Islamophobie, critique ou obsession?

Bochra Manaï, extrait d’un texte paru dans Huffington Post, 24 février 2017
Une définition simple et claire consiste à considérer l’islamophobie comme un «nouveau racisme» qui vise les musulmans.
Comprendre ce que sous-entend le terme islamophobie implique de dépasser sa compréhension comme concept polémique et comme moyen pour faire taire la critique de la religion. Comprendre l’islamophobie consiste à saisir le sens qu’il prend pour ceux qui en sont les principales victimes. C’est donc plus qu’un terme, aussi polémique puisse-t-il être considéré, mais bien une réalité vécue par de nombreux concitoyens.
Le terme islamophobie n’est pourtant pas nouveau. Il a été employé dès le début du vingtième siècle par des historiens français, mais c’est véritablement après les événements du 11 septembre 2001 à New York que ce phénomène est posé comme un «problème public».
Une définition simple et claire consiste à considérer l’islamophobie comme un «nouveau racisme» qui vise les musulmans. Cela implique d’avoir un traitement différent et discriminatoire envers des personnes qui expriment leur foi musulmane ou qui, selon un certain consensus populaire, en revêtent les traits physiques.
En somme, qu’un homme ou une femme s’identifie ou non à l’islam, la personne subit les mêmes discriminations et est victime des mêmes préjugés.
L’autre problème de l’islamophobie est qu’elle relie des individus vivant ici à des réalités géopolitiques qui ont lieu ailleurs (guerre, terrorisme, dictature, etc.). Ainsi, un jeune né au Québec de parents musulmans est aussitôt associé à cet «ailleurs», même s’il n’y a jamais mis les pieds.
En fait, des images simplistes et généralement stéréotypées présentées par les médias à propos des pays à majorité musulmane consolident les préjugés et mènent à considérer l’Autre avec très peu de nuances. Ce processus d’essentialisation est le propre de tout phénomène d’islamophobie et de racisme. On pense alors que les réalités entre hommes et femmes ou les habitudes vestimentaires d’un pays se réduisent à ce que nous en voyons, à ce qu’en projettent les médias ou que nous pensons en savoir. Sans parler des jugements que l’on porte sur le seul fait que ces habitudes sont différentes des nôtres. L’Autre qui vit dans notre société, avec qui nous travaillons ou avec qui nous prenons les transports en commun, se réduit désormais à notre imaginaire fabriqué.
Il faut aussi rappeler que l’islamophobie est un phénomène qui prend place dans les sociétés occidentales, mais qui se traduit aussi dans des pays où l’islam est religion majoritaire, ou encore dans des sociétés avec une présence assez réduite d’islamité. L’«islamisation», ou l’obsession de la présence des musulmans, peut parfois se passer dans des lieux où il n’y a que très peu de musulmans. Plusieurs controverses autour de la présence de lieux de cultes musulmans ou encore de personnes portant des vêtements correspondant à des codes religieux ont eu lieu dans des villes ou des régions dans lesquels la présence de personnes dites musulmanes est insignifiante. Cette «peur des petits nombres» est attribuable notamment à des campagnes médiatiques sensationnalistes.
Ainsi, pour comprendre à quel point l’islamophobie est davantage une obsession plus qu’une réelle critique, on ne peut faire fi du rôle de ceux que l’appellera ici les «facilitateurs d’islamophobie» propageant de telles idées. Leur traitement médiatique enfle l’islamophobie en mettant de l’avant des «controverses», comme l’explique Françoise Lorcerie.
Un certain sensationnalisme domine ainsi le discours public et médiatique plutôt que le souci de déconstruire par un regard pédagogique et instructif. Cette couverture construit des perceptions qui réduisent souvent les faits et privilégient les situations conflictuelles et les personnages qui entérinent l’idée que l’islam pose des problèmes en termes de civilité ou de cohabitation harmonieuse.
Le terme islamophobie suggère que la phobie ou la peur soit irrationnelle. Or, toutes les définitions de l’islamophobie comme racisme, donc phénomène structurel pouvant être institutionnalisé, montrent que c’est un procédé qui se concrétise dans les relations sociales.
Dans le discours public, le terme est déconstruit par certains acteurs qui le nient parce qu’ils le présentent comme une manipulation qui nie la possibilité de critiquer l’islam comme religion.
Ces propos reviennent à ne pas comprendre le phénomène comme une discrimination collective mais comme une liberté d’expression individuelle. Ainsi, les détracteurs du terme islamophobie évoquent l’idée qu’il est possible de «critiquer» l’islam, sans pour autant «détester» les musulmans. Or, cette hostilité qui s’exprime à l’encontre de l’islam comme religion semble directement liée au rejet des musulmans eux-mêmes. L’amalgame se fait pourtant de lui-même, comme le souligne Houda Asal : «Les discours négatifs visent à la fois l’islam et les musulmans (ou supposés)… sont souvent liés de manière indissociable dans les perceptions générales»1.
On assiste alors, comme le dit le sociologue et politologue Vincent Geisser2, à la construction d’une «altérité radicale», c’est-à-dire d’un ennemi qui se différencie par ses valeurs, sa culture, ses habitudes de vie, et qui n’aurait pas les compétences pour vivre dans une société comme la nôtre. Pourtant les musulmanes et musulmans font partie de notre société, la considèrent comme la leur et s’y impliquent de plus en plus.
L’islamophobie est donc un processus qui impose une image de l’Autre et contribue à son exclusion. Élément que les détracteurs du terme islamophobie peinent à déconstruire. Car, en effet, c’est là que le bât blesse. On peut mener toute une polémique autour du mot, on ne saurait nier l’existence des effets décrits, qui sont une autre illustration du racisme.
L’islamophobie est donc une réalité aux multiples visages, dont la pérennité et l’intensité mon-trent qu’elle doit avant tout se comprendre et s’expliquer par le vécu dans la société. Plus encore, elle s’incarne dans des discours et s’inscrit dans des expériences qu’il est impératif de contextualiser pour les analyser, en prenant soin, certes, de toujours distinguer discours et pratiques, mais en veillant à ne jamais isoler les premiers des secondes.
1Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche, revue Sociologie, 2014/1 (Vol. 5), pp.13-29.
2Vincent Geisser est chargé de recherches au CNRS (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence, France) et auteur notamment de La nouvelle islamophobie, Paris, La Découverte, (2013).