Donald Trump achève son mandat par une ultime embardée diplomatique qui fragilise la paix au Maghreb. Il a convaincu le Maroc de normaliser ses relations avec Israël en échange de la reconnaissance par Washington de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.
Six semaines avant de devoir abandonner, à contrecœur, le Bureau ovale de la Maison Blanche à Joe Biden, Donald Trump multiplie les grandes et les petites manœuvres diplomatiques, au Moyen-Orient et dans le monde arabo-musulman. Avec, semble-t-il, les mêmes objectifs depuis des mois : imposer son rôle d’ami et de protecteur d’Israël, en particulier au sein de son électorat évangéliste, confirmer sa réputation de négociateur forgée, affirme-t-il, au fil de sa carrière de promoteur immobilier. Et, éventuellement, compliquer l’entrée en fonction de son successeur.
Après avoir célébré en août la normalisation, grâce au parrainage américain, des relations entre Israël et les Émirats arabes unis, puis entre Israël et le royaume de Bahreïn, enfin entre Israël et le Soudan, le président américain vient d’annoncer, jeudi 12 décembre, par deux tweets quasi simultanés, la reconnaissance par Washington de la « souveraineté marocaine » sur le Sahara occidental et la conclusion d’un accord entre le Maroc et Israël visant à « normaliser complètement » leurs relations.
Il ne s’agit pas encore de l’ouverture d’ambassades mais de l’échange de missions diplomatiques, de la mise en place de programmes de coopération économique et culturelle, de l’ouverture de vols directs et de la reprise des « contacts officiels dans les meilleurs délais ».
L’essentiel étant de réussir l’opération de communication, les moyens importent peu. Même s’il s’agit, au passage, de faire l’impasse sur le droit international et les résolutions des Nations unies, ou d’ignorer délibérément le destin, les aspirations ou les droits d’un peuple. Seuls comptent, pour Trump, les éléments du marchandage : que veut-on obtenir et que faut-il proposer à l’interlocuteur pour le convaincre ?
Alors que s’achève le mandat de l’un des présidents les plus déroutants et discutés de l’histoire des États-Unis, quelles peuvent être les conséquences intérieures, locales, régionales, de cette ultime embardée diplomatique du milliardaire qui se prenait pour un homme d’État ?
En quoi consiste ce deal ?
« C’est un accord paix contre paix », a commenté le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, expert en raccourcis politiques faciles et mensongers. « « C’est un accord occupation contre occupation », a rectifié, lucide, l’éditorialiste de Haaretz, Gideon Levy.
Il y a longtemps que les Palestiniens, gavés de promesses et de belles paroles, n’attendent plus rien de leurs faux « frères arabes ». Il en va des dirigeants marocains comme de la plupart des dirigeants de la région, même si le souverain chérifien est président du comité Al Qods, une organisation panarabe qui a pour but de « préserver le caractère arabo-musulman » de la Ville sainte et qu’il est donc en principe plus sensible et attaché que d’autres au destin de Jérusalem et de ses habitants.
Simplement, voici une nouvelle capitale arabe qui aide Israël à sortir de l’isolement. Et qui rompt avec le consensus selon lequel la reconnaissance d’Israël par les pays arabes doit avoir pour contrepartie la création d’un État palestinien. Pour les Palestiniens, ce n’est donc pas une bonne nouvelle.
Pour les Marocains ? La question reste posée. L’accord risque de nourrir la colère, de creuser encore plus la défiance entre le peuple et le pouvoir marocains. « Le Maroc est un pays très concerné par la Palestine, comme l’Algérie et la Tunisie, peut-être plus que les pays du Moyen-Orient car le Maghreb est éloigné de la présence un peu lourde des Palestiniens dans ces pays. Il y a une vraie adhésion à la lutte palestinienne. Au sein de la société marocaine, l’annonce de cet accord constitue un très gros coup », analyse dans un entretien à Mediapart Leïla Shahid, figure de la cause palestinienne et de la diplomatie arabe.
« Monnayer cette “normalisation” avec l’affaire du Sahara occidental, une “cause sacrée” pour beaucoup de Marocains, est un manque, voire une absence de considération et de respect pour les Marocains, estime pour sa part le journaliste marocain Omar Brouksy sur les réseaux sociaux. Normaliser avec un régime criminel, sans consulter personne, montre à quel point ceux qui dirigent ce pays déconsidèrent le Marocain, qui reste pour eux non pas un citoyen, mais un sujet, bon à obéir. »
Les autorités marocaines se tiennent d’ailleurs prêtes à mater toute contestation. Des associations pro-Palestine qui souhaitaient protester contre l’accord lundi 14 décembre ont vu leur manifestation interdite. « Quiconque oserait manifester bruyamment le sentiment d’humiliation et de trahison qui nous habite suite à cet accord a de fortes chances de finir au trou », lâche, fataliste, un activiste marocain sous couvert d’anonymat.
Pour décider les Émirats à reconnaître officiellement Israël, Trump et son gendre et conseiller Jared Kushner ont ainsi proposé à leur « ami » le prince héritier Mohammed ben Zayed (MBZ) de céder au régime d’Abou Dhabi 50 exemplaires de l’avion américain multirôle le plus moderne, le F-35, qui équipe déjà l’armée israélienne.
Au royaume de Bahreïn, historiquement inquiet des ambitions iraniennes, Washington a promis une protection pérenne, garantie, en outre, par le mouillage dans les eaux du royaume des navires de la Ve flotte américaine. Au régime de Khartoum, enfin, Trump a indiqué qu’en échange de la reconnaissance officielle d’Israël, il serait retiré de la liste infamante des États terroristes.
Dans le cas du Maroc, les données étaient assez simples. Le royaume chérifien entretient depuis des années des relations informelles, parfois secrètes, avec Israël, où vivent près d’un million de citoyens dont les parents ou les ancêtres ont émigré du Maroc.
Et le roi, chacun le sait, est viscéralement attaché à une cause désormais quasi sacrée à ses yeux, et très populaire parmi ses sujets, celle du Sahara occidental. Cette ancienne colonie espagnole évacuée par le colonisateur en 1976 est, depuis ce retrait, au cœur d’un conflit politique et militaire encalminé, qui a fait près de 1 000 morts au cours des 15 dernières années.
Entre le Front Polisario, qui entend représenter le peuple Sahraoui et se bat, les armes à la main, avec le soutien de l’Algérie, pour revendiquer l’autodétermination, et l’armée marocaine, qui défend la marocanité du territoire, un cessez-le feu a été conclu sous l’égide de l’ONU en 1991.
L’accord prévoyait que les forces marocaines restent cantonnées à l’intérieur du mur de sable qu’elles ont érigé pour se protéger. L’ouverture récente par l’armée d’une brèche dans ce mur, pour permettre le trafic routier avec la Mauritanie dans la région de Gerguerat, au sud du territoire, a été considérée par le Polisario comme une violation du cessez-le-feu. Ce qui a provoqué une reprise de la tension dans la zone.
La « diplomatie transactionnelle » de Trump, dont le sommet a été le prétendu « accord du siècle », dénoncé comme une « arnaque » par les Palestiniens, permettra-t-elle de dénouer cet interminable conflit ? On peut en douter.
Dans un rapport remis au Conseil de sécurité de l’ONU en septembre dernier, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, rappelait que le respect des dispositions du cessez-le-feu par toutes les parties est le fondement du climat de confiance sur lequel se fonde la recherche d’une issue pacifique au conflit. Il rappelait aussi à tous les membres du Conseil et aux amis du Sahara occidental qu’ils doivent s’engager de bonne foi et sans conditions préalables en faveur du processus politique.
On peut se demander, après la déclaration de Trump reconnaissant unilatéralement la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, si les appels du secrétaire général de l’Onu ont été entendus à Washington.
Est-ce que ce deal profite au Maroc ?
Sur le plan géopolitique, sécuritaire, militaire et économique, l’accord entre Israël et le Maroc sous l’égide de Trump est sans conteste une aubaine. Depuis des décennies, les deux nations, qui refusaient de se reconnaître officiellement, nourrissent des liens étroits et secrets, notamment sur le plan militaire et du renseignement.
« Le Maroc sort de la clandestinité et va pouvoir faire ses opérations au grand jour avec Israël. Cet accord va le tracter sur le plan économique, grâce notamment au développement du tourisme, d’achats de produits, etc. », réagit auprès de Mediapart la spécialiste du Maghreb Khadija Mohsen-Finan.
Selon la chercheuse, la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par les États-Unis ne va pas constituer un bourbier diplomatique : « Elle va au contraire provoquer d’autres reconnaissances du même type en faveur du Maroc en Europe, dans le monde arabe et même en Afrique. Joe Biden, le nouveau président des États-Unis, n’aura pas envie de revenir en arrière. Personne n’a envie de voler au secours ni des Sahraouis ni du droit international allègrement bafoué. »
« Sur la normalisation, Biden ne changera rien mais sur le Sahara, c’est possible, nuance le journaliste algérien Akram Belkaïd. Biden peut invoquer le droit international, le processus de l’ONU. »
L’accord est en particulier une aubaine pour le roi du Maroc, ses sociétés et ses amis. Comme l’a révélé le quotidien américain The New York Times, il s’agit avant tout d’un accord marchand entre deux puissances coloniales qui refusent d’être vues comme telles, avec à la manœuvre au premier plan non pas des diplomates mais des hommes d’affaires américains, israéliens, marocains. L’un d’entre eux se trouve être l’investisseur marocain Yariv El Baz, à la tête de plusieurs entreprises en Israël et au Maroc.
Selon le New York Times, Yariv El Baz (qui a commencé sa carrière en France à la BNP) aurait servi de « go between » entre l’administration Trump et le Palais marocain. Et c’est la promesse de Washington d’investir jusqu’à 3 milliards de dollars au Maroc sur trois ans qui aurait convaincu le roi du Maroc de sauter le pas. Une grande partie de l’argent serait destinée aux banques et aux hôtels au Maroc, ainsi qu’à une société d’énergie renouvelable appartenant au roi, selon le New York Times.
« À n’en point douter, les 700 000 Israéliens d’origine marocaine seront tentés de venir passer leurs vacances à Dakhla ou dans d’autres villes du royaume, que ce soit pour visiter les tombes de leurs ancêtres ou pour effectuer des visites à leurs saints marocains », remarque Khadija Mohsen-Finan dans une analyse publiée sur le site Orient XXI : « Le Sahara occidental contre la Palestine ».
« Le danger d’un regain de tension directe entre l’Algérie et le Maroc est réel »
Pour faire passer la pilule auprès d’un peuple animé par la cause palestinienne, la monarchie marocaine met en avant les liens séculaires et permanents qu’elle entretient avec la communauté juive, réduite aujourd’hui à moins de 8 000 personnes, et tout particulièrement avec sa diaspora juive qui a quitté le Maroc, majoritairement pour Israël.
« Les juifs marocains représentent la seconde communauté nationale en Israël, rappelle ainsi Khadija Mohsen-Finan. En mettant en avant l’ancienneté et la permanence des liens avec les juifs marocains qui se sont installés en Israël, la monarchie débarrasse cet acte politique de sa portée sioniste, et le rattache à la part juive de son identité, que le Maroc a toujours reconnue d’ailleurs, passant toutefois sous silence les raisons qui ont conduit “les juifs de Sa Majesté”, si protégés et si appréciés, à quitter le royaume. »
« Le roi du Maroc a su toujours s’appuyer sur la communauté juive, ce que n’a jamais fait le pouvoir algérien. Le Maroc est un des rares pays du monde arabe à avoir réussi cela », abonde l’historien Benjamin Stora. La diplomatie marocaine passe d’ailleurs par sa diaspora juive : le conseiller politique André Azoulay, premier Marocain juif à occuper les fonctions de conseiller du roi, en est l’un des exemples les plus emblématiques.
Des conséquences potentiellement explosives pour le Maghreb
Les États-Unis n’ont pas perdu de temps. Deux jours après l’annonce tonitruante de Trump, ils ont adopté, samedi 12 décembre, une « nouvelle carte officielle » du Maroc intégrant le territoire disputé du Sahara occidental, au cours d’une cérémonie organisée à l’ambassade américaine à Rabat.
Les officiels marocains n’ont pas hésité à mettre en scène, sur les réseaux sociaux en particulier, l’événement, dont la portée n’a pas fini de se ressentir, au risque de secouer l’équilibre du Maghreb.
Pour la diplomate palestinienne Leïla Shahid, cet accord est « un cadeau empoisonné qui survient au pire moment, quand les Palestiniens sont le plus seuls, le plus à terre, et quand Netanyahou est l’homme le plus dangereux qu’ait connu Israël ».
Pour celle qui fut ambassadrice pour la Palestine auprès de l’Union européenne, la normalisation maroco-israélienne est « très grave » : « Elle permet au pouvoir marocain et au vendeur d’armes américain de réanimer un conflit armé au Sahara. Comment comprendre l’offre de livraison d’armes à l’armée marocaine des Américains ? »
Dès le lendemain de l’annonce de l’accord diplomatique entre le Maroc et Israël, les États-Unis ont proposé de vendre au Maroc jusqu’à 1 milliard de dollars d’armes, y compris des drones militaires MQ-9 Reaper, des appareils sans pilote, d’observation et de combat, armés de munitions guidées par laser, révolutionnaires en matière de guerre aérienne, soit un renfort de poids pour l’armée marocaine.
Manifestement alarmé par ce dernier développement, le président démocrate de la commission des affaires étrangères à la Chambre des représentants des États-Unis, Eliott Engel, estime que la décision de Trump de reconnaître les revendications marocaines au Sahara occidental menace les efforts de la diplomatie internationale pour résoudre ce conflit de longue date.
« Ce deal déclenche la possibilité d’un affrontement très violent entre l’Algérie et le Maroc autour du Sahara, s’alarme Leïla Shahid. On n’a jamais frisé une guerre ouverte réelle, chaude. Aujourd’hui, il y a un vrai risque. C’est une redéfinition des rapports militaires, sécuritaires, stratégiques dans les 20-30 années à venir. Jusque-là, l’Afrique du Nord avait été épargnée par cette politique MacDonald’s à l’œuvre au Moyen-Orient, où les États-Unis se retirent physiquement pour déléguer aux Israéliens. »
« Le danger d’un regain de tension directe entre l’Algérie et le Maroc est réel, renchérit le journaliste algérien Akram Belkaïd. Ce serait aussi une solution de fuite en avant pour calmer les oppositions internes. Que ce soit en Algérie ou au Maroc, les situations sont catastrophiques sur le plan politique, de la démocratisation et des perspectives de développement. Jusque-là, les deux pouvoirs étaient suffisamment intelligents pour garder une paix froide. Avec la situation actuelle, nous ne sommes pas à l’abri d’un dérapage. »
Alors que le potentiel de crise n’est pas négligeable, aucune véritable initiative n’est prise pour calmer la tension. « D’habitude, les pays du Golfe sont enclins à calmer le jeu. Là, comme le dossier libyen divise les uns et les autres, c’est très compliqué », analyse Akram Belkaïd.
« C’est inquiétant aussi pour la France, qui ne se rend même pas compte du potentiel explosif d’une crise entre le Maroc et l’Algérie, y compris sur son territoire, qui abrite une forte population d’origine algérienne et marocaine », poursuit le journaliste. La France qui officiellement adopte une neutralité diplomatique sur le dossier du Sahara occidental mais qui, en coulisses, est l’un des plus grands soutiens du Maroc, peu importent les changements à l’Élysée et à Matignon…
Le Maroc, qui a toujours rêvé de devenir une puissance régionale, est en train de s’imposer parmi les principaux décideurs du sud de la Méditerranée, au moment même où son voisin l’Algérie, qui soutient le Polisario, est affaibli par un pouvoir en déshérence.
Enfoncée dans une impasse et une incertitude politiques, l’Algérie a renoué, comme aux prises avec une malédiction, avec les souvenirs humiliants de vacance du pouvoir qui ont marqué la fin de règne de l’ancien président déchu Abdelaziz Bouteflika. Gravement atteint du Covid-19, son successeur Abdelmadjid Tebboune, 75 ans, élu il y a un an au forceps lors d’une présidentielle contestée par le peuple, est hospitalisé en Allemagne depuis le 28 octobre.
Pour la première fois depuis le 15 octobre et son confinement en Algérie, puis son hospitalisation en urgence en Allemagne, Abdelmadjid Tebboune a donné signe de vie. Il est apparu pâle, amaigri, affaibli, à la télévision publique dimanche 13 décembre, dans l’après-midi.
Sa dernière apparition publique remontait au 15 octobre, lorsqu’il avait rencontré le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Plusieurs fois, les autorités avaient annoncé « le retour » du président. En vain. Comme un remake des années Bouteflika.
Dans une allocution vidéo de cinq minutes, il a annoncé être en convalescence « pour encore deux ou trois semaines » et il a évoqué l’actualité brûlante de la région, notamment la reconnaissance américaine de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, ainsi que la normalisation de ces rapports avec Israël, mais sans les citer nommément. Il a assuré que l’Algérie « ne tremblerait pas », qu’elle était « plus puissante que certains ne pensent » et que « ce qui se passe actuellement était attendu ».