13 juin 2021
Coup d’Etat au Tchad approuvé et soutenu par Macron avec un appel à « mettre en œuvre un processus démocratique le plus rapidement possible » ; « coup d’Etat » au Mali condamné par Macron alors qu’il est soutenu par de nombreuses organisations populaires maliennes ; manifestations et déclarations politiques contre l’ingérence française à Bamako, N’Djaména, Ouagadougou ou Niamey, accusation publique par le chef de l’Etat de la Russie accusée d’ « alimenter un sentiment anti-français en Afrique », etc. L’impérialisme français en Afrique est indéniablement dans une séquence historique de crise.
Dans la même période se déploie dans l’hexagone un processus de fascisation que nous avons longuement analysé dans nos derniers articles (lois jumelles liberticides sur la « sécurité globale » et sur le « séparatisme », basculement du centre de gravité des discours politiques du ministre de l’intérieur vers l’extrême droite, tribunes de militaires, manifestations policières devant l’Assemblée nationale, multiplication des discours et analyses sur le déclin à conjurer, etc.). Les deux réalités externe et interne sont rarement mises en lien dans les analyses politique. La cécité sur ces liens est un obstacle à la compréhension des enjeux et dangers politiques contemporains en France.
La trajectoire historique
Si tous les impérialismes, en tant que capitalisme parvenu au stade de « la domination des monopoles et du capital financier[1]», possèdent des invariants (exportation des capitaux, place prépondérante du capital financier, etc.), ils n’en sont pas moins chacun le résultat d’une histoire spécifique les spécifiant et les particularisant. Ils s’insèrent en outre tous dans un rapport de force mondial qu’il est incontournable de prendre en compte pour comprendre les stratégies et les politiques mises en œuvre. Certaines spécificités de l’impérialisme français sont, selon nous, à prendre en compte, pour comprendre la séquence historique actuelle.
La collaboration massive de la classe dominante française avec le nazisme a mis cette dernière dans une situation particulière au moment de la Libération. Elle ne pouvait espérer se relever et rester au pouvoir qu’en s’appuyant sur son empire colonial (il en découla la reconquête du Vietnam et la sale guerre qui lui succéda, les crimes de masse de mai 1945 en Algérie, la longue et barbare guerre d’Algérie, etc.). Cependant cette reconquête fut soumise à l’approbation des USA qui devinrent alors la puissance impérialiste dominante et qui conditionnèrent logiquement cette approbation à une dépendance économique et militaire. Cela se traduisit par le plan Marshall dont une des conditions fut l’enclenchement de la construction européenne que Washington voulut intégrer pour isoler l’URSS. Affaiblie structurellement, la classe dominante française fut contrainte d’accepter cette place d’« impérialisme secondaire ». C’est ainsi avec la bénédiction de l’OTAN que la France mena les sales guerres du Vietnam, d’Algérie, du Cameroun, etc.
Cela ne veut pas dire que la classe dominante française renonça à redevenir une puissance impérialiste de premier plan. L’épisode gaulliste en témoigna, de même d’ailleurs que la construction européenne ultérieure. L’épisode gaulliste exprima la tentative de l’impérialisme français de reprendre pied en jouant une place « entre les deux grands » alors que la construction européenne signifia le même objectif en tentant cette fois-ci de devenir la puissance dominante de l’Union européenne. Ce dernier espoir vola en éclat avec la réunification allemande qui fit basculer le rapport de forces intra-européen en faveur de Berlin. Le caractère secondaire de l’impérialisme français fut ainsi renforcé par la réunification allemande. L’avenir et la place de l’impérialisme français dépendent désormais de la construction d’un nouveau super-impérialisme : celui de l’Europe.
Cet avenir et cette place sont l’objet d’affrontements et de contradictions entre les pays européens et en particulier entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Dans cette lutte impitoyable les seuls atouts réels que possède la France est son lien historique particulier avec l’Afrique, son expérience d’interventions militaires et les effets en retour sur la production d’armements, son « pré-carré » reproduit par le système Françafrique, etc. Le caractère secondaire de l’impérialisme français est justement le facteur qui transforme celui-ci en gendarme de l’Afrique dont le dernier avatar est la guerre contre la Libye et ses effets chaotiques qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. La fréquence des interventions militaires françaises en Afrique ne découle pas de pseudo « liens historiques », d’une soi-disant « destinée commune » ou d’une nécessité commune de lutter contre le « terrorisme djihadiste ». Elle s’explique par le fait que l’Afrique est le dernier atout français pour négocier une place au sein des rapports de forces entre puissances impérialistes. François Mitterrand en parlait déjà comme suit en 1957 :
« Le monde africain n’aura pas de centre de gravité s’il se borne à ses frontières géographiques. […] Dire à nos alliés que là est notre domaine réservé […] car sans l’Afrique il n’y aura pas d’histoire de France au XXIe siècle […] La France reste celle qui conduit, celle dont on a besoin, celle à laquelle on se rattache. [2] »
Cinquante ans plus tard, Jacque Chirac lui répond en écho : « Sans l’Afrique, la France descendra au rang de puissance de troisième rang[3]. »
L’aggravation de la crise
Un simple regard sur les évolutions des importations et des exportations de l’Afrique ces dernières décennies permet de visualiser la perte d’influence économique française et européenne sur le continent. Les données de la CNUCED [Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement] indiquent ainsi que l’Union européenne comptait pour 48. 2 % dans les exportations africaines en 1995 et pour 33.2 % en 2019. Elles précisent également que 43 % des importations africaine provenaient d’Europe en 1995 contre 29.9 % en 2019[4]. Concernant la place de la France, un rapport d’Hervé Gaymard (réalisé pour le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) utilise l’expression de « déclin relatif » pour qualifier l’évolution des échanges entre l’hexagone et le continent africain. Ce rapport, dont le titre est significatif (« Relancer la présence économique française en Afrique : l’urgence d’une ambition collective à long terme »), résume comme suit la situation :
Le déclin relatif de la présence économique française sur le continent africain est à la fois massif et soudain. Ce déclin relatif est très net : les parts de marché de la France en Afrique ont été divisées par deux depuis 2001, de près de 12% à environ 6% […]. Ce déclin relatif, très net, est d’autant plus spectaculaire que le poids de la France dans le commerce total des marchandises avec l’Afrique s’était maintenu, de 1970 au début des années 2000, autour de 15%[5].
Le rapport souligne en outre que le « déclin des parts de marché françaises est particulièrement marqué en Afrique francophone [de 25 % en 2000 à 15 % en 2017]. Une étude de la COFACE [Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur] datée de 2019 précise que tous les grands secteurs d’exportation, à l’exception de l’aéronautique, sont touchés par ce « déclin relatif » : machines, appareils électriques, Pharmacie, automobile, blé[6], etc. La perte de ces parts de marché selon cette étude provient de « la fulgurante progression de la Chine […] En Afrique de l’Ouest, la percée de la Chine est encore plus notable si l’on inclut Hong Kong, qui s’est imposé comme un acteur important avec des gains de parts de marché de l’ordre de 10 points[7]. » Plusieurs seuils symboliques sont dépassés : la Chine remplace la France à la place de premier exportateur vers l’Afrique en 2007 et l’Allemagne remplace la France à la place de premier exportateur européen en 2017.
Ces quelques données mettent en exergue le fait que de nombreux pays africains ont mis à profit le contexte de « mondialisation » et la multilatéralisation du monde qui l’accompagne pour sortir du face-à-face contraint avec l’ancienne puissance coloniale. Ils ont diversifié leurs échanges en s’appuyant sur les pays dits « émergents » et en particulier sur la Chine pour desserrer le carcan de la relation de dépendance caractéristique du colonialisme et du néocolonialisme. Ils ont mis en œuvre la logique de la « concurrence libre et non faussée » de la mondialisation capitaliste en la retournant contre un de ses promoteurs importants : la classe dominante française.
Les réactions ne tardèrent pas. Elles prirent de multiples formes. En premier lieu elles s’orientèrent vers des campagnes idéologiques diverses (la Chine et les Ouïgours, la mauvaise qualité des produits chinois, le nouvel impérialisme chinois, etc.), dont le point commun est de diaboliser les concurrents actuels des entreprises françaises en Afrique. Elles prirent ensuite la forme des promesses politiques de réformes tous azimuts des rapports franco-africains : promesse de sortie de la Françafrique, reconnaissance euphémisée des massacres coloniaux, discours du « responsable mais pas coupable » à propos du génocide au Rwanda, annonce de la réforme du Franc CFA pour le remplacer par l’Eco, etc.
Elles prirent enfin la forme d’un changement de doctrine militaire pour lutter contre le « terrorisme ». Cumulée ces différentes réactions soulignent l’ampleur de la crise actuelle de l’impérialisme français, ravalé plus que jamais au rang d’impérialisme secondaire et menacé de perdre son dernier atout dans les négociations avec les autres impérialismes : son « pré-carré » africain. Le vocabulaire du rapport au ministre des affaires étrangères (« déclin relatif », « massif et soudain », « spectaculaire », « urgence », etc.) est significatif de l’importance de cette crise conduisant à un diagnostic d’alarme porteur de nombreux dangers pour la paix sur le continent africain.
La même période qui voit se déployer ce « déclin relatif » se caractérise en effet également par un changement de la doctrine militaire française. Le livre blanc de la défense de 2013 s’inquiète ainsi de la « montée en puissance des pays émergents, en particulier celle du Brésil, de l’Inde et de la Chine ». Il alerte sur le fait que ces nouveaux concurrents « ne se limitent plus aux seuls produits énergétiques et aux matières-premières ». Il met en garde également sur l’activisme du concurrent états-unien sur le continent : « [Les Etats-Unis] continuent de s’intéresser à cette zone comme en témoigne la création d’un commandement spécialisé – Africom. »
Il déduit ensuite de ce diagnostic des axes stratégiques prioritaires de défense vers « le Sahel, de la Mauritanie à la Corne de l’Afrique, ainsi qu’une partie de de l’Afrique subsaharienne [qui] sont également des zones d’intérêts prioritaires pour la France, en raison d’une histoire commune, de la présence de ressortissants français, des enjeux qu’elles portent et des menaces auxquelles elles sont confrontées ». Il conclut enfin à la nécessité d’une intervention militaire directe plus forte, plus durable et plus fréquente dans ces « zones stratégiques » :
« L’évolution du contexte stratégique pourrait amener notre pays à devoir prendre l’initiative d’opérations, ou à assumer, plus souvent que par le passé, une part substantielle des responsabilités impliquées par la conduite de l’action militaire[8]. »