotidien local Drogheda Leader. Le quinquagénaire blâme la politique centralisée du gouvernement qui, selon lui, ne profite qu’à la capitale. « Le premier ministre regroupe toutes les industries au même endroit pour attirer plus d’investisseurs, mais les richesses ne sont pas partagées sur le territoire », dénonce l’homme aux cheveux blancs. Il cite l’autre cité importante du comté, Dundalk, à 30 kilomètres au nord. « Là- bas, 4 000 emplois ont été créés en quelques mois. Sur dix ans, la ville a connu un développement industriel important mais pas chez nous », expose-t-il en citant l’exemple de Paypal qui a installé des bureaux à Dundalk en 2011.
Cela fait près de neuf ans que le Fine Gael (centre-droit) gouverne le pays. Leo Varadkar est là depuis 2017. Faute d’avoir obtenu une majorité à l’Assemblée (le Dáil Éireann), le Fine Gael a formé une coalition avec son ennemi historique le Fianna Fáil (centre-gauche). Entre la crise du logement et les problèmes sécuritaires, les habitants de Drogheda tournent le dos aux deux partis principaux. « Dans la région, le gouvernement actuel connaît des difficultés, mais le Fine Gael s’est mis dans le pétrin tout seul », tacle le journaliste. Seule la gestion du Brexit par le gouvernement a été saluée presque à l’unanimité par les Irlandais. « Cependant, le divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne arrive loin derrière sur la liste des préoccupations des habitants », affirme Des Grant. Et les formations politiques l’ont compris à l’instar du Sinn Féin, parti républicain situé à gauche, qui mise sur les militants sociaux et communautaires pour tirer son épingle du jeu.
« Si vous avez besoin d’un document administratif ou autre, un activiste du Sinn Féin ira vous le chercher. Ici, à Drogheda, le parti bénéficie d’un très bon réseau », explique le reporter irlandais qui décrit la région comme un « petit îlot républicain ». « Dans le comté de Louth, c’est le parti le plus important. Le Sinn Féin détient actuellement deux sièges sur cinq et il devrait sans doute les conserver », avance Des Grant. Le Fine Gael et le Fine Fáil en possèdent un chacun et le dernier revient à un indépendant.
Au volant de son pick-up blanc, Tom Cunningham rejoint son bureau dans le centre-ville de Drogheda. Sur la route, le quinquagénaire parle du Sinn Féin comme d’une « affaire de famille ». Presque tout son entourage vote républicain. Élu conseiller municipal en 2014, le militant aux yeux clairs soupire en écoutant la radio. À l’antenne, un commentateur irlandais revient sur les propos du premier ministre qui a qualifié le Sinn Féin de « parti anormal ». Le quinquagénaire laisse échapper un petit sourire : « C’est bien la seule chose sur laquelle nous sommes d’accord ! »
Tout juste arrivé à son bureau, Tom Cunningham prépare du thé en prévision d’une réunion organisée à l’étage. Pour cet homme issu d’une famille de pêcheurs, deux priorités se dégagent : « La crise du logement pour les jeunes et l’âge de la retraite pour les plus âgés », explique-t-il en faisant signe à un nouvel arrivant d’entrer. En Irlande, l’âge de la retraite a été votée à 66 ans depuis 2014 mais il prévoit d’être progressif : il sera possible de partir à 67 ans en 2021 et 68 ans en 2028. Le Sinn Féin souhaite rétablir l’âge de la retraite à 65 ans.
Mais encore faut-il être élu… Selon les sondages, il sera très compliqué pour l’un des partis d’obtenir la majorité absolue. Alors le gagnant devra former une coalition avec d’autres formations politiques. Pour l’instant, le Fine Gael et le Fianna Fáil refusent de s’allier au parti républicain. Cependant, Londres regarde ces élections avec attention craignant qu’un retournement de situation n’inclue le Sinn Féin dans une coalition – le parti étant favorable à une Irlande unifiée. En effet, Tom Cunningham et ses collègues rêvent de récupérer les six comtés nord-irlandais au sein de la République d’Irlande. « À ce moment là, j’arrêterai la politique », promet-il avant de rejoindre la conférence où plusieurs personnes l’attendent.
La situation géographique du comté de Louth explique l’ancrage du Sinn Féin dans la région. Lorsqu’on arrive à Dundalk, la frontière irlandaise se trouve à dix minutes seulement. Entre 1968 et 1998, un conflit civil (« les Troubles ») éclate en Irlande du Nord. Cette guerre oppose les républicains catholiques – menés par l’Armée républicaine irlandaise (IRA) – aux protestants loyalistes. À l’époque, le Sinn Féin est considéré comme la vitrine politique de l’IRA. « De nombreux républicains venaient se réfugier ici », raconte Paul Hayes, directeur du centre d’art de Dundalk. Originaire de Dublin, l’artiste n’a pas connu les « Troubles » mais il rapporte comment le conflit a débordé de l’autre côté irlandais : « En 1975, des paramilitaires loyalistes font exploser un bar à Crowe Street, la rue principale. L’attaque fait deux morts. »
Le 8 février, le centre d’art situé à l’intérieur de la mairie de Dundalk servira de bureau de vote. « Je pense que c’est le bon moment pour organiser une élection. Notre pays fête bientôt ses cent ans et nous avons toujours été dirigé par le Fianna Fáil ou le Fine Gael. Il faut que ça change », estime Paul Hayes avant de préciser sa pensée.
« Historiquement, ces deux partis restent différents puisqu’ils se sont opposés lors de la guerre civile irlandaise (1922-1923). Mais sur le plan idéologique, leur politique se rassemble. Elle est dirigée par l’économie. »