Sortir par le haut des quatre dilemmes de la crise écologique implique de la considérer d’urgence comme un enjeu central ; d’accepter que les populations les plus vulnérables ne sont pas nécessairement celles qui lui donnent priorité ; de faire valoir la dette écologique des riches à l’égard des pauvres ; et de préférer au business as usual, même « verdi », un renversement de logique. De parier, en somme, pour une écologie décoloniale.
L’ouvrage collectif du Centre tricontinental – L’urgence écologique vue du Sud (Syllepse/CETRI, 2020) – est venu jeter un nouveau pavé dans la mare. Une douzaine d’auteurs et d’autrices du Sud – d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine –, expert·es et militant·es de la cause écologiste, y font état bien évidemment de l’ampleur et de la gravité de la crise environnementale. Mais ils et elles y dénoncent surtout les profondes inégalités – sociales et Nord-Sud – qui traversent la question écologique de toutes parts.
Des inégalités qui traversent tant les causes (les riches polluent bien plus que les pauvres) et les effets (les pauvres dégustent bien plus que les riches) du désastre en cours, que les politiques à mener pour en sortir (les riches passent-ils à la caisse plus que les pauvres ?), voire même les mobilisations citoyennes appelant à « changer le système, pas le climat » (où l’on croise de fait plus de riches que de pauvres).
En cela, ce livre – L’urgence écologique vue du Sud – est aussi à lire comme un plaidoyer pour une « écologie décoloniale », c’est-à-dire une écologie transformatrice qui rompt avec toute forme de domination, coloniale ou néocoloniale, que le Nord (ou plutôt les pays riches) exerce sur le Sud (les pays pauvres), fût-ce au nom d’une écologie prétendument universelle, mais en réalité libérale, technocratique ou, justement, néocoloniale. Un impératif vert qui creuse les écarts Nord-Sud. Un « principe civilisationnel supérieur » qui fonctionne comme nouvel instrument d’assujettissement des économies du Sud aux intérêts (des multinationales) du Nord.
On en est là. Face à ce même défi que scientifiques et militants nous resservent depuis un demi-siècle. Changer d’urgence le mode de production des grandes industries et le niveau de consommation des populations les plus riches, sous peine d’hypothéquer le sort des générations futures en aggravant celui des actuelles, dont les composantes les plus vulnérables pâtissent déjà de la dégradation de l’environnement.
Mais quatre dilemmes brident encore et toujours les énergies transformatrices. Centrale ou marginale, la crise écologique ? Concerné ou indifférent, le Sud ? Communes ou différenciées, les responsabilités ? Verdi ou aboli, le capitalisme ? Les éléments de réponse qui suivent s’inspirent librement des positionnements critiques des auteurs et des autrices de L’urgence écologique vue du Sud et, au-delà, des partenaires asiatiques, africains et latino-américains du Centre tricontinental, intellectuel·les et activistes mobilisé·es sur les enjeux socio-environnementaux et partisans d’une écologie politique décoloniale.
1. CENTRALE OU MARGINALE, LA CRISE ÉCOLOGIQUE ?
L’ampleur du désastre écologique sidère. Il ne se passe pas un mois sans qu’un nouveau rapport, universitaire ou onusien, plus alarmant que le précédent, vienne étayer la tendance. Pourtant, d’importants secteurs continuent à négliger la catastrophe, voire à la réfuter. Des secteurs de pouvoir – industriels transnationaux, milieux d’affaires, politiques conservateurs, économistes libéraux… – qui refusent de reconsidérer la logique de leur modèle d’accumulation au vu de ses impasses.
Le déni de la crise écologique, le démantèlement des États-providence et l’aggravation des disparités depuis les années 1980 participent d’une même stratégie, estime le philosophe Bruno Latour. « Les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde, écrit-il, qu’elles ont décidé de se débarrasser des fardeaux de la solidarité – c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer – c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait rejeter la menace à l’origine de cette fuite – c’est la dénégation de la mutation climatique » (Où atterrir ?, 2017).
Le raisonnement s’appuie notamment sur l’épisode de la société ExxonMobil qui, début des années 1990, « en pleine connaissance de cause » (elle a publié des articles de qualité sur les périls du changement climatique), décide d’investir dans l’extraction pétrolière débridée et dans une campagne visant à prouver l’inexistence de la menace environnementale. L’actualité est remplie d’autres cas de figure où les multinationales les plus en vue assument leur fuite en avant. Ou la masquent, comme ces logiciels, chez Volkswagen et ailleurs, visant à réduire les émissions polluantes lors des tests d’homologation de nouveaux moteurs.
L’écologie divise, c’est un fait. « L’appel à une écologie de la communion universelle » comme « mission qui transcende les intérêts individuels, les choix idéologiques, les langages politiques » est d’autant plus « incantatoire » et « contre-productif », que « les lignes de fracture sont omniprésentes » (Pierre Charbonnier, Le Monde, 14.5.20). Elles séparent les acteurs qui ont attaché leur destin aux énergies fossiles et à l’extraction agro-industrielle des populations qui en font les frais. Elles séparent aussi ceux qui peuvent se permettre le choix d’un mode de vie plus sain de ceux – « les premiers de corvée » – qui souhaitent hausser le niveau de la leur.
2. CONCERNÉ OU INDIFFÉRENT, LE SUD ?
Les multiples indices qui mesurent la crise écologique l’attestent. Elle frappe d’abord les groupes sociaux les plus vulnérables et affectent les contrées du Sud davantage que celles du Nord. L’arrosé n’est pas l’arroseur. Ceux qui profitent le moins du productivisme et du consumérisme sont ceux qui en pâtissent le plus. Pour autant, les plus concernés sont-ils les plus concernés ? Les populations les plus exposées sont-elles les plus préoccupées par « le futur de la planète » ? À l’évidence, non. Le constat renvoie tant au vieux débat marxiste sur la « conscience » que les subalternes peuvent avoir de leurs « intérêts objectifs », qu’au caractère secondaire des considérations (d’apparence) « post-matérialistes » lorsque le « matériel » n’est pas assuré.
Comment s’émouvoir de « la fin du monde » quand « la fin du mois » requiert toutes les énergies ? « La fixation sur le climat est le privilège de groupes libérés d’urgences vitales » explique François Polet. Et Thierry Amougou d’abonder dans le même sens : « L’urgence environnementale est celle des favorisés et pas de ses premières victimes. Ventre affamé n’a point d’oreilles pour l’écologie » (CETRI, L’urgence écologique vue du Sud, 2020). Dit autrement, le goût pour la « simplicité volontaire » de nantis à la fibre post-matérialiste n’a pas lieu de s’imposer sur la nécessité d’échapper à la « simplicité involontaire » de pauvres… à la fibre matérialiste.
Cela étant, le constat ne doit pas masquer une autre facette des réalités du Sud. Celle des luttes socio-environnementales, certes minoritaires mais effectives, qui opposent communautés locales et capitalisme transnational, populations affectées et « mégaprojets » d’investisseurs extérieurs. Qu’elle soit minière, agro-industrielle, énergétique…, la poussée « extractiviste » a réactualisé, depuis le début du siècle, le destin « pourvoyeurs de ressources » sans valeur ajoutée de nombre de pays périphériques. Plaçant même plusieurs d’entre eux en situation de « reprimarisation ». Et renforçant la subordination de ces économies à celles des grandes puissances, y compris émergentes.
Les mouvements socio-environnementaux sont constitués des habitants, souvent des peuples indigènes, des « nouvelles frontières » de ce modèle prédateur. Un modèle d’« accumulation » non plus seulement par exploitation du travail et de la nature, mais aussi par « dépossession », par appropriation privative des sols et des sous-sols, des ressources, du matériel génétique, de la biodiversité… Les populations mobilisées en sont les victimes non consentantes. Doublement concernées donc.
3. COMMUNES OU DIFFÉRENCIÉES, LES RESPONSABILITÉS ?
La question des « responsabilités de la crise écologique » recèle en creux la reconnaissance du problème, l’acceptation de ses causes et la désignation des coupables. Ce n’est pas mince, tant la relativisation du problème (« halte au catastrophisme »), la dénégation de ses origines (« les scientifiques nous mentent ») et la dilution des responsabilités (« tous sur le même bateau ») occupent encore le devant de la scène. Cela fait pourtant trente ans que la communauté internationale a abouti à Rio en 1992 sur ce principe révolutionnaire : « Vu la diversité des rôles dans la dégradation de l’environnement, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent leur responsabilité, compte tenu des pressions qu’ils exercent sur l’environnement, des techniques et des ressources financières dont ils disposent. »
Les pays pauvres ont dû batailler ferme pour couler ce principe dans le bronze du droit international. Et parvenir ainsi à ajouter à l’idée des responsabilités communes dans les dégradations, celle qu’une part de l’humanité en endosse plus que l’autre et se trouve dès lors redevable vis-à-vis de cette dernière de son haut niveau de développement. Dit autrement, la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres, accumulée depuis la révolution industrielle, est à faire valoir hic et nunc. Mais les États du Nord peinent à passer à l’action. Ou se désistent, comme les États-Unis de Trump, là où pourtant les pays émergents estiment avoir pris leur part, à hauteur de leurs émissions, se dissociant ainsi des pays en développement dont les responsabilités dans les changements climatiques restent négligeables.
En réalité, en vertu du principe pollueur/payeur, deux lignes de fracture divisent les critiques qui proviennent du Sud. L’une sépare les puissances émergentes des pays toujours… immergés. Les premières, drapées dans leur défense de la souveraineté, privilégient – à l’instar des États-Unis – la voie nationale des engagements volontaires contre la crise écologique. Les seconds, relayés par l’Union européenne dans le meilleur des cas, plaident en faveur de mécanismes supranationaux contraignants.
L’autre dissension à l’œuvre au Sud tend à opposer arguments officiels et anti-systémiques. Selon les premiers, la transition des « pays en développement » ne pourra s’opérer que si les pays développés n’instrumentalisent pas l’impératif écologique pour à la fois protéger leurs marchés et pénétrer davantage ceux du Sud. Selon les seconds, la seule dénonciation par le Sud du protectionnisme vert occidental – copie inversée du plaidoyer du Nord pour « plus de libéralisation chez eux et moins chez nous » – cautionne plus qu’elle ne questionne les fondamentaux du modèle libre-échangiste tiré par les exportations.
4. VERDI OU ABOLI, LE CAPITALISME ?
À ce jour, face à la crise écologique, deux options ont capté l’essentiel des énergies. La fuite en avant productiviste et consumériste d’un côté ; le faux-semblant du développement durable de l’autre. « Capitalisme gris » versus « capitalisme vert ». Le « business as usual » du premier, on connaît. Il est la principale cause du désastre en cours. Mais qu’en est-il du grand dessein de développement durable, de croissance verte ou encore de Green Deal ? Rompt-il, lui, avec la logique du modèle mainstream qui scie la branche sur laquelle il est assis ?
Promu depuis trois décennies, le projet n’a fait la preuve ni d’un renversement de logique ni d’une inversion de tendances. Certes il connaît des variantes, mais dans tous les cas, il procède d’une réconciliation, dans l’esprit de ses promoteurs, entre la possibilité d’engranger des profits et celle de préserver les ressources naturelles. Pour le président du Conseil européen, le Green Deal de la Commission van der Leyen « convertit une nécessité existentielle pour la planète en opportunités économiques » (Le Soir, 27.05.20).
Pour ses détracteurs du Sud en revanche, le capitalisme vert procède à « une colonisation de l’écologie par la logique d’accumulation de l’économie libérale » (www.ibon.org). Par la mise sur le marché du capital naturel, la valorisation des services écosystémiques, la privatisation des ressources, le brevetage du vivant… et la prétendue gestion efficace induite, la démarche entend réguler notre rapport à l’environnement, en dynamisant une croissance créatrice d’emplois, assurant ainsi un avenir viable au capitalisme. Remodelage des zones d’influence des pays riches et sécurisation des approvisionnements au nom du sauvetage de la planète. Ou comment adouber les fondamentaux d’un modèle à l’origine des déséquilibres (CETRI, Économie verte, 2013).
À la faveur de la pandémie, à l’heure de réfléchir au « monde d’après », une quantité extraordinaire d’acteurs du Sud et du Nord ont (ré-)avancé leurs propositions alternatives. Toutes ne coïncident pas, mais partagent un air de famille social et écologique résolu, à distance du capitalisme globalisé. Elles plaident pour un changement de paradigme, en priorisant le partage des communs sur l’accumulation privée.
Elles passent tant par une réélaboration du rapport à la nature, que par un questionnement des rationalités, des rapports sociaux et des pratiques politiques liées au modèle économique à supplanter. Elles (re-)parlent démarchandisation, démondialisation et démocratisation. Et visent la justice commerciale, fiscale, sociale, environnementale, migratoire…, c’est-à-dire des dispositifs légaux qui limitent les droits des uns (États, transnationales, grandes fortunes…) là où ils empiètent sur les droits des autres, humains et… non-humains, d’où les progrès, dans plusieurs pays du Sud surtout – au moins sur papier –, du concept de « droits de la nature ».
Deux clivages traversent encore ces propositions alternatives. Le premier renvoie à la question de l’État comme moteur ou frein des changements à opérer. Si beaucoup lui donnent un rôle central face au libre marché (ou à sa place) dans la transition à mener, un courant plus autonome ou libertaire prône, lui, une mise en œuvre locale de l’écologie sociale, « municipaliste » ou « communaliste », à distance en tout cas de l’État, accusé de confisquer le pouvoir à un peuple à même de l’exercer lui-même.
L’autre clivage met aux prises l’urgence de l’anticapitalisme versus celle de l’antiproductivisme. Là où la gauche égalitariste reproche à l’écologie politique ses atermoiements à l’égard du capitalisme, celle-ci réprouve les tergiversations de celle-là à l’égard du productivisme. Et ce, en dépit des serments de l’une et l’autre : la première arguant de son virage environnemental au tournant du millénaire, la seconde de la profondeur critique de son nouvel imaginaire politique. L’Équateur de Correa (2007-2017) et la Bolivie de Morales (2006-2019) offrent un exemple saisissant d’une combinaison initiale – écosocialiste – des deux perspectives, suivie hélas d’une relégation de l’anti-extractivisme par la lutte contre la pauvreté.
AU TOTAL
Au total, sortir par le haut des quatre dilemmes de la crise écologique implique de la considérer d’urgence comme un enjeu central ; d’accepter que les populations les plus vulnérables ne sont pas nécessairement celles qui lui donnent priorité ; de faire valoir la dette écologique des riches à l’égard des pauvres ; et de préférer au business as usual, même « verdi », un renversement de logique. De parier, en somme, pour une écologie décoloniale, une écologie d’émancipation de toute forme de domination. Du Nord sur le Sud, des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, des humains sur le reste de la biosphère.
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