Isabelle Bourboulon
La crise liée à la pandémie COVID 19 a entraîné des réductions drastiques, voire la suspension, des droits et libertés le plus fondamentales. Au moins la moitié de la population mondiale est actuellement en confinement total ou partiel. Les gouvernements ont réagi de diverses manières, par exemple en adoptant des mesures d’urgences, parfois basées sur un transfert de pouvoirs de nature plus ou moins exceptionnelle de la part des Parlements vers l’exécutif.
En vertu des standards internationaux, les restrictions aux droits humains sont possibles, lorsqu’elles poursuivent un but légitime, sont nécessaires et mises en œuvre de manière proportionnée à l’objectif poursuivi, ici d’ordre sanitaire.
Néanmoins, de telles mesures ne sont pas neutres et l’on entrevoit dans un certain nombre de pays, voire de régions, leur potentielle instrumentalisation dans des contextes de montée des populismes, voire de tentation autoritaire. Dans beaucoup de cas, il semble qu’elles aillent bien au-delà des recommandations formulées par l’OMS.
Au-delà de ces dérives potentielles, il ne faut pas oublier que des mesures potentiellement légitimes peuvent être disproportionnées. La question de la proportionnalité, aujourd’hui complexe à estimer dû à l’absence d’une mesure univoque des taux de mortalité et de létalité du virus, suppose tout de même qu’une étude méticuleuse des impacts de moyen et long terme ont été pris en compte et ont informé les politiques publiques actuellement en place (notamment le mesure du confinement total).
Les inquiétudes quant au respect des droits humains peuvent donc émerger à divers niveaux :
- Des mécanismes d’urgence déployés par les exécutifs sans ou avec un contrôle parlementaire de façade, activant une suspension de fait (à des niveaux différents selon les pays) et sans une temporalité définie de certains principes constitutifs de l’Etat de droit
- De la mise en œuvre de ces mesures d’urgence, qui peuvent donner lieu à des abus plus ou moins systématiques dans leur application (usage de la force, amendes, contrôle et surveillance des citoyens).
Pourtant, ces mesures drastiques semblent faire l’unanimité parmi les citoyens, qui les subissent sans en questionner l’efficacité. Le confinement total est en effet présenté par les décideurs politiques et leurs conseilleurs scientifiques comme la seule solution possible pour réduire les contaminations. Et c’est sans doute vrai. Cependant, ce qu’il est omis dans le débat publique est qu’une telle stratégie ne peut apporter ses fruits que si elle s’étale sur un temps long. En effet, comme tout virus, le Covid19 sera endigué dès lors que toute une communauté aura développé l’immunité. La stratégie adoptée actuellement par la plupart des pays européens (notamment l’Italie et la France) est donc celle d’un ralentissement des contaminations dans l’attente d’un vaccin pouvant immuniser les populations, à savoir entre 1 et 2 ans. Cela revient à dire que les mesures de confinement, la fermeture des écoles et de toute autre activité sociale ne pourront trouver un terme que lors de l’arrivée de la vaccination.
L’acceptabilité des mesures actuelles par les citoyens est sans doute explicable, en grande majorité, par la perception de dangerosité du virus lui-même, largement véhiculée par un cadrage médiatique qui empêche toute relativisation. Les médias font état d’un virus qui menacerait toute l’humanité, présenté comme une fatalité (peu importe les facteurs structurels ou les erreurs commises en début d’épidémie qui en ont augmenté la propagation et la dangerosité) à même de changer à toujours nos modèles de société. Toute voix cherchant à faire émerger un sens critique, à questionner les mesures prises et leur proportionnalité, est systématiquement attaquée par les citoyens eux-mêmes par le biais des réseaux sociaux.
De profondes questions se posent quant aux modalités de sortie de cette crise, et les traces qu’elle va potentiellement laisser sur nos modèles de société, les droits humains et l’état de droit en général. Dans de nombreux pays, une étape a clairement été franchie en termes de contrôle social de l’Etat sur ses citoyens et résidents, dont l’un des aspects est par exemple le contrôle digital et des données personnelles. La surveillance est largement préconisée aujourd’hui même par les instances sanitaires globales, telles l’OMS, et elle sera probablement la clé de voute de la phase de déconfinement partiel.
La crise économique qui se superpose à cette crise sociale risque également de mettre à mal un certain nombre d’acquis très fragiles (notamment les droits sociaux), dans un objectif de sortir « aussi rapidement que possible » de la crise économique nécessitant donc des sacrifices importants de la part des travailleurs. La reprise des activités dans certains secteurs économiques (déjà annoncée dans certains pays), sera donc la première étape du déconfinement partiel, où la citoyenneté sera réduite à la seule sphère du travail. La durée d’une cette période (appelée phase 2) reste encore non déterminée. S’étendrait-elle jusqu’à l’arrivée d’un vaccin ?
Des voies relativement antagonistes émergent donc à l’issue de cette crise, dont certaines sont inacceptables du point de vue des droits humains, mais potentiellement plus populaires que d’autres. Il est donc important de se mobiliser dès maintenant pour anticiper et prévenir, à notre niveau, l’amorce d’un virage qui, il y a encore peu, pouvait paraître dystopique.
La société civile se doit de rester lucide et tirer les leçons d’autres luttes, actuelles et précédentes, qui peuvent receler des pistes d’action également dans cette crise inouïe. Ici on limitera la réflexion à trois de ces luttes qui semblent particulièrement pertinentes, mais sans caractère d’exhaustivité :
- Intégrer les stratégies de défense des libertés dans le contexte de la lutte contre le terrorisme : depuis 20 ans, les sociétés civiles du monde entier font face aux menaces aux libertés et aux droits humains issues de la lutte contre le terrorisme. Des réseaux d’acteurs se sont donc organisé afin de développer une expertise en matière de politiques sécuritaires et violations des droits humains, notamment via des méthodologies de monitoring des dépassements et une intense activité de plaidoyer et des lobbyings pour limiter l’impact et l’émergence des nouvelles législations. En grande partie, les tensions rencontrées entre sécurité et libertés dans la lutte contre le virus sont analogues à celle rencontrées dans la lutte contre le terrorisme.
- Reprendre le concept de démocratie sanitaire : le monde ne fait pas face à la première pandémie de son histoire. La lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme ont beaucoup d’aspect qui pourraient servir d’inspiration dans la lutte contre le Covid19. En particulier, le concept de démocratie sanitaire, développé notamment par les activistes de lutte contre le sida, se base sur l’impossibilité d’opposer santé publique et droits humains et sur la nécessaire participation des personnes affectées par la maladie aux processus de prise de décisions sur les mesures à adopter pour y faire face. De fait, aujourd’hui, seuls les décideurs politiques et les scientifiques (et sans doute dans les coulisses, les acteurs privés du monde de la santé) prennent les décisions, sans aucune consultation de la société civile. La présence de la société civile dans ces processus peut, entre autres, avoir un effet particulièrement bénéfique en termes d’accès à l’information de l’opinion publique.
- Insérer dans le débat les questions liées aux modèles de développement : aujourd’hui le débat se focalise sur les ressources nécessaires à faire face à la crise économique provoqués par les mesures prises en réponse aux Codiv19. Mais ce débat omet (volontairement ?) d’identifier clairement les sources dont ces moyens seront tirés. L’Union européenne semble s’orienter vers un mécanisme qui permettrait aux Etats de financer leur économie en partant du bilan de l’UE. Mais ceci présupposerait également un débat sur la fiscalité, notamment à protection des couches les plus vulnérables de nos sociétés. Depuis des décennies la société civile est mobilisée autour des questions de lutte contre les paradis fiscaux, pour la taxation des transactions financières, et pour une meilleure répartition des richesses, tant au niveau global que national. Si ces questions ne sont pas insérées dans le débat sur le financement de la crise économique, encore une fois, les décideurs politiques sous influence d’intérêt privés, finiront par faire choix d’une mise à contribution indiscriminés des citoyens, comme dans le cas de la dernière crise de 2008.
- Au-delà des situations que nous vivons dans nos différents espaces et pays francophones, la pandémie du Covid-19 est le révélateur d’une crise systémique qui nous oblige à questionner la mondialisation. Nous pouvons donc nous saisir de cette question globale pour décliner un certain nombre de thèmes de nos futurs web-débats. D’ores et déjà, deux discussions et réflexions apparaissent :
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- L’une a trait aux dangers de la période avec la montée des autoritarismes : patriotisme économique, repli nationaliste, restriction des libertés et droits fondamentaux, …
- L’autre porte sur les alternatives systémiques avec notamment la relocalisation des productions et le développement des communs et services non marchands (agriculture et alimentation, santé, éducation, …)
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Un autre débat est possible, entendu comme une sorte de préalable, que l’on peut définir comme un « inventaire de nos attachements » : à quoi sommes-nous attachés ? Quels sont les besoins humains réels ? Quels sont ceux qui sont superflus ou non authentiques ? etc.
Face à un confinement qui se prolonge, de nouveaux risques font leur apparition, notamment la violence à l’égard des femmes. Le nombre de signalements de violences familiales a bondi de plus de 30 % durant les premières semaines de confinement. Comment s’explique la montée des violences à l’égard des femmes en période de confinement ?