Christian Laval
La légende politique voudrait que le néolibéralisme soit la doctrine qui, encore aujourd’hui, fasse pleinement droit à la démocratie et au libre marché contre tous les interventionnismes étatiques potentiellement liberticides. L’histoire contemporaine, marquée par l’effondrement du communisme dit réel, apporterait la preuve qu’il n’existe plus aucune alternative au modèle néolibéral du capitalisme, partant aucun obstacle au règne le plus complet des libertés, si n’étaient les résidus fanatiques d’un islam politisé et l’écume haineuse du ressentiment des perdants. C’est bien sous l’étendard de la Démocratie re-conquérante que les pays occidentaux développés entendent gouverner le monde. N’est-ce pas d’ailleurs ce dont ont rêvé les libéraux depuis plus d’un demi-siècle ? Tout se passerait comme si le processus d’essais et d’erreurs, selon le schéma pseudo-darwinien sous-jacent à maintes « explications » historiques, avait définitivement sélectionné les sociétés de marché au détriment des sociétés planifiées. Cette lecture héroïque du néolibéralisme auquel on attribue généreusement le triomphe des libertés sur le totalitarisme est une reconstruction fallacieuse de l’histoire. Elle oublie que le néolibéralisme est depuis ses débuts foncièrement anti-démocratique, qu’il constitue même la réfutation la plus cohérente de l’idéal de la souveraineté du peuple à l’époque moderne, même si, pour des raisons tactiques évidentes, cette dimension est souvent passée au second plan.
Le néolibéralisme est un projet de transformation sociale et institutionnelle qui met en question l’évolution de l’intervention « sociale » du gouvernement vers un Etat providence, regardée comme une dérive des formes politiques démocratiques. Tout ce qui a pris l’aspect du « social », et qui est le soubassement autant que le produit du socialisme, est la cible des politiques néolibérales.Ce domaine du « social », qui renvoie à l’ensemble des dispositifs de la protection « sociale » et aux politiques de redistribution et d’égalisation des ressources, a été instauré, selon les néolibéraux, en raison d’une fausse conception de la démocratie et par un abus des institutions qui s’en réclament. Cette fausse démocratie doit être combattue car elle conduit tout droit au totalitarisme .
On pourrait en conclure que ces politiques néolibérales entendent seulement limiter la démocratie afin qu’elle ne constitue pas une menace sur les libertés. Il s’agit de plus que cela. Il ne suffit pas de supprimer les mécanismes pervers de la démocratie qui ont conduit à ces politiques sociales, il s’agit de mettre en question la démocratie elle-même, de la constituer comme un problème, de la redéfinir.
Cette position néolibérale n’est pas le fruit d’une élaboration consécutive au développement de l’État providence après 1945. Elle est constitutive du néolibéralisme comme rationalité gouvernementale fondée sur le calcul individuel dans l’ordre concurrentiel . On oublie trop que le néolibéralisme n’est pas seulement, n’est pas d’abord une apologie de l’ordre marchand, du libre commerce, de l’enrichissement. C’est une réflexion politique sur les conditions de gouvernement d’un ordre humain composé d’individus calculateurs cherchant à maximiser leurs intérêts. Les pionniers de cette refondation politique du libéralisme, Louis Rougier, Walter Lippmann, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, tiennent clairement dans leurs écrits que la « mystique démocratique », que le règne de l’opinion, que la barbarie des masses représente le vrai danger pour le libéralisme et qu’il importe donc de penser et d’installer un dispositif institutionnel susceptible de contenir les effets pernicieux du dogme de la souveraineté populaire.
Le néolibéralisme n’est donc pas tant une doctrine de la démocratie comme pouvoir autonome du peuple, c’est une théorie des limites institutionnelles à apporter à la logique de la souveraineté populaire, dans la mesure où cette logique, lorsqu’elle n’est pas maîtrisée, est grosse du danger totalitaire . C’est pourquoi il est toujours assez vain de critiquer l’absence de contrôle démocratique sur les politiques économiques néolibérales et les institutions qui les conduisent, comme il fut bien oiseux de dénoncer le traité constitutionnel européen au prétexte qu’il « gravait dans le marbre » des principes néolibéraux qui ne seraient pas soumis loyalement à la discussion publique. Le néolibéralisme par essence nie la démocratie théoriquement et pratiquement, si l’on comprend celle-ci comme le transfert au peuple du pouvoir effectif de définir les orientations fondamentales de son organisation sociale et de son destin.
Pour le comprendre, il faut sortir de l’opposition qui a eu longtemps la force de l’évidence : démocratie ou totalitarisme, laquelle opposition constitue encore les catégories de pensée les plus usuelles du commentaire politique. Raymond Aron est l’un de ceux qui, dans le camp libéral, a donné la formulation la plus fameuse à ce conflit qui lui paraissait central dans les sociétés modernes : la démocratie, c’était avant tout le règne de principes politiques pluralistes tandis que le totalitarisme renvoyait au monopole du parti unique . Cette opposition, contemporaine de la Guerre froide, a masqué une autre opposition toute aussi importante entre deux formes et deux conceptions de la démocratie. Le courant néolibéral, renforcé ponctuellement et localement par des courants « antitotalitaires » de diverses natures et obédiences, a mené une critique constante de la « démocratie totalitaire » conçue comme « souveraineté du peuple ». Il y a sur ce point une divergence de fond entre R.Aron et F.Hayek. Si pour le premier toutes les libertés sont dignes d’être défendues, pour le second, la liberté de choix des individus dans le « jeu catallactique » étant fondamentale, on peut parfaitement admettre une diminution, voire une suppression de la liberté politique et intellectuelle pour défendre l’ordre spontané du marché. Comme le soutiendra F. Hayek, c’est une erreur d’opposer la démocratie au totalitarisme. Le terme que l’on doit opposer à ce dernier est bien plutôt celui de libéralisme. La distinction entre libéralisme et démocratie est à cet égard fondamentale : « le libéralisme est concerné par les fonctions du gouvernement et plus particulièrement par la limitation de tous ses pouvoirs. La démocratie est concernée par la question de savoir qui dirigera le gouvernement. Le libéralisme exige que tout pouvoir, et par conséquent même celui de la majorité, soit limité » .
La démocratie, si l’on sait la regarder comme une procédure de choix des gouvernants, s’oppose au mode de gouvernement autoritaire, lequel est parfaitement compatible avec le libéralisme, au point qu’il peut être même considéré comme un moindre mal. Le libéralisme en effet, qu’il soit démocratique ou autoritaire, est toujours préférable à la « démocratie totalitaire ». A cet égard, l’attitude des plus grands néolibéraux vis-à-vis de la dictature de Pinochet, qu’il s’agisse de F.Hayek ou de M.Friedman, témoigne suffisamment des conséquences politiques de leur doctrine. F.Hayek avait le mérite de la franchise lorsqu’il déclarait à un journal chilien en 1981 : « Ma préférence personnelle va à une dictature libérale et non à un gouvernement démocratique dont tout libéralisme est absent » .
La menace du peuple
L’un des livres européens les plus symptomatiques du contexte intellectuel et politique qui a vu naître le néolibéralisme est celui de José Ortega y Gasset, La révolte des masses, publié en 1927. Cet ouvrage a connu un succès considérable dans les années 30 et a inspiré maintes réflexions sur le thème de l’oppression des élites et des fortes individualités par l’homme-masse, par l’homme moyen, sans qualité, par la foule abrutie soumise aux modes et aux humeurs. J.Ortega y Gasset dénonce de façon véhémente le règne du médiocre imposé par la domination politique des masses. Il manifeste tout au long du livre son regret du vieux libéralisme dans lequel les minorités politiques et culturelles dirigeaient : « Aujourd’hui au contraire, les masses croient qu’elles ont le droit d’imposer et de donner force de loi à leurs lieux communs de café et de réunions publiques. Je doute qu’il y ait eu d’autres époques dans l’histoire où la masse soit parvenue à gouverner aussi directement que de nos jours. C’est pourquoi je puis parler d’une hyper-démocratie » . La domination « hyper-démocratique » des masses s’exprime en particulier par l’Etat omnipotent et universel.
J.Ortega y Gasset n’est qu’un parmi d’autres qui tremble de cette peur des masses si répandue dans les milieux qui se réclament du libéralisme pendant l’entre deux guerres. On pourrait ainsi montrer qu’aux thèmes « nietzschéens » très fin de siècle, s’ajoutent les innombrables considérations sur l’irrationalité des foules, sur les effets de la propagande sur l’âme des peuples, sur les mouvements erratiques de l’opinion publique. L’idée que seule une élite éclairée est à même de diriger rationnellement les économies et les sociétés était assez courante dans les milieux intellectuels libéraux, chez les philosophes comme chez les économistes. F.Hayek manifestera toujours cette méfiance des majorités oppressives, tenant, dans sa perspective évolutionniste qui lui est propre, que ce sont les minorités qui font avancer la civilisation en enseignant à la majorité comment mieux faire lors même que la majorité veut prescrire par tous les moyens possibles son opinion attardée aux minorités .
Cet anti-démocratisme néolibéral ne doit pas être confondu avec celui des courants réactionnaires, nostalgiques de l’ordre social d’Ancien régime. Il ne repose pas sur le postulat de l’inégalité de naissance des hommes, mais sur celui de leur inégale faculté à accéder à la compétence politique et intellectuelle. Les masses s’opposent aux élites en ce qu’elles ne disposent pas des moyens moraux, esthétiques, intellectuels de s’auto-diriger. Le postulat anti-démocratique a sans doute été formulé le plus clairement par L.von Mises dans son Socialisme : « les masses ne pensent pas. (…) La direction spirituelle de l’humanité appartient au petit nombre d’hommes qui pensent par eux-mêmes ; ces hommes exercent d’abord leur action sur le cercle capable d’accueillir et de comprendre la pensée élaborée par d’autres ; par cette voie les idées se répandent dans les masses. où elles se condensent peu à peu pour former l’opinion publique du temps » .
Louis Rougier, l’un des principaux organisateurs et animateurs du néolibéralisme naissant participe aussi de cette atmosphère élitiste dans lequel on peut également rencontrer des auteurs comme Gustave Le Bon ou Vilfredo Pareto. Il développera abondamment ce thème dans deux de ses ouvrages d’avant-guerre qui constituent les deux volets d’un même et unique thème : La mystique démocratique (ses origines, ses illusions) qui date de 1929 et Les mystiques économiques, Comment l’on passe des démocraties libérales aux États totalitaires, publié en 1938 . Le premier livre constitue une critique acerbe du monde démocratique à partir de thèmes très semblables à ceux développés par José Ortega y Gasset : l’irrationalité des masses, le poids de la culture utilitaire, la domination ploutocratrique, l’appel salvateur à une élite désintéressée. Le propos du second ouvrage consiste à montrer comment les démocraties libérales se muent en régimes totalitaires « par des réformes sociales inconsidérées et des interventions abusives des pouvoirs publics », encouragés par les théoriciens de la planification et du dirigisme, et qui mènent à l’établissement des dictatures.
L.Rougier part de l’idée que les deux composantes des régimes politiques modernes, les droits naturels imprescriptibles de l’individu, qui limitent le pouvoir d’Etat et la souveraineté populaire au principe de la légitimité de ce même pouvoir, ne se conjoignent pas, qu’elles entrent même en contradiction. Si la première composante peut se rapporter à Locke et la seconde à Rousseau, c’est Rousseau qui gagne à l’époque contemporaine car les masses n’entendent pas limiter le pouvoir populaire et poussent à l’étatisme contre l’individualisme.
D’où la question fondamentale pour les néolibéraux : comment limiter le pouvoir du peuple ? La réponse de L.Rougier est dénuée d’ambiguïté : il faut confier le pouvoir à une nouvelle « aristocratie »et définir un « art de gouverner » capable de mettre les autorités politiques à l’abri des masses : « L’art de gouverner implique une sagesse, une technique et une noblesse. Il implique la connaissance du passé, la préoccupation de l’avenir, le sens des possibilités, la connaissance des moyens propres à les réaliser, le sentiment des responsabilités et le souci des compétences. L’art de gouverner est, par suite, éminemment aristocratique, et ne peut être exercé que par des élites. Or la masse livrée à elle-même est tout le contraire. La masse n’a pas le sens des possibilités, car elle a une mentalité magique : elle croit que seule la trahison ou la mauvaise volonté des dirigeants les empêche de réaliser les miracles qu’elle exige d’eux. La masse est ignorante et suffisante : elle se croit omnicompétente, elle se défie des capacités des techniciens, de l’intelligenzia, et, volontiers, elle fait sien le mot terrible du tribunal révolutionnaire demandant la tête de Lavoisier : « la République n’a pas besoin de savants ». »
Ces masses impatientes et brutales, primitives et grégaires, matérialistes et nationalistes ont brisé « cette merveilleuse machine à calculer qu’est le mécanisme des prix qui résout automatiquement le système d’équations dont dépend l’équilibre économique » . C’est qu’il y a une contradiction insurmontable pour ce philosophe, seul membre français du Cercle de Vienne, entre ce mécanisme et la mentalité magique des masses, lesquelles veulent contrôler, maîtriser, asservir l’économie comme s’il s’agissait d’une chose dont elles pouvaient disposer à leur guise et pour leur satisfaction par la planification, la nationalisation, la redistribution des revenus : « A la compréhension des lois de l’équilibre économique, les masses semblent particulièrement rebelles et c’est pourquoi le conflit n’a jamais été plus grand que de nos jours entre la politique économique, budgétaire et monétaire des Etats, sous la pression des masses électorales et les avertissements réitérés des professeurs d’économie politique et de science financière ».
Contre le « gouvernement des masses » qui est « une contradiction dans les termes comme le serait une école où les écoliers feraient la loi » , il faut mettre en place un État fort qui ne plie pas devant les revendications sociales. Il faut plus encore : il faut un système politique qui ne laisse aucune chance au règne des masses de dérégler l’ordre de la concurrence. L.Rougier tient que « si les démocraties veulent se sauver, il faut qu’entre les deux principes : le principe de la limitation des droits de l’Etat par la reconnaissance de ceux de l’individu et le principe de la souveraineté populaire, elles optent en faveur du premier et le mettent à la base du droit constitutionnel et du droit civil »(…) Ceci ouvre, comme on le verra plus loin, un vaste espace à la réforme politique indispensable, qui doit d’abord porter sur la constitution. Il s’agit d’empêcher de façon définitive les masses de perturber par leur pensée magique l’ordre du marché.
La critique de la « démocratie totalitaire »
Mais avant d’en venir aux solutions institutionnelles néolibérales, voyons comment les néolibéraux analysent la dérive des démocraties occidentales. Il y a deux interprétations de la démocratie, deux voies possibles selon les néolibéraux, la mauvaise et la bonne. La première est celle qui voit dans le peuple la source de la souveraineté, légitimité qui confère au gouvernement la capacité d’intervenir de façon illimitée dans les affaires de la collectivité en fonction des majorités électorales. La seconde est celle qui voit dans la démocratie une manière de sélectionner les dirigeants sans violence et à limiter leur pouvoir afin de garantir les libertés personnelles. F.Hayek, qui sera le principal théoricien néolibéral d’après guerre, donne de la démocratie libérale la définition suivante : « La véritable valeur de la démocratie est de constituer une précaution sanitaire nous protégeant contre l’abus du pouvoir. Elle nous fournit le moyen d’écarter une équipe de gouvernants et d’essayer d’ en trouver une meilleure. (…) Mais ce n’est pas, de loin, la plus haute valeur politique de toutes, car une démocratie sans limites pourrait bien être quelque chose de pire que des gouvernements limités autres que démocratiques. »
Cette opposition entre les deux voies de la démocratie est essentielle à la stratégie néolibérale. F.Hayek, qui suit sur ce point L.Rougier et W.Lippmann ( auxquels il a beaucoup emprunté sans toujours le leur reconnaître), est persuadé que la démocratie mène au socialisme, qu’elle contient en elle les germes de la « démocratie totalitaire » du fait de la double croyance dans la souveraineté populaire et dans la justice sociale, deux mythes qui ont progressivement débridé la puissance publique et mis en grave danger l’ordre spontané de la société. Cette analyse de la disjonction trouve pour une large part ses arguments dans des travaux d’historiens qui ont revisité, bien avant François Furet, les racines de la démocratie totalitaire dans le XVIIIe siècle et, plus spécialement dans la philosophie de la Révolution française. J.L Talmon, dans The Origins of Totalitarian Democracy, soutient l’hypothèse que l’Occident a élaboré et poursuivi deux voies distinctes de la démocratie, la voie libérale qui fait passer avant toute autre valeur la liberté de l’individu, c’est-à-dire l’absence de coercition, et une voie totalitaire, qui donne à la souveraineté populaire un pouvoir absolu pour réaliser un ordre naturel supposé harmonieux. Toute l’histoire occidentale jusqu’au fascisme et au communisme est vue comme l’affrontement des deux voies de la démocratie et la menace permanente d’une victoire de la « démocratie totalitaire » sur sa version libérale. La leçon morale et politique à en tirer dit J.L Talmon est élémentaire : « l’idée d’un credo absolu et universel est incompatible avec la liberté » .
La première voie de la démocratie que l’on peut appeler « démocratie limitée » ou « démocratie néolibérale » tient la démocratie pour une simple procédure de sélection des dirigeants, la meilleure sans doute, mais qui ne fait pas un idéal absolu de la souveraineté du peuple. La démocratie-procédure doit être jugée sur son résultat pratique, pas sur les valeurs qui la fondent prétendument. Elle est une méthode, rien d’autre : « Si solide que soit le plaidoyer général pour la démocratie, elle n’est pas une valeur ultime et absolue. Elle doit être jugée sur ce qu’elle peut réaliser. C’est probablement la meilleure méthode pour aboutir à certaines fins, elle n’est pas une fin en soi » .
La valeur suprême doit rester toujours la liberté individuelle, laquelle passe avant la liberté politique, c’est-à-dire avant la participation des hommes aux choix de leurs dirigeants. Lorsqu’on dit qu’un peuple est libre, c’est pour F.Hayek une « transposition du concept de liberté individuelle à des groupes d’hommes considérés comme un tout ». C’est là une source de confusion historiquement grave car, comme il le remarque encore, « un peuple libre en ce sens-là n’est pas nécessairement un peuple d’hommes libres » . Un individu peut être opprimé dans un système démocratique, comme il peut être libre dans un système dictatorial.
F.Hayek se livre à une attaque féroce contre les formes contemporaines de la revendication démocratique. L’histoire de la démocratie est l’histoire d’une illimitation des assemblées représentatives. La raison en est simple. Elle tient à l’idéologie autant qu’à la pratique. L’idée de souveraineté populaire favorise l’abus de l’exercice du pouvoir. C’est la conception constructiviste type qui confond l’ origine du choix des représentants et leur champ légitime d’exercice du pouvoir, comme elle confond, selon les préceptes du positivisme juridique, le juste des décisions issues d’une majorité quelconque. Une majorité ne fait pas le juste, elle ne conduit pas à réaliser un « bien commun ». Pratiquement, une majorité pour être réélue doit enfreindre toutes les limites qu’elle peut par ailleurs approuver, en particulier celles qui sont liées au respect de la liberté individuelle. L’histoire politique le montre, selon Hayek : , les majorités « libérales » ont fait des politiques de gauche redistributrices et keynésiennes, obligées qu’elles étaient de se maintenir au pouvoir. Ce que l’on appelle « tyrannie de la majorité » est en réalité le plus souvent une coalition d’intérêts sur le « marché politique » dont l’effet est la distribution de privilèges à certains groupes puissants ou menaçants au détriment d’autres groupes, un échange permanent d’avantages contre des concessions. On n’a peut-être pas suffisamment remarqué que, selon F.Hayek, pour qu’une société de marché soit viable, cela suppose que la politique ne soit plus un marché.
La souveraineté du peuple est donc un masque au marchandage des intérêts collectifs peut-être mais particuliers. La démocratie, en ce sens, se transforme en un « fétiche verbal affublant d’un reflet de légitimité n’importe quelle exigence d’un groupe désireux d’infléchir certains traits de la société dans une direction qui lui soit avantageuse », affirme Hayek . Ce que l’on appelle démocratie aujourd’hui est une sorte de viol permanent du droit ( au sens où pour lui, le nomos est essentiellement le droit privé) qui se manifeste par la volonté d’un groupe d’imposer ses intérêts aux dépens des intérêts individuels : « Il semble que partout où les institutions démocratiques ont cessé d’être tenues par la tradition de suprématie du droit, elles aient conduit non seulement à la « démocratie totalitaire » mais, au bout d’un temps à une « dictature plébiscitaire » . La démocratie réelle est proprement une dictature d’intérêts collectifs particuliers au détriment des intérêts individuels universels, les seuls légitimes en régime libéral. Cette dictature des groupes de pression, et parmi eux, surtout des syndicats, se traduit par des décrets, qui, même s’ils ont l’apparence et le nom de lois, ne sont que des règles d’organisation visant des résultats particuliers, alors qu’une loi est par essence une règle générale abstraite, c’est-à-dire indépendante de ses multiples applications particulières imprévisibles. Au total, le résultat n’est pas nécessairement ce que veut la majorité. Ce régime de corruption généralisée « ne produit pas ce que veut la majorité, mais ce que chaque fraction composante de la majorité doit concéder aux autres pour obtenir leur appui à ce qu’elle-même désire » .
Cette dérive « totalitaire », que constitue la mise en œuvre du programme social d’après-guerre, tient à ce que l’on a confondu démocratie et égalité, règle générale et objectifs sociaux particuliers à atteindre (égalité des chances à l’école, dans l’emploi, égalisation des revenus, des conditions de travail). Cette tendance au marchandage généralisé et à l’intervention gouvernementale sur des objectifs particuliers a été favorisée par le mythe de la « justice sociale ». C’est ce mythe qui pousse à accorder foi à l’idée que chacun devrait recevoir son dû en fonction de son mérite puisqu’en effet, l’ordre du marché ne peut en aucun cas garantir que le plus méritant aura plus que le moins méritant. C’est l’idée de justice distributive qui doit être remise en question, faute de quoi l’on demandera à la société ou au pouvoir institué de parvenir à une répartition « juste ». F.Hayek comme on le sait est de ceux qui n’entendent pas mélanger le résultat de la compétition et la morale. Or, à ses yeux, le marché n’a précisément rien à voir avec la morale, il a à voir avec la liberté individuelle, valeur suprême, qui ne saurait être contestée par aucun principe collectif : « Dans une société d’hommes libres, il ne peut exister des principes de conduite collective obligatoires pour l’individu. Ce que nous avons pu réaliser, nous le devons à ce que les individus se sont vu garantir : la faculté de se créer pour eux-mêmes un domaine protégé (leur » propriété ») dans l’enceinte duquel ils puissent mettre en œuvre leurs aptitudes à des fins choisies par eux. »
Cette idée morale du partage juste supposerait une autre société que la société libérale, remarque F.Hayek lucidement : « L’on ne se rend pas assez compte que pour donner à l’expression un contenu intelligible, il faudrait effectuer un changement complet du caractère d’ensemble de l’ordre social, et sacrifier plusieurs des valeurs qui ont jusqu’ici régi ce système. Cette transformation d’une société en une autre foncièrement différente est en train de s’opérer peu à peu, et sans que nous ayons conscience du résultat auquel elle doit aboutir. Parce que les peuples ont cru qu’ils pourraient ainsi réaliser quelque chose appelé « justice sociale », ils ont remis aux mains de leurs gouvernements des pouvoirs que les dirigeants ne peuvent maintenant refuser d’employer, pour satisfaire les revendications d’une foule toujours accrue d’intérêts particuliers qui ont appris à se servir du « sésame ouvre-toi » ! » de la justice sociale » .
Ces pratiques de marchandage et ces « superstitions » de la souveraineté et de la justice sociale ont donné naissance aux politiques économiques et sociales actives, à l’administration de l’État-providence, au monopole étatique sur certains services comme la poste ou les transports, à l’essor des authentiques exploiteurs que sont les syndicats. Le pouvoir politique, faute de résister à ce chantage permanent, devient un esclave qui devient à son tour oppressif. Il est comme « un rouleau compresseur conduit par un ivrogne » .
En somme, les démocraties occidentales sont devenues de plus en plus ingouvernables, comme le tiendra la Commission trilatérale dans le fameux rapport n ° 8, présenté à Kyoto en mai 1975, et qui s’intitulait The Crisis of Democracy. Samuel P. Huntington y affirmait cette idée typiquement néolibérale « Nous en sommes arrivés à reconnaître qu’il y a des limites potentiellement désirables à la croissance économique. Il y a aussi des limites potentiellement désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique » . Elles sont également devenues économiquement inefficaces dans la mesure où cette démocratie illimitée détruit le marché et les relations de concurrence qui sont les plus à même de faire valoir les solutions les efficaces. L’action des syndicats est dénoncée comme étant redoutablement destructrice de l’esprit d’entreprise et de l’ordre de marché : « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire. »
Cette ingouvernabilité progressive et cette inefficacité croissante des démocraties sociales en route vers la servitude totalitaire peuvent être enrayées si l’on change de voie, c’est-à-dire si les législateurs cessent de trop gouverner en prenant des mesures concrètes adaptés à des cas particuliers et s’en tiennent à légiférer en produisant des règles générales.
La possible et même probable disjonction de la démocratie et du marché impose une rupture politique permettant d’instaurer une « constitution de la liberté » . La solution consiste à reconstruire les institutions politiques de sorte à ce que le gouvernement et le législateur soient tenus de respecter des règles générales de juste conduite sans jamais pouvoir en sortir. La démocratie procédurale aura pour principe la limitation du champ d’exercice de la souveraineté du peuple.
Le gouvernement fort
Un gouvernement socialement interventionniste est faible car en proie aux luttes des intérêts privés pour s’emparer des leviers politiques. Il faut donc une autorité « au-dessus de la mêlée ». L.Rougier a posé les buts du néolibéralisme, que d’autres déploieront théoriquement et pratiquement après lui : « Il faut que les démocraties se réforment constitutionnellement de façon à ce que ceux auxquels elles confient les responsabilités du pouvoir se considèrent non comme les représentants des intérêts économiques et des appétits populaires, mais comme les garants de l’intérêt général contre les intérêts particuliers ; non comme les instigateurs des surenchères électorales, mais comme les modérateurs des revendications syndicales ; se donnant pour tâche de faire respecter par tous les règles communes des compétitions individuelles et des ententes collectives ; empêchant que des minorités agissantes ou des majorités illuminées ne faussent en leur faveur la loyauté du combat qui doit assurer, pour le bienfait de tous, la sélection des élites. Il faut qu’elles inculquent aux masses, par la voix de nouveaux instituteurs, le respect des compétences, l’honneur de collaborer à une œuvre commune » .
Louis Rougier est sans doute celui qui a le mieux articulé cette position anti-démocratique et la nécessité d’une refondation du libéralisme.Ses deux ouvrages, La mystique démocratique et Les mystiques économiques de ce point de vue n’en font qu’un. La stratégie néolibérale est en effet éminemment politique : il ne s’agit pas seulement de bonne ou de mauvaise politique économique, il s’agit de construire un ordre politique hors d’atteinte de la « souveraineté populaire », dans lequel l’autorité politique s’imposera à tous les intérêts particuliers qui voudraient « dérégler la machine » : « Qui veut revenir au libéralisme devra rendre aux gouvernements une autorité suffisante pour résister à la poussée des intérêts privés syndiqués, et on ne leur rendra cette autorité par des réformes constitutionnelles que dans la mesure où l’on aura redressé l’esprit public en dénonçant les méfaits de l’interventionnisme, du dirigisme et du planisme, qui ne sont trop souvent que l’art de dérégler systématiquement l’équilibre économique au détriment de la grande masse des citoyens-consommateurs pour le bénéfice très momentané d’un petit nombre de privilégiés, comme on le voit surabondamment par l’expérience russe » .
Cette exigence d’un État fort au-dessus des intérêts particuliers sera la marque de fabrique du néolibéralisme jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qui le caractérise depuis son commencement et ce qui est au principe de ses modalités d’application pratique. Walter Lippmann, qui fut l’une des figures éminentes de ce mouvement de pensée depuis la parution de sa Cité libre, a d’abord été un analyste critique de la mutation politique et intellectuelle qu’ont connue les pays occidentaux et surtout les Etats-Unis, qui accordait à l’opinion publique un rôle dirigeant dans la définition des politiques à conduire . Ces réflexions des années 20 inspirent son « libéralisme constructeur » de la décennie suivante et ses conclusions d’après guerre sur le caractère potentiellement ingouvernable des démocraties. La ligne de pensée reste toujours la même : pour W.Lippmann, comme pour les autres néolibéraux, un Etat qui intervient beaucoup est un Etat faible. Le Big Government ne peut pas agir, c’est un géant ligoté par les lilliputiens. Si les intérêts des groupes particuliers l’emportent c’est qu’ils ont trop d’influence par le biais de l’opinion publique, laquelle constitue non la force mais la faiblesse congénitale des démocraties. Or, il importe de laisser les gouvernants gouverner dans l’intérêt général, surtout quand il en va de décisions graves, comme celles qui concernent la guerre ou la paix. Se voulant fidèle à Jefferson, W.Lippmann voudrait limiter le pouvoir du peuple à la nomination des gouvernants. Le peuple doit nommer qui les dirigera, non pas dire ce qu’il faut faire à tout instant. Mais il est suffisamment averti pour savoir que s’est imposé plutôt dans les pays de tradition anglo-saxonne la théorie démocratique de Bentham (et dans une moindre mesure celle de JS Mill), selon laquelle les gouvernants doivent suivre l’avis majoritaire, expression des intérêts du plus grand nombre. C’est ce dogme de l’opinion majoritaire qui empêche tout gouvernement de prendre les mesures courageuses qui s’imposent (surtout celles qui heurteront les intérêts de la majorité), et qui le fait aller plus volontiers dans le sens de ce qui est le plus agréable et le moins pénible pour les masses. Pour les néolibéraux, si la souveraineté du peuple est dangereuse, la solution c’est la souveraineté du droit .
On ne protégera pas le gouvernement exécutif des interférences capricieuses des populations, cause de l’affaiblissement et de l’instabilité des régimes démocratiques, en revenant au non-gouvernement prôné par les dogmes du laisser faire. L’illusion de la grande époque libérale du XIXe siècle jusqu’en 1914 ou 1917 était que le gouvernement n’avait rien à faire : « aussi longtemps que la paix semblerait assurée, le bien public résiderait dans l’agrégat des transactions privées. On n’avait pas besoin d’un pouvoir qui dépassât les intérêts particuliers et les maintînt dans un ordre donné en les dirigeant.Tout ceci, nous le savons maintenant, n’était que le rêve d’un jour de beau temps exceptionnel Le rêve s’acheva lorsque survint la première guerre mondiale » .
C’est la conception que l’on trouve dans les travaux de la trilatérale, c’est celle que l’on a trouvé plus récemment encore dans les conceptions gouvernementales d’un R.Barre, qui s’accordaient avec la conception gaulliste d’un Etat « au-dessus des partis ». C’est bien ainsi que l’avait également entendu d’ailleurs un libéral aussi convaincu que Jacques Rueff. De Gaulle dans ses Mémoires tient à souligner que le plan Rueff de 1958 était la voie du salut commun contre les intérêts particuliers des « féodalités » parce qu’il redessinait un cadre monétaire et commercial nouveau .
Mais l’affirmation déclamatoire de la nécessité d’un pouvoir fort face aux intérêts organisés pose de redoutables problèmes lorsqu’on veut maintenir la procédure démocratique de nomination des dirigeants. Comme le dit encore F.Hayek, « Le bornage efficace du pouvoir est le plus important des problèmes de l’ordre social » . Les seuls intérêts légitimes à prendre en compte par le droit sont des intérêts de l’individu protégés et bornés à la fois par des « règles universelles de juste conduite ». Ces règles formelles constituent la limite absolue à ne pas outrepasser dans l’exercice du pouvoir législatif et gouvernemental par l’instance politique représentative.
Tout l’effort de F.Hayek consistera donc à édifier un dispositif institutionnel capable de contenir toute demande d’intervention politique qui outrepasserait la règle universelle de défense des droits privés. Pour éviter cette dégénérescence de la démocratie réelle, F.Hayek s’est ainsi employé à définir un système politique fondé sur un principe de limitation de l’action publique qu’il appelle la démarchie pour éviter l’emploi d’un mot « souillé par un abus prolongé » . Dans ce nouveau système constitutionnel, que nous ne pouvons ici décrire en détail, le pouvoir effectif du peuple consiste, par la médiation de représentants au champ de compétences soigneusement délimité, à poser les règles générales sur lesquelles il doit s’accorder . Une assemblée de sages raisonnables ( les nomothètes) d’âge mûr (plus de 45 ans) élus par des électeurs du même âge déterminera les règles générales auxquelles doivent être soumis les individus. Cette assemblée législative est séparée d’une assemblée gouvernementale chargée du pouvoir exécutif. Une clause fondamentale régira l’ensemble du dispositif constitutionnel, qui dira que nul ne peut être empêché d’agir qu’en vertu des règles générales.
L’impossible alternative
Le néolibéralisme considère la dynamique démocratique comme le développement possible du totalitarisme si elle n’est pas formellement bridée. L’Etat-providence est le résultat d’une erreur conceptuelle portant sur la démocratie moderne qui consiste à donner des buts sociaux et moraux à la souveraineté du peuple. Toute définition substantive de la démocratie telle que « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » ou même « l’amélioration du niveau de vie de la population » engendre nécessairement une coercition illégitime. La « démocratie » seule admissible pour le néolibéralisme se confond avec le droit particulier des individus à ne pas voir leur champ d’action propre violé par d’autres et en particulier par l’Etat. Le droit privé l’emporte sur les contenus de la volonté collective, lesquels n’ont d’ailleurs aucune autre raison d’être dans un système social où chacun poursuit ses finalités individuelles sans comparaison et sans combinaison avec celles des autres, hormis les transactions contractuelles qui les servent.
Le néolibéralisme, dans sa dimension constitutionnelle trop souvent négligée par ceux qui prétendent s’y opposer, vise à créer un cadre indiscutable, irréformable, indisponible, indépassable. « L’ordre libre » du capitalisme occupe la place symbolique du dogme intouchable. Cette sacralisation tend à empêcher toute alternative à l’ordre du marché, et même tout conflit portant sur les règles fondamentales qui régissent l’ordre social. Telle est exactement la signification de la « démarchie » selon Hayek : « Une fois reconnu clairement que le socialisme, tout autant que le fascisme ou le communisme, conduit inévitablement à l’Etat totalitaire et à la destruction de l’ordre démocratique, il est incontestablement légitime de se prémunir contre un dérapage involontaire dans un système socialiste, au moyen de dispositions constitutionnelles qui ôtent au gouvernement des pouvoirs discriminatoires de contrainte, même là où l’on pourrait un temps croire généralement que c’est pour une bonne cause » . Le capitalisme, inscrit dans la constitution, protégé par la « clause fondamentale », deviendra alors l’horizon éternel des individus, qui ne pourront même pas concevoir la possibilité d’une autre société. S’il peut certes y avoir rivalité dans la conquête des places, et donc un certain jeu d’opposition entre élites politiques, cette opposition ne pourra dépasser les bornes de l’ordre institué du marché. Les seuls opposants autorisés sont ceux qui ne s’opposent pas vraiment au marché ou que l’on peut contenir et soumettre jusqu’à les faire consentir à l’ordre du marché. Comme le remarque Stéphane Longuet, « Le libéralisme, une fois pleinement instauré n’est plus soumis à discussions : des mécanismes institutionnels doivent empêcher tout retour en arrière. Tout concourt à réduire le domaine de la discussion politique. L’hostilité au marché et donc au libéralisme ne relève pas d’un choix politique ou philosophique particulier, mais d’un mauvais exercice de la raison. Il faut combattre les adversaires du libéralisme ou les convaincre mais la démocratie ne peut conduire à leur laisser modeler les institutions sociales » . Les syndicats doivent être réduits dans leur puissance de nuisance. La gauche dans son ensemble doit être contrainte d’accepter l’ordre du marché. Pour l’heure, dit Hayek, elle en constitue la menace principale : « Une interprétation constructiviste erronée de l’ordre de la société, combinée avec une compréhension fautive du concept de justice, représente désormais le plus menaçant des dangers pour l’avenir non seulement quant à la prospérité, mais aussi à la morale et à la paix. Personne ne peut, s’il ouvre les yeux, mettre en doute plus longtemps que la menace pour la liberté personnelle vienne principalement de la gauche non en raison des idéaux auxquels elle s’attache, mais parce que les divers mouvements socialistes sont les seuls vastes corps organisés qui, pour des buts séduisant le grand nombre, entendent imposer à la société une structure préconçue. Il en découle forcément la disparition graduelle de la responsabilité individuelle ; et déjà ont été progressivement écartées, l’une après l’autre, la plupart des sauvegardes de la liberté individuelle qu’avait édifiées au long des siècles l’évolution du droit » .
Soumettre la gauche par la dictature ou la domestiquer en lui faisant accepter l’ordre spontané du marché comme l’horizon indépassable, tel est le dilemme néolibéral. On sait que c’est la première voie qui a dominé les années 70 dans un certain nombre de pays, en Amérique latine notamment, et que c’est la seconde qui a triomphé les années 90 dans la plupart des pays, en Europe particulièrement.
Le néolibéralisme, sous cet angle, a gagné politiquement. La situation semble à la plupart irréversible.Les interconnexions marchandes se sont maintenant étendues à l’ensemble du monde, diminuant d’autant les possibilités d’action des États pour faire prévaloir aux dépens des finalités privées des buts communs. Les conflits économiques et sociaux ne sont plus apparemment que des résistances à l’expansion des jeux ouverts de la concurrence généralisée ; quant aux conflits « culturels », ils s’inscrivent aisément dans la « société des hommes libres » où chacun peut mener la vie qu’il veut. Certains voudraient croire qu’il existe encore des tentatives de « troisième voie » telle la voie européenne inspirée des ordolibéraux allemands ou la voie britannique d’une « sociale-démocratie » rénovée . C’est bien ce que met en doute F.Hayek, pour qui la « troisième voie » ne peut être qu’un masque trompeur : soit elle cache une acceptation du marché qui n’ose s’avouer, soit elle voile une marche honteuse au totalitarisme .
A partir du moment où le capitalisme est érigé en norme absolue, le cadre dans lequel peuvent s’exercer les droits des citoyens est nécessairement restreint. Pour utiliser un autre langage, les classes sociales peuvent bien manifester des intérêts divergents, le principe même qui fonde l’existence des classes et leur inégalité originelle ne peut être mis en cause. Le néolibéralisme n’est pas seulement un « anti-socialisme radical », il est aussi un anti-démocratisme fondamental. Il met en question la capacité d’un peuple à s’autogouverner en dégageant une « volonté collective ». Le peuple ne peut s’autogouverner complètement car il ne peut attenter à des règles fondamentales, qu’il ignore généralement, et qui sont, pour F.Hayek, le produit d’une évolution irréversible. Ces règles sont celle de la liberté individuelle définie par des droits particuliers, dont celui de la propriété sur les biens. Ce dont il n’est plus question de discuter. Dans l’ordre néolibéral, la démocratie n’est pas l’espace de lutte des intérêts entre eux, la forme politique d’une division sociale reposant sur l’inégale répartition des biens, elle est au contraire la soumission de tous à une distribution que personne n’a voulue et ne doit contester. Il ne reste à chacun qu’à « jouer le jeu » comme il l’entend avec la donne initiale qu’il a reçue en propre. C’est ce que les néolibéraux appellent un ordre juste.
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