Le 10 décembre 2020, le prix le plus prestigieux au monde – le prix Nobel – a été attribué à la plus importante organisation humanitaire internationale : le Programme alimentaire mondial (PAM). L’occasion d’interroger le fonctionnement de l’humanitaire et la place qu’il occupe dans l’imaginaire occidental.
Annoncé début octobre 2020, remis publiquement deux mois plus tard, le prix Nobel de la paix consacre le Programme alimentaire mondial (PAM) « pour ses efforts de lutte contre la faim », dans un contexte caractérisé par les conflits armés et la pandémie. Mais, des considérations « stratégiques » ont également joué. Alors que 2020 marquait le 75e anniversaire de l’ONU, l’insécurité alimentaire se renforce à l’échelle mondiale et les Nations unies s’affaiblissent ; « l’arrivée de la pandémie causée par le covid-19 a contribué à rendre ces deux questions plus complexes » [1]. À quelques semaines des élections états-uniennes, il s’agissait donc aussi de mettre en avant le multilatéralisme, mis à mal par le président Donald Trump. La présidente du Comité Nobel norvégien, Berit Reiss-Andersen, a ainsi affirmé que le PAM « représente exactement le type de coopération et d’engagement internationaux dont le monde a cruellement besoin aujourd’hui » [2].
Appelant à « tourner les yeux du monde vers les millions de personnes qui souffrent de la faim ou qui sont menacées par la faim », le Comité Nobel entendait, à travers le PAM, récompenser l’action humanitaire de l’ONU, et soutenir la paix, tant celle-ci est liée à la sécurité alimentaire. Cette dernière est, en effet, un instrument de paix, alors que la faim est régulièrement utilisée comme arme de guerre. Des voix, surtout issues du Sud, se sont pourtant élevées pour contester le choix du PAM pour le prix Nobel. Étaient doublement mises en cause l’organisation elle-même et la lecture humanitaire qui était faite de la faim dans le monde.
POIDS LOURD HUMANITAIRE
Selon les statistiques de l’ONU, entre 2009 et 2018, le PAM a été le premier destinataire mondial des financements de l’aide humanitaire. Durant ces dix années, il a ainsi reçu près de 48 milliards de dollars (un peu moins de 40 milliards d’euros), soit 25% du total [3]. De manière compréhensive, le fait que le Nobel de la paix, doublé d’un chèque de 10 millions de couronnes (près de 950 000 euros), soit attribué à la plus riche organisation onusienne, a fait grincer des dents. Au vu de sa notoriété et de son financement, le PAM avait-il réellement besoin de cet argent et de cet encouragement ? Ce prix n’aurait-il pas pu être mieux utilisé, au bénéfice d’un candidat plus exposé et vulnérable ?
Plus grand organisme humanitaire au monde, le PAM emploie près de 20 000 personnes dans le monde entier, et dispose d’une flotte de 5 600 camions, 30 navires et 100 avions. Avec un budget, en 2019, de 8 milliards de dollars (7 milliards d’euros), il est venu en aide à 97 millions de personnes dans 88 pays, en livrant « 4,2 millions de tonnes de produits alimentaires, soit l’équivalent du poids de 840 000 éléphants d’Asie » [4]. Par son ampleur et sa machinerie, l’organisation est emblématique de ce que certains nomment « l’industrie humanitaire ».
La gestion des ressources humaines du PAM est alignée sur la grille des salaires des agences onusiennes. Outre les frais de déplacement, les allocations familiales et de logement, ainsi que les multiples autres bénéfices, le directeur exécutif et les fonctionnaires de rang supérieur du PAM sont très confortablement rémunérés. Mais, en réalité, la majorité du personnel du PAM n’est pas constituée de fonctionnaires internationaux, mais de personnes avec des contrats temporaires (ils représentaient 57% des ressources humaines en 2016 [5]) : fonctionnaires et agents locaux, consultant.es, etc. [6] L’existence, au sein d’une même institution, de plusieurs statuts pour des personnes, dont nombre d’entre elles exercent le même type d’activités, accentuant les différenciations et inégalités, est source de frustrations et de tensions.
Cette relation de travail problématique croise une insuffisante prise en compte des rapports de genre. L’évaluation de la « Politique genre (2015-2020) » du PAM soulignait le manque de systématicité, tant dans l’assistance alimentaire qu’au niveau organisationnel (les femmes ne représentent que 26% des plus hauts cadres [7]). À cela vient s’ajouter ce qui semble s’apparenter à une culture de la discrimination. Ainsi, selon un rapport confidentiel de 2019, les hauts responsables du PAM « ont abusé de leur autorité, commis ou permis des actes de harcèlement, exercé une discrimination à l’encontre des femmes et des minorités ethniques, et exercé des représailles à l’encontre de ceux qui ont protesté ». Sur les plus de 8 000 employé.es qui ont répondu à l’enquête, 35% ont déclaré avoir été victimes ou témoins d’une forme d’abus d’autorité, et 29% d’une forme de harcèlement [8].
Enfin, suite à la répétition des scandales de viols dans les zones d’intervention par les acteurs humanitaires, des mesures ont été prises par le PAM comme par l’ensemble des ONG et agences onusiennes ; principalement en termes de formation et de dispositifs pour informer et porter plainte. Leur efficacité réelle est sujette à caution et, de toutes façons, très en-deçà de ce qui est nécessaire, comme le démontre, encore récemment, les accusations de plus de 50 femmes de la République démocratique du Congo (RDC). Celles-ci dénoncent des abus et l’exploitation sexuelle de membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’ONG commis entre 2018 et 2020 lors de la crise d’Ebola [9].
UN RÉVÉLATEUR
Le fonctionnement du PAM est un révélateur de la logique humanitaire. En termes de concentration et d’asymétries tout d’abord. Principal récepteur du financement humanitaire international, le budget du PAM n’a cessé d’augmenter. Mais moins que les besoins. Ainsi, en 2019, l’institution disposait de 8 milliards de dollars, soit le double de son budget de 2012. Cependant, le coût opérationnel pour répondre aux besoins était estimé à 4,8 milliards de dollars, en 2012, et à 9,8 milliards de dollars, en 2019 [10]. L’écart se creuse donc.
L’essentiel des ressources du PAM proviennent en réalité de quelques États (en 2019, « comme les années précédentes, le plus gros des financements – 86% du montant total des contributions – provenait de gouvernements [11] ») dont, au premier chef, et de loin, les États-Unis. Ces derniers constituent d’ailleurs le premier bailleur de l’institution depuis trente ans. En 2020, les États-Unis représentaient un peu plus de 44% du financement total du PAM. Avec l’Allemagne, ils concentrent plus de la moitié (58%) de son financement. L’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Union européenne (UE) pèsent, ensemble, plus de 27% dans le budget 2020 du PAM. Il s’agit d’une tendance lourde. Entre 2017 et 2019, la part des États-Unis, de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et de l’UE dans le budget du PAM s’élève à 71% [12].
Or, à cette concentration au niveau des bailleurs correspond une focalisation sur un nombre limité de pays d’intervention. Près des deux-tiers des dépenses directes totales du PAM en 2019 ont été affectés dans dix pays. La moitié d’entre eux se situent au Moyen-Orient – région qui concentre 40% de ces dépenses –, quatre autres (Soudan, Soudan du Sud, Somalie, Éthiopie) se trouvent en Afrique de l’Est – 21% des dépenses – et la RDC constitue le dixième pays de la liste.
Le PAM est représentatif de la dynamique de l’aide humanitaire internationale. Entre 2015 et 2018, le budget humanitaire global est passé de 26,3 à 31,2 milliards de dollars (de 21,6 à 25,6 milliards d’euros). En 2019, pour la première fois depuis 2012, le financement a baissé par rapport à l’année précédente pour atteindre 29,6 milliards de dollars (24,3 milliards d’euros), dont plus de la moitié provenait des États-Unis, de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et de l’UE. Près d’un quart de cet argent était destiné au Yémen et à l’Irak. La Syrie est la principale ou deuxième destination de l’aide humanitaire depuis 2012 ; le Yémen depuis 2015. Cela fait près de vingt ans que la Palestine, l’Éthiopie et la RDC sont dans le top 10 ; depuis 2012, pour le Liban et le Sud Soudan ; depuis 2014, pour l’Irak.
Loin donc de l’image d’interventions d’urgence, l’humanitaire est d’abord et avant tout confronté à des crises complexes de longue durée, le plus souvent, directement ou indirectement, liées à un conflit armé. Les crises de grande envergure ont tendance à capter les financements et l’attention médiatique – et les premières sont aussi fonction de la seconde –, au détriment d’une multiplicité de situations problématiques, qui demeurent largement hors-champ (les « crises oubliées »).
Selon le dernier rapport du PAM, « jamais depuis 2011 il [le PAM] n’avait eu à faire face à un nombre aussi élevé de situations d’urgence » d’une telle gravité, « de nombreux pays demeurant pris au piège de conflits de longue date ou récurrents, de phénomènes météorologiques extrêmes ou d’une récession économique ». Et le coronavirus est venu encore aggraver la situation. « La pandémie de covid-19 s’ajoute aux conflits, au changement climatique et aux difficultés économiques et exacerbe les problèmes de faim dans le monde » [13].
COMBATTRE LA FAIM
La faim dans le monde s’est aggravée pour la troisième année consécutive. Près de 822 millions de personnes étaient sous-alimentées en 2019. Fin octobre 2020, le PAM et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) émettaient une alerte précoce concernant vingt pays, susceptibles dans les prochains mois d’être confrontés à des pics d’insécurité alimentaire [14]. Étaient en situation d’insécurité alimentaire aigüe, en 2020, 9,3 millions de personnes en Syrie, 6,7 millions en Éthiopie, 4 millions en Haïti, 3,2 millions dans le Sud du Yémen et 21,8 millions de personnes en RDC ; « le nombre le plus élevé jamais enregistré pour un seul et même pays ». Et les prévisions pour 2021 n’étaient guère encourageantes : si le nombre de personnes, en RDC, devrait baisser sous la barre des 20 millions, il augmenterait en Haïti de 10% et de plus de 60% en Éthiopie.
Au vu de cette situation et des sombres perspectives, l’opportunité du prix Nobel accordé au PAM ressort avec évidence ; comme alerte et comme invitation à combattre l’insécurité alimentaire. Encore convient-il de ne se tromper ni d’armes ni de combat. Dans quelle mesure le PAM est-il le meilleur instrument pour lutter contre la faim dans le monde ? Mettre ainsi en avant cette institution humanitaire ne revient-il pas à fausser le problème, et à orienter la solution ?
Les distributions alimentaires constituent la principale modalité d’intervention du PAM. En 2019, quelque 4,2 millions de tonnes de produits alimentaires, équivalant à 3,5 milliards de dollars, ont été distribués auprès d’un peu plus de 97 millions de personnes. Ainsi, sur le total des 7 175 milliards de dollars dépensés, près de la moitié l’avait été pour la distribution de rations alimentaires, et un peu moins d’un tiers via les transferts de type monétaire (l’envoi d’argent ou de bons d’achat) [15].
D’où proviennent les aliments qui composent l’aide humanitaire du PAM ? Près de 3,5 millions de tonnes, pour une valeur de 1,6 milliard de dollars, ont été achetés, en 2019, dont 77% dans les pays en développement et 23% au sein des pays développés ; la Belgique constituant la première source d’approvisionnement, concentrant près d’un cinquième des achats dans ces pays [16]. À elle seule, la Turquie, centralise 21% des achats, en valeur monétaire (23% en quantité), dans les pays en développement. Et le reste des rations distribuées : les 0,7 million de tonnes, équivalant à 1,9 milliard de dollars ? Elles font partie de l’aide états-unienne.
Historiquement, l’aide alimentaire internationale des États-Unis a été fondée sur les produits en nature (« in-kind commodities »), soit des aliments achetés aux fermiers nord-américains. Et, à l’encontre de l’ensemble des donateurs, Washington continue de privilégier cette modalité. Cela pose des problèmes en termes d’efficacité – cela prend plus de temps et coûte plus cher –, d’impact – cela risque de se substituer à la production alimentaire locale des pays où cette aide est distribuée, et de mettre à mal les marchés locaux –, d’orientation et d’éthique – qui sont les véritables bénéficiaires de cette aide ?
Cependant, sous le feu des critiques, depuis 2010, une partie de cette aide états-unienne peut se faire via les transferts monétaires, les bons d’alimentation et les achats locaux. Un relatif rééquilibrage s’est opéré depuis lors. Il n’en reste pas moins, qu’entre 2014 et 2019, la part globale (qui dépasse les dons au PAM) de l’aide alimentaire internationale des États-Unis « en nature » était de 57% [17]. En conséquence, nombre d’analystes voient aussi dans cette aide une manière pour les États-Unis d’écouler ses surplus de production et de subsidier son secteur agricole, tout en se donnant une bonne image.
À cette aide en nature, s’ajoute l’obligation qu’au moins la moitié de l’aide alimentaire états-unienne soit transportée à bord de bateaux battant pavillon nord-américain. Ainsi, une partie de l’argent comptabilisé comme aide internationale reste aux États-Unis, au bénéfice de ses citoyens. En 2012, selon une étude d’Oxfam Amérique et de l’American Jewish World Service, sur chaque dollar dépensé pour l’aide alimentaire, 59 centimes servaient à payer le transport, les intermédiaires et les frais généraux [18]. Étant la plus états-unienne des agences onusiennes – en raison du poids disproportionné des États-Unis dans son financement, et du fait que, depuis 1992, son secrétaire général soit issu de ce pays –, la question de l’indépendance et, plus généralement, de l’orientation stratégique du PAM, ne peut que se poser. D’autant plus que les États-Unis ne font pas mystère de l’alignement de leur aide sur leurs valeurs et intérêts [19].
Mais, plus globalement, le fonctionnement du PAM repose le problème de la « localisation » de l’aide humanitaire internationale. Sous ce terme, on entend la concentration des financements au sein de quelques institutions internationales – agences onusiennes et grandes ONG internationales – au détriment des acteurs nationaux et locaux. Ainsi, entre 2010 et 2015, près de la moitié des financements humanitaires des gouvernements était à destination des agences de l’ONU, aux premiers rangs desquelles le PAM et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), qui captent entre 60 et 75% de ces financements. En 2015, près de la moitié de l’argent de l’aide humanitaire internationale aux ONG était entre les mains de dix ONG internationales [20].
De l’autre côté du spectre, entre 2009 et 2013, les ONG locales et nationales ont reçu directement 0,2% du financement total de la réponse humanitaire. En moyenne, de 2011 à 2013, les États affectés par une crise humanitaire ont reçu directement 0,9% de cette aide. Conscients de ce problème et, surtout, sous la pression des pays du Sud, l’engagement a été pris, lors du premier Sommet international de l’humanitaire, tenu en mai 2016, à Istanbul, de verser un quart des financements humanitaires aux acteurs locaux et nationaux (gouvernements, ONG, organisations de la croix rouge ou du croissant rouge, etc.) « aussi directement que possible », à l’horizon 2020. Un « effort » a effectivement été fait : pour dépasser la barre des 3% et atteindre 3,5% en 2018… avant de retomber à 2,1% en 2019 [21].
Cette asymétrie soulève une série de problèmes : d’efficacité, de reddition de comptes, de participation, d’équité, etc. Les acteurs locaux reçoivent certes bien plus d’argent, indirectement, via les agences de l’ONU et les ONG internationales entre autres, mais le plus souvent alors comme sous-traitants, mettant en œuvre des programmes décidés ailleurs et par d’autres. Les faibles tentatives de corriger cet état de fait buttent sur les questions d’inégalités et de pouvoir d’une logique humanitaire principalement tournée vers le « haut » ; vers les bailleurs et donateurs [22].
Quel signal envoie dès lors le comité Nobel en attribuant son prix à une institution onusienne milliardaire, qui capte la majorité du financement humanitaire internationale, et cristallise la bureaucratisation et les inégalités du système ? N’est-ce pas consacrer l’abandon des efforts de localisation, en consacrant le pouvoir du plus important acteur humanitaire mondial ? C’est d’autant plus problématique que la délocalisation s’opère de manière commune avec les autres acteurs internationaux, mais aussi de façon spécifique, en lien avec le fonctionnement propre au PAM.
Ainsi, en va-t-il de la sous-traitance des risques et de la chaîne de l’aide alimentaire. Une dynamique inverse entre les partenaires et l’alimentation s’est en effet mise en place. « Le PAM transfère souvent les risques à ses partenaires dans des contextes d’insécurité, et cette approche suscite un malaise généralisé parmi les employés » concluait une évaluation des réponses du PAM aux urgences de 2011 à 2018 [23]. Comme déjà évoqué, les distributions alimentaires représentent le principal moyen d’intervention du PAM. Or, en 2019, près des deux-tiers des aliments qui composaient l’aide du PAM provenaient de pays développés. Et même la partie achetée dans les pays du Sud est très probablement issue de grandes fermes agricoles et de l’agrobusiness.
« Dans ses chaînes de distribution, le PAM n’utilise pas n’importe quelle nourriture. Il utilise une large gamme d’aliments spécialisés, d’aliments enrichis, de poudres de micronutriments, d’aliments prêts à l’emploi et de biscuits énergétiques produits par quelques multinationales qui détiennent les brevets » [24]. Seule source d’approvisionnement spécifique mentionnée par le PAM, pour 2019, l’achat de « 96 600 tonnes auprès de petits exploitants agricoles, pour un montant total de 37,2 millions de dollars ». Mais cela ne représente qu’un très faible pourcentage (2% en 2018) de l’aide alimentaire global. Sans compter que la distribution massive d’aide alimentaire peut avoir un impact négatif sur la production et commercialisation locales, ainsi que sur les politiques mises en œuvre par les gouvernements locaux [25]. Comme le conclut Nicoletta Dentico : « en bref, rien n’est plus éloigné de la notion de souveraineté alimentaire ».
La multiplication, l’intensification et le prolongement des interventions humanitaires de grande envergure sont majoritairement déterminés par les conflits armés. Or, « les conflits sont à l’heure actuelle la principale cause de la faim dans le monde. (…) D’autre part, il est clair que la faim, à son tour, exacerbe les conflits. (…) Sur les quelque 700 millions de personnes souffrant de la faim (c’est-à-dire les personnes en situation d’insécurité alimentaire chronique) dans le monde, environ 60% vivent dans des pays en proie à des conflits » [26]. De plus, l’impact de la pandémie de covid-19 est considérable sur la sous-alimentation. Non seulement, l’objectif « Faim zéro » d’ici à 2030, a très peu de chance d’être atteint, mais l’insécurité alimentaire s’aggrave.
Les deux agences de l’ONU, spécialisées sur la question alimentaire, la FAO et le PAM, s’accordent sur l’état des lieux, la nécessité d’un changement, et les objectifs de celui-ci : changer les systèmes alimentaires et les pratiques agricoles pour en finir avec la faim dans le monde. Mais, il n’est pas dans la fonction de l’humanitaire d’y répondre. « En attendant », des gens meurent de faim et l’aide internationale les « sauve ». Certes. Mais, elle ne les sauve ni de l’exploitation ni de l’injustice, pris au piège de rapports inégalitaires, au risque de les condamner au seul dilemme de mourir demain ou d’être sauvés sans fin et sans espoir.
L’argent, le temps, l’attention mis dans l’aide humanitaire le sont aux dépens d’autres modes d’action, et contribuent à faire de l’insécurité alimentaire, sinon une fatalité malheureuse, un problème technique, scientifique… et humanitaire. L’urgence de la réponse et la réponse de l’urgence s’imposent dès lors : envoyons du riz ou de l’argent. Pour le reste, on verra plus tard. Mais il est déjà tard dans le monde et « l’après » n’arrive pas. L’humanitaire n’est-il pas une manière de se ménager un moyen d’attendre, une confortable impatience ? Agir sans rien changer ? Voire pour que rien ne change ?
En 2018, près de la moitié de l’aide humanitaire à destination du Yémen est venue de deux pays : les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, soit les deux pays qui font la guerre au Yémen. La même année, les États-Unis, qui appuient logistiquement cette guerre, ont fourni près de 700 millions de dollars en aide humanitaire face à « l’horrible, l’abominable guerre civile au Yémen », selon les mots du président Donald Trump, devant l’Assemblée générale des Nations unies, le 25 septembre 2018. L’absurdité d’une telle situation où les principaux responsables de la « crise humanitaire » sont aussi les premiers bailleurs de l’aide internationale pour répondre à cette crise qu’ils ont eux-mêmes provoquée (ou contribué à provoquer) jette une lumière crue sur la physiologie de l’humanitaire. Celle-ci s’organise autour d’une spectacularisation de l’action – d’un certain type d’action –, qui permet, « en attendant », de neutraliser les contradictions et responsabilités, et de suspendre la question des causes et du changement.
Cette neutralisation et cette suspension se vérifient au niveau de l’aide alimentaire globale. Il est pour le moins paradoxal, en effet, que les principaux bailleurs de cette aide soient aussi ceux qui protègent ou promeuvent les intérêts des plus grandes firmes de l’agrobusiness, qui ont façonné et continuent de façonner les systèmes alimentaires et les pratiques agricoles, en un modèle « standardisé, socialement excluant et écologiquement destructeur », largement à l’origine de l’insécurité alimentaire, et qu’il s’agit justement de transformer en profondeur [27]. Pour être moins directement repérable, la situation n’en est pas moins absurde que pour le Yémen, et le jeu des responsabilités équivalent. De même, la focalisation sur les effets (immédiats en général), qui tient à distance tout questionnement sur les responsables et les causes.
UNE QUESTION POLITIQUE
Les crises humanitaires sont donc rarement des « crises » et ne relèvent pas prioritairement de l’humanitaire. Elles sont, pour la plupart, inscrites dans la durée, souvent liées à des conflits, et émergent sur le terreau de la pauvreté, des inégalités et de la faiblesse des institutions publiques. Affronter la faim comme un problème « techno-productiviste » ou de distribution humanitaire, nous débarrasse de la question des droits, de l’égalité et des responsabilités. L’opération intellectuelle n’est pas neutre. Elle permet certes d’agir, et tout de suite, avec bonne conscience qui plus est. Mais aux conditions du plus fort. Et du marché.
Lors d’un débat, quelques mois avant de recevoir le prix Nobel, le secrétaire général du PAM, David Beasley, affirmait : « la charité, la philanthropie sont aussi extrêmement importantes. Mais la solution à long terme pour mettre fin à la faim n’est pas la philanthropie et la charité, aussi important que vous vouliez maintenir cet engagement. Mais la réponse est le secteur privé » [28]. Faute d’interroger l’humanitaire en fonction du marché et des pouvoirs – et des pouvoirs du marché –, on se prive des moyens de comprendre et de transformer le monde.
Haïti constitue un exemple emblématique. Il fait partie des vingt « points chauds de l’insécurité alimentaire » dans le monde, avec 4 millions de personnes souffrant de la faim, et la perspective qu’au cours du premier semestre 2021, ils soient 400 000 de plus. Le pays est confronté à une sous-alimentation chronique, qui est largement le fruit d’une libéralisation de son marché et de sa dépendance aux importations en provenance des États-Unis. En 2018, pourtant producteur de riz, Haïti importait du riz, dont plus de 90% du géant nord-américain, au point que le pays des Caraïbes soit devenu la seconde destination des exportations de riz des États-Unis. Aujourd’hui, 83% du riz consommé est du riz importé.
Ce marché entièrement libéralisé – sous la pression de Washington et des institutions financières internationales –, aux mains de quelques grandes familles, où les importations représentent plus de la moitié des denrées alimentaires, « rend ce pays vulnérable à l’inflation et à la volatilité des prix sur les marchés internationaux, en particulier lors de crises telles que l’actuelle pandémie mondiale ». Le PAM a ainsi calculé que les « Haïtiens dépenseraient plus d’un tiers de leur revenu quotidien pour un repas : l’équivalent de 74 dollars [61 euros] pour un New-Yorkais » [29]. Or, la situation s’est encore aggravée depuis 2018 avec la dérive autoritaire et mafieuse du régime ; un régime soutenu par les États-Unis et, dans leur foulée, par les agences onusiennes. L’aide alimentaire internationale est le lot de consolation d’un marché dont les Haïtiens et Haïtiennes sont les perdants.
Pour la journaliste kenyane, Rasna Warah, le PAM ne méritait pas le prix Nobel de la paix. Et d’en conclure que le comité Nobel a été guidé par « une idée erronée selon laquelle ce dont le monde a le plus besoin en ce moment, ce sont des distributions de nourriture » [30]. Pour en finir avec la faim, il ne faut pas plus d’humanitaire, mais une autre politique. Une politique qui change radicalement les systèmes alimentaires, les pratiques agricoles et les circuits économiques, en s’appuyant sur les organisations paysannes et les marchés locaux. Une politique qui pose le problème en termes de justice et d’égalité ; c’est-à-dire qui se donne les moyens de le résoudre.
NOTES
[1] Nicoletta Dentico, “A Nobel prize for food assistance, not food sovereignty”, Il manifesto, 11 octobre 2020, https://global.ilmanifesto.it/a-nobel-prize-for-food-assistance-not-food-sovereignty/.
[2] Berit Reiss-Andersen, citée dans « Prix Nobel de la paix : le Programme alimentaire mondial, récompensé pour ses efforts dans la lutte contre la faim », BBC, 9 octobre 2020, https://www.bbc.com/afrique/monde-54485056.
[3] « Funding to local actors still far from Grand Bargain commitments », 8 juillet 2019, https://www.local2global.info/research/the-humanitarian-economy/gb19.
[4] PAM, Le Programme alimentaire mondial en bref, novembre 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000121792/download/?_ga=2.140111155.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[5] Office of the Inspector General. Office of Internal Audit, Internal Audit of Human Resources Management in Country Offices, décembre 2016, https://documents.wfp.org/stellent/groups/public/documents/reports/wfp289608.pdf?_ga=2.148562615.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[6] En 2019, pour un peu moins de 4 000 fonctionnaires, il y avait 14 217 personnes recrutées sur le plan national. « Les évaluateurs de la stratégie en matière de personnel ont estimé que le recours massif du PAM aux contrats de courte durée pour une grande partie de ses effectifs sur des périodes prolongées était un problème qui appelait d’urgence une attention durable ». PAM, Rapport annuel sur les résultats de 2019, 2 juin 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000116867/download/?_ga=2.140173747.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[7] WFP, Evaluation of the Gender Policy (2015–2020), mai 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000116033/download/?_ga=2.194419821.115688410.1611757237-235204774.1610618219.
[8] Colum Lynch, « Popular U.N. Food Agency Roiled by Internal Problems, Survey Finds », Foreign Policy, 8 octobre 2019, https://foreignpolicy.com/2019/10/08/world-food-program-un-survey-finds-abuse-discrimination/.
[9] Robert Flummerfelt, Nellie Peyton, « More than 50 women accuse aid workers of sex abuse in Congo Ebola crisis », The New Humanitarian, 20 septembre 2020, https://www.thenewhumanitarian.org/2020/09/29/exclusive-more-50-women-accuse-aid-workers-sex-abuse-congo-ebola-crisis. Lire également Titilope Ajayi, « What happens to sexual abuse survivors after the headlines fade ? », The New Humanitarian, 10 décembre 2020, https://www.thenewhumanitarian.org/opinion/2020/12/10/justice-sexual-abuse-survivors-aid-sector.
[10] PAM, Plan de gestion du PAM pour l’exercice biennal 2012–2014. Résumé, 5 octobre 2011, https://docs.wfp.org/api/documents/75b1e5ff-1739-48c9-b6a0-55396ef8ee1b/download/ ; PAM, Extraits du Plan de gestion du PAM pour 2019-2021, 6 septembre 2018, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000074099/download/. « Les recettes du PAM ont augmenté de 10% par rapport à 2018 (…). Malgré ce niveau historique, le déficit de financement, soit 4,1 milliards de dollars, a dépassé de 1,3 milliard de dollars celui de 2018 car la progression des besoins dus à l’insécurité alimentaire a été plus rapide que celle des contributions, atteignant le montant record de 8 milliards de dollars en 2019 », PAM, Rapport annuel sur les résultats de 2019, 2 juin 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000116867/download/?_ga=2.140173747.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[11] PAM, Rapport annuel sur les résultats de 2019, 2 juin 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000116867/download/?_ga=2.140173747.1461942698.1610981098-235204774.1610618219. Tous les calculs sont basés sur les rapports financiers annuels du PAM.
[12] PAM, Rapport annuel sur les résultats de 2019, 2 juin 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000116867/download/?_ga=2.140173747.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[13] PAM, « Nouveau rapport du PAM : des inégalités criantes dans l’accès à la nourriture alors que le coronavirus aggrave la situation », 16 octobre 2020, https://fr.wfp.org/communiques-de-presse/nouveau-rapport-du-pam-des-inegalites-criantes-dans-lacces-la-nourriture.
[14] WFP and FAO, FAO-WFP early warning analysis of acute food insecurity hotspots, October 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000120561/download/?_ga=2.264868879.1457272197.1611582614-235204774.1610618219. Tous les chiffres et citations proviennent de ce document.
[15] PAM, Rapport annuel sur les résultats de 2019, 2 juin 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000116867/download/?_ga=2.140173747.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[16] PAM, Rapport annuel sur les résultats de 2019, 2 juin 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000116867/download/?_ga=2.140173747.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[17] GAO, Information on Spending and Types of Assistance Provided by the United States and Other Donors, 19 novembre 2020, https://www.gao.gov/assets/720/710772.pdf.
[18] Oxfam America, American Jewish World Service, Saving Money and Lives : The Human Side of U.S. Food Aid Reform, 29 mars 2012, https://s3.amazonaws.com/oxfam-us/www/static/media/files/saving-money-and-lives-human-side-of-us-food-aid-reform.pdf. Sur ce débat aux États-Unis, outre l’étude mentionnée de GAO, lire Congressional Research Service, U.S. International Food Assistance : An Overview, 6 décembre 2018, https://fas.org/sgp/crs/row/R45422.pdf ; Overview of U.S. International Food Assistance, 31 décembre 2018, https://fas.org/sgp/crs/row/IF11059.pdf.
[19] « Historiquement, les États-Unis ont fourni une aide à l’étranger pour des raisons d’intérêt personnel éclairé » écrit ainsi Daniel Runde, un directeur de l’un des principaux think tanks nord-américains, CSIS, « U.S. Foreign Assistance in the Age of Strategic Competition », CSIS, 14 mars 2020, https://www.csis.org/analysis/us-foreign-assistance-age-strategic-competition.
[20] Ce sont : Save the Children, Norwegian Refugee Council, International Rescue Committee, Danish Refugee Council, Oxfam GB, Catholic Relief Services, Mercy Corps, Concern Worldwide, CARE International and International Medical Corp. Development Initiatives, Global Humanitarian Assistance Report 2016, https://devinit.org/resources/global-humanitarian-assistance-report-2016/.
[21] Les données proviennent de Development Initiatives, Global Humanitarian Assistance Report 2014 ; 2015 ; 2020, https://devinit.org/resources/ .
[22] Frédéric Thomas, « Prendre le monde sans changer le pouvoir : les ambiguïtés de l’action humanitaire », 3 avril 2020, https://www.cetri.be/Prendre-le-monde-sans-changer-le.
[23] WFP, Summary report on the strategic evaluation of WFP’s capacity to respond to emergencies (2011–2018), 22 janvier 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000111608/download/?_ga=2.110167429.1461942698.1610981098-235204774.1610618219.
[24] Nicoletta Dentico, « A Nobel prize for food assistance, not food sovereignty », Il manifesto, 11 octobre 2020, https://global.ilmanifesto.it/a-nobel-prize-for-food-assistance-not-food-sovereignty/.
[25] Sur ces questions, lire le classique : Alex de Waal, Famine Crimes : Politics and the Disaster Relief Industry in Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1998.
[26] WFP, Faim, conflits et amélioration des perspectives de paix, octobre 2020, https://docs.wfp.org/api/documents/WFP-0000120240/download/?_ga=2.194245677.1457272197.1611582614-235204774.1610618219.
[27] Laurent Delcourt, « Les nouveaux territoires de l’agrobusiness », Les nouveaux territoires de l’agrobusiness, Alternatives Sud, XXVI – 2019, n°3, https://www.cetri.be/Les-nouveaux-territoires-de-l.
[28] Council on foreign relations, « Food Security During COVID-19 : A Conversation With David Beasley », CRF, 8 juillet 2020, https://www.cfr.org/event/food-security-during-covid-19-conversation-david-beasley.
[29] PAM, « Nouveau rapport du PAM : des inégalités criantes dans l’accès à la nourriture alors que le coronavirus aggrave la situation », 16 octobre 2020, https://fr.wfp.org/communiques-de-presse/nouveau-rapport-du-pam-des-inegalites-criantes-dans-lacces-la-nourriture.