Walden Bello, sociologue et militant de la gauche démocratique aux Philippines[1]
Qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans le monde en cette troisième décennie du 21ième siècle ?
La Chine n’est non seulement la deuxième puissance économique mondiale, mais le centre de l’accumulation du capital. 28% de la croissance mondiale entre 2003 et 2018 provient de la Chine, selon le FMI. Sa croissance est deux fois plus forte que celle de l’économie américaine, qui est atteint depuis 50 ans d’un déclin systématique de profitabilité du capital.
Pourquoi le grand capital incarné par les entreprises multinationales a décidé de miser sur la Chine?
Jusque dans les années 2000, des centaines de millions de travailleurs sont arrivés sur le marché du travail (80 millions seulement dans les années 2010. Fait à souligner, ces travailleurs venaient du monde rural et leur arrivée a servi à maintenir les bas salaires dans tous les secteurs de l’économie chinoise. Le salaire moyen en Chine représentait 2,9 % du salaire moyen aux États-Unis.
Qui en a profité ?
Pour les entreprises multinationales, le développement des technologies de l’information permettait de segmenter le processus de production et de répartir les activités productives sur plusieurs pays en une sorte de chaîne de valeurs. Le transfert d’un grand nombre de capacités productives en Chine était non seulement possible, mais extrêmement lucratif. Avec les normes établies par l’Organisation mondiale du commerce, la chine a profité de la diminution des quotas et des barrières tarifaires.
La Chine y trouvait son compte…
L’alliance entre la Chine et les entreprises multinationales était basée sur des intérêts communs, mais les objectifs stratégiques des uns et des autres étaient différents. Dans un sens, l’État chinois a utilisé les investissements étrangers comme un substitut d’une classe capitaliste domestique. Le développement économique fulgurant a changé la Chine. Le revenu per capita entre 1988 et 2008 a augmenté de 229%, c qui est de loin supérieur à ce qui s’est passé ailleurs en Asie. D’autre part, cette situation a créé d’énormes écarts entre le 1 % et les autres. Cette croissance s’est faite au détriment de l’environnement.
Est-ce qu’il y a un lien entre croissance chinoise et déclin américain ?
Le déclin américain a commencé avant le boom chinois. Des secteurs importants de l’économie industrielle étaient déjà moins compétitifs, moins lucratifs. Plus tard, plusieurs entreprises américaines ont migré vers la Chine pour contrecarrer ces tendances à la baisse. On estime que quelques 8 millions d’emplois ont été perdus aux États-Unis à cause de cette délocalisation, ce qui est un pourcentage assez mineur au total. Selon les travaux de Thomas Piketty, c’est la croissances des écarts entre les hauts salariés et les bas salariés qui a été la principale raison du déclin économique américain. D’où une sorte de « guerre civile » interne qui inclut une forte dimension de racialisation. Cela a été vécue par des millions de personnes comme la fin du « rêve américain ».
La stabilité de la Chine fait contraste…
Les tensions sociales qui sont de plus en plus manifestes ne débouchent pas sur une crise politique. Une opposition assez petite voudrait promouvoir une évolution vers le libéralisme. On sent les effets de cette critique sur les médias sociaux, mais les dominants chinois dont le président Xi sont en mesure de préserver la légitimité de l’État qui met de l’avant la prospérité du plus grand nombre. Cela permet à la Chine actuelle de projeter une sorte de « modèle chinois » qui prend de l’éclat avec le méga projet d’une nouvelle route de la soie visant à connecter la Chine au reste du monde[2].
Quelles sont les conditions qui ont permis cette avancée chinoise ?
Un facteur important a été le fait que la Chine n’a pas consacré une trop grande part de son budget ai secteur militaire. Au lieu d’être enlisée dans la gestion des conflits dans le monde et le renforcement d’n vaste complexe industriel-militaire comme aux États-Unis, Beijing a pu élargir son assise via l’économie en Chine, mais également en Afrique et en Amérique latine. Pendant que la Chine consacrait des milliards d’investissements dans l’économie dans le sud global, les États-Unis étaient consacrés à l’assistance militaire à leurs alliés géopolitiques comme Israël, l’Égypte, l’Arabie saoudite.
Et ce processus continue ?
La Chine a lancé récemment la Banque de développement et des infrastructures de l’Asie. Ce projet a même attiré plusieurs alliés européens des États-Unis. Des dizaines d’État du sud global ont rejoint cette initiative qui rend disponibles 4000 milliards de dollars pour des projets d’infrastructure dans la vaste Eurasie, également en Afrique en Amérique latine.
Comment le passage vers Biden essaie de gérer cela ?
Trump avait rompu avec le projet en place depuis 20 ans en plaçant les intérêts des États-Unis au-dessus tout. L’idée était de punir la Chine, notamment par des actions et des interventions pour nuire au développement techno-scientifique chinois. Biden au-delà des différences rhétoriques va dans le même sens. Plus de $250 milliards ont été mis de côté pour soutenir la compétivité des entreprises américaines. La Chine est probablement la seule question où Démocrates et Républicains se retrouvent sur les même positions.
Cette situation pourrait mener à plus de conflits ?
Il y a maintenant un seul domaine où la supériorité américaine est encore indéniable et celui du secteur militaire. On se retrouve alors devant une dangereuse équation où le déclin économique et diplomatique es États-Unis se produit dans le contexte où ils ont encore une indéniable supériorité militaire. Entretemps, la chine, même si elle investir massivement dans le militaire, reste très loin derrière. Lors de la 19ième session du congrès national du Parti communiste chinois le 18 octobre 2017, Zi a admis ce retard. Il a mentionné qu’il faudrait trente ans pour que la Chine puisse établir la parité avec les États-Unis.
La Chine est vraiment en retard sur le plan militaire…
En 2019, les dépenses militaires américaines étaient de ‘ordre de $732 milliards de dollars annuellement, contre $261 milliards pour la Chine. La croissance du budget militaire américaine st de 5,3% par année (contre 5,1% pour la chine). Si on regarde les faits plus en détail, le contraste parait encore très fort. La Chine dispose d’armes nucléaires en nombre limité (260 têtes nucléaires) , qui sont en réalité des armes défensives. Les États-Unis sont loin devant (18 000 armes nucléaires) et pour eux, les armes nucléaires peuvent être des moyens d’imposer leur domination. Au total, les capacités militaires de la Chine sont loin derrière celles des États-Unis. Il faut souligner que la Chine a une seule base militaire à l’étranger (à Djibouti), tandis que les États-Unis en ont 25 seulement en Asie, au Japon, en Corée du Sud, à Guam et aux Philippines. La Chine dispose de deux porte-avions construits avec la technologie soviétique un peu dépassée, les États-Unis en ont 11, dont ceux de la Septième flotte, basée en Asie-Pacifique.
La supériorité américaine est construite sur une stratégie…
Même à Washington, on reconnait que les capacités de la Chine sont de nature défensive, pendant que celles des États-Unis sont offensives :
- Elle est construite sur le déploiement à l’extérieur proche des ennemis réels ou présumés.
- La doctrine militaire Air-mer (AirSea) établit la nécessité de frapper l’adversaire sur tous les plans en même temps (centres de commandement, systèmes de radar, sites de production et de stockage des missiles, satellites, etc.). cela inclut aussi le blocage des routes maritimes et terrestres
- Selon Michael Klare, la stratégie américaine implique de garder des forces à un niveau très supérieur à celles des adversaires et d’être en mesure d’engager deux conflits de grande envergure simultanés sur tous les terrains (militaire, économique, technologique).
Actuellement, le rapport de forces est largement défavorable à la Chine. Les forces américaines encerclent la Chine et notamment ses régions côtières où sont concentrées les capacités industrielles et technologiques. Les réponses de la chine sont de développer l’expansion de ses forces maritimes et aériennes dans la vaste zone autour de la Mer de Chine. En ce moment, la Chine et les États-Unis se livrent à des simulacres de combat, ce qui accroit les risques d’accidents ou de dérapage.
Est-ce possible de changer la donne ?
Il faut obliger les États-Unis à accepter un accord de sécurité, qui devrait être endossé et supervisé par l’ASEAN. Cet accord devrait inclure la dénucléarisation de la région, la fermeture de plusieurs bases américaines et le retrait des forces chinoises des zones éloignées. Également une nouvelle entente économique incluant le respect et la protection de al souveraineté des États concernés. L’ouvrage classique de Clausewitz proposait que la « « , en estimant que c’est le calcul rationnel des États qui peut déterminer les niveaux de conflictualité. En réalité, cette formule exclut trop le contexte de chaque nation. Les États-Unis depuis leur origine n’ont cessé d’organiser leur expansion militaire par tous les moyens. Aujourd’hui, la plupart des observateurs estiment que la possibilité d’une guerre est élevée, d’autant plus que la disparité actuelle sur le plan militaire favorise les États-Unis.
[1] Walden Bello publiera dans le prochain numéro du Socialist Register, une revue complète du conflit Chine-États-Unis, « “At the Summit of Global Capitalism: Accommodation, rivalry or confrontation between the US and China?,
[2] L’acronyme en anglais BRI (Belt and Road Initiative) est souvent utilisé pour référer à ce projet.
[…] https://alter.quebec/la-chine-et-les-etats-unis-la-menace-dune-derive-militariste/ […]
[…] https://alter.quebec/la-chine-et-les-etats-unis-la-menace-dune-derive-militariste/ […]