Pierre Beaudet
Le plan de « paix » proposé par Trump et son acolyte Jared Kushner (le « deal du siècle ») et accepté par le Premier Ministre Benjamin Netanyahu serait une mauvaise blague s’il ne reflétait pas le rapport de forces qui permet au duo américain-israélien d’imposer ses décisions. Au-delà du fait que c’est un total abandon des principes sur lesquels s’étirait l’interminable négociation depuis 1991, c’est ce qui a mené à Israël à proclamer l’annexion pure et simple de plus de 30 % des territoires occupés, sans pratiquement d’opposition d’une « communauté internationale » totalement paralysée. « Cela ouvre une période dangereuse », nous a expliqué Michel Warschawski (Centre d’information alternative de Jérusalem), dans une discussion organisée par la Coalition pour la paix et la justice en Palestine plus tôt cette semaine.
Exit la « communauté internationale » et le « droit international »
Ce soi-disant « deal du siècle » n’impose rien de moins qu’une « totale capitulation du côté palestinien », selon Warschawski. Il n’y aura jamais d’État palestinien, même sur la portion congrue dont il était question dans les accords d’Oslo : « dans le libellé du plan, il n’est pas question de la Palestine, ni des droits des palestiniens ». Autre fait à noter, le plan en question et l’annexion font tout simplement comme s’il n’y avait pas de légalité internationale. En réalité, la quasi-paralysie de l’ONU, la situation tordue de l’Union européenne et l’impact de la crise sanitaire et économique actuelle font en sorte qu’il n’y a plus d’instance crédible, ni d’instruments légaux, pour imposer des règles à tout le monde : « depuis Oslo, le mot « annexion » n’était pas sur la table. L’annexion veut dire tout simplement le vol des terres et le déplacement forcé de grandes parties de la population, comme ce qui s’est passé en 1948 et en 1967 ». Devant cette grave violation du droit international, aucun pays n’a réclamé de sanctions contre Israël, tel le Canada, qui s’est dit « préoccupé ».
Le changement dans la continuité
Cette réalité sur le terrain n’est pas tout à fait nouvelle. Israël contrôlait effectivement et directement une grande partie des territoires occupés. Dans les accords d’Oslo, les Palestiniens s’étaient vu imposer la dislocation des territoires en trois zones, la zone A (essentiellement les villes palestiniennes), la Zone B (régions rurales) et la Zone C, qui se retrouvait sous le contrôle direct de l’armée israélienne. « Ce qui est nouveau selon Warschawski, c’est qu’on le dit maintenant candidement ». Entretemps, l’État israélien essaie de recoller ses propres morceaux. Après trois élections en moins d’un an, le gouvernement sortant de « Bibi » Netanyahu n’a pu l’emporter. Une grande partie de l’opinion israélienne est scandalisée des pratiques mafieuses qui ont été exposées sur « Bibi » dans les médias. Malgré cela, celui-ci s’en est encore une fois sorti en imposant à son rival, l’ex général Benny Gantz, un gouvernement dit de « coalition » où il conserve l’essentiel du pouvoir. Dans les coulisses, on dit que ce sont les pressions de Trump qui ont forcé Gantz à ce pacte avec le diable. Il faut cependant dire que les différences entre lui et Netanyahu sont relativement tactiques : « en fait, l’ensemble de l’establishment politico-militaire israélien est unanime sur la nécessité de maintenir l’occupation israélienne sur les territoires et de préparer de nouvelles guerres dans la région ». Le pacte actuel entre Bibi et Gantz reflète cette réalité, cependant, il n’élimine pas la profonde fracture qui existe en Israël entre la « faction mafieuse » qui s’appuie sur les colons et l’extrême droite, et la faction plus traditionnelle reflétant l’establishment militaire et une partie des couches moyennes et bourgeoises israéliennes. Cela ressemble au phénomène Trump, explique Warschawski, où un aventurier s’est faufilé au sommet du pouvoir et se retrouve à contre-courant du système politique dont il est issu : « la principale préoccupation de Bibi est d’éviter la prison, ce qui l’attend à coup sûr s’il perd sa position politique ».
L’impact sur les Palestiniens
Les populations des territoires annexés ont déjà reçu les avis les « informant » qu’ils vivaient maintenant en Israël. Entretemps, Israël a maintenu pendant la pandémie la même main de fer sur les territoires en accentuant le confinement, en maintenant en détention des milliers de personnes (dont un grand nombre d’enfants et d’adultes sans procès ni accusation), en détruisant des maisons et des terres agricoles, « tout cela, encore, dans la totale impunité sur le plan international ». Devant cette évolution, l’Autorité nationale palestinienne, qui tient lieu de « gouvernement », proteste dans le désert. Le président Abou Mazen s’est engagé à rompre les liens établis avec Israël, mais pour plusieurs observateurs, il ne pourra même pas faire cela. Selon Warschawski, le pléthorique appareil policier palestinien est totalement sous le contrôle israélien. Parallèlement, le gouvernement palestinien dépend des dotations extérieures. « Les Palestiniens devront dans la prochaine période réévaluer leurs stratégies. Le vain espoir que les États-Unis et la « communauté internationale » allaient agir en tant que « médiateurs » est enterré pour longtemps ». Il faudra également faire le deuil des espoirs de voir le leadership israélien évoluer. « En fin de compte selon Warschawski, le projet colonial est dans le code génétique de l’État israélien ».
Toujours la résistance
Plusieurs fois dans l’histoire terrible de l’occupation, l’État israélien et les États-Unis ont pensé que c’en était fini, que les Palestiniens n’allaient pas se remettre de la « Nakba » (l’expulsion de plus d’un million de Palestiniens en 1948), ni de la défaite de la guerre des six jours ou des terribles chocs qui ont secoué la région depuis la première invasion américaine de l’Irak en 1991. « À chaque fois, selon Warschawski, le peuple palestinien a rebondi, souvent dans des circonstances d’une très grande adversité ». Malgré les défaites politiques et la cooptation du leadership, les Palestiniens ont maintenu leur identité, développé leurs capacités éducatives et culturelles, reformulé leurs rêves et espoirs. « Aujourd’hui, on constate un nouvel élan du côté des Palestiniens qui vivent sur le territoire israélien depuis 1948. Malgré tous les efforts pour les réprimer et les assimiler, ces Palestiniens de l’« intérieur » constituent plus de 20 % de la population de l’État d’Israël. Ils sont concentrés en Galilée et plusieurs grandes villes du nord comme Haïfa. C’est sans compter plus de 250 000 Palestiniens de Jérusalem-Est, dont le statut est ambigu puisque Jérusalem a été annexé par Israël en 1967. « Une nouvelle génération réclame ses droits civiques, la fin de la discrimination qui existe sous la forme d’un apartheid s’appliquant à tous les aspects de la vie », explique Warschawski. Lors de la dernière élection en septembre dernier, la « Liste unifiée » où on retrouve toutes les factions palestiniennes (la gauche, les nationalistes et même les Islamistes) est devenue la troisième force politique en Israël. « Derrière cette opposition politique prolifèrent des organisations populaires, féministes, syndicales, des projets culturels et éducatifs, bref tout une vie associative qui échappe en grande partie à l’emprise israélienne » affirme Warschawski. L’animateur du Centre d’information alternative note aussi cette résilience dans la manière dont les Palestiniens ont lutté contre le Covid-19 : « c’est encore et toujours le tissu communautaire qui a pris le dessus, l’entraide entre voisins, parents et grands-parents. Cette résistance invisible, le « sumud » (tenir bon), reste inébranlable et exprime le refus d’être déshumanisés ».
Les responsabilités de la solidarité
Malgré cela, il ne faut pas se faire d’illusion. Le rapport de forces reste globalement à l’avantage de l’État israélien, qui est solidement appuyé par les États-Unis (pas seulement Trump), tout en profitant de la scandaleuse subordination européenne et canadienne. Par ailleurs, l’Arabie saoudite et les autres pétromonarchies du Golfe, de même que la Jordanie et l’Égypte, se concertent ouvertement avec l’État des gangsters israéliens. « Les Palestiniens sont résistants, ils ne vont jamais lâcher, mais il faudra plus que cela pour inverser la tendance » selon Warschawski. Comme plusieurs pacifistes israéliens, il appuie sans réserve la campagne BDS. Il trouve scandaleux que des gouvernements qui se disent soucieux de la démocratie et des droits cherchent à criminaliser cette campagne en accusant ses promoteurs d’être antisémites. « Il est totalement légitime de boycotter un régime qui viole les droits au mépris de toute convention internationale et en pratiquant une féroce répression qui place plus de six millions de Palestiniens dans un régime d’apartheid ». En boycottant l’Afrique du Sud de l’apartheid, les mouvements de solidarité n’étaient pas contre les Blancs. Aussi pour Michel Warschawski, « la campagne BDS a le potentiel d’avoir un impact à la fois réel et symbolique. Il faut continuer sachant qu’il y a plein de signaux positifs qui viennent d’un peu partout dans le monde ».