Faut-il négocier avec les groupes djihadistes qui contrôlent une partie des territoires du nord et du centre du Mali ? Longtemps taboue, la question ne fait désormais plus débat à Bamako, et l’exécutif malien a dû s’y résoudre. Mais un obstacle de taille se dresse face à lui : la France, qui refuse catégoriquement cette option — du moins officiellement. Quitte à la saboter ?
Comme un disque rayé, le refrain des ministres français qui se succèdent à Bamako depuis des années semble se répéter à l’infini. Il est assez simple, pour ne pas dire basique : « On ne négocie pas avec les terroristes ». Point. La ministre des armées Florence Parly l’a rappelé début novembre : « On ne peut pas dialoguer avec les groupes djihadistes qui n’ont pas renoncé au combat terroriste ». Avant elle, le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian avait été plus direct : « Disons les choses très clairement : il y a les accords de paix […] et puis il y a les groupes terroristes qui n’ont pas signé les accords de paix […]. Les choses sont simples ».
Même l’ancien président François Hollande y est allé de son couplet le 13 novembre 2020 sur France Inter : « Il faut être intraitable avec le terrorisme, mais il faut être aussi extrêmement ferme à l’égard du pouvoir malien ». « L’idée que l’on pourrait avoir des négociations avec ceux-là mêmes qu’on cherche à frapper me paraîtrait un manquement par rapport aux engagements qui avaient été pris au moment du départ de cette opération ». Feint-il d’ignorer que l’opération Serval, qu’il avait déclenchée en toute hâte en janvier 2013, a été remplacée par l’opération Barkhane ? Et que les missions de celle-ci sont différentes — du moins sur le papier —, la réalité du terrain n’ayant rien à voir aujourd’hui avec celle qui prévalait il y a sept ans ?
DES GROUPES EN CONCURRENCE AVEC L’ÉTAT
Ces dernières années, les groupes djihadistes ont évolué. Certains d’entre eux mènent désormais plutôt des insurrections rurales que des déclinaisons locales d’un djihad global. Leurs combattants, y compris leurs chefs, sont tous ou presque des enfants du pays qui ont pris les armes pour des raisons qui n’ont souvent rien à voir avec la religion. Même leurs méthodes ont changé : s’ils font toujours régner la terreur dans certains villages où les populations leur résistent, ils tentent la plupart du temps d’administrer les zones qu’ils contrôlent par le dialogue et en proposant des services que l’État est incapable d’assurer — notamment la justice. Ce modèle qui entre en concurrence directe avec celui proposé depuis des décennies par les États sahéliens issus des indépendances a séduit une partie de la population. L’insurrection a ainsi gagné du terrain : du nord du Mali où elle était cantonnée en 2013, elle s’est étendue au centre du pays, puis au nord et à l’est du Burkina Faso, et dans le sud-ouest du Niger.
La donne a également changé à Bamako. Durant plusieurs années, l’idée de nouer le dialogue avec les chefs de certains de ces groupes relevait du tabou. Seules quelques personnalités osaient l’évoquer — et encore, avec des pincettes. Le président malien Ibrahim Boubacar Keïta (dit « IBK ») y était pour sa part farouchement opposé. Mais depuis près de quatre ans le débat est engagé. Aujourd’hui, la posture intransigeante de la France entre en contradiction avec celle, beaucoup plus souple, du gouvernement malien. Face à Le Drian, Moctar Ouane, le premier ministre du gouvernement de transition issu du coup d’État militaire du 18 août 2020 qui a abouti à la démission forcée d’IBK, ne s’est pas laissé intimider. Évoquant une « opportunité d’engager une vaste discussion avec les communautés », cet ancien diplomate a rappelé une évidence qui semble échapper aux officiels français : ce n’est pas seulement l’exécutif malien qui envisage de discuter avec les djihadistes, mais tout un pan de la société.
DES DISCUSSIONS AU NIVEAU LOCAL
Dans un rapport consacré au dialogue avec les djihadistes, la chercheuse Ferdaous Bouhlel rappelle que « depuis 2016, de nombreuses voix se sont déclarées favorables au dialogue au sein notamment de la classe politique, et parmi eux certains élus. À l’échelle locale, la même demande est formulée ». Elle cite notamment Mohamed Ag Intalla, l’un des hommes les plus influents au nord du pays : il est tout à la fois le député de Kidal (élu sous la bannière du parti au pouvoir, le Rassemblement pour le Mali) et l’amenokal3de la tribu des Ifoghas. Dès 2016, Ag Intalla a appelé le président à ouvrir un espace de dialogue avec les djihadistes : « J’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs représentants diplomatiques ici à Bamako. Nous n’avons pas le choix. Si nous voulons trouver la paix au Mali, il faut dialoguer avec tous nos enfants, même ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord. Sinon nous risquons de nous enliser durablement, comme les Américains se sont enlisés en Afghanistan », a-t-il précisé à la chercheuse en janvier 2019. « Malgré certaines réticences, et beaucoup d’interrogations sur l’approche à suivre, quasiment tous les interlocuteurs nationaux rencontrés ont exprimé une position beaucoup plus ouverte que le gouvernement sur cette question, voire dans de nombreux cas, un point de vue clairement favorable au principe d’un dialogue avec les groupes jihadistes locaux en vue de la résolution du conflit malien », poursuit la chercheuse.
Plusieurs témoignages démontrent par ailleurs que des négociations ont de fait été engagées au niveau local. Un maire de la région de Mopti nous expliquait sous couvert d’anonymat en 2018 qu’il ne pouvait pas faire autrement, et qu’il avait dû cohabiter avec les hommes de Koufa dès 2016 : « Les djihadistes contrôlent la zone. Dans ma commune, il n’y a plus aucun représentant de l’État. Ce sont eux qui font la loi. On doit donc discuter avec eux pour régler les problèmes du quotidien. Et cela se passe plutôt bien. Ils sont réactifs et on arrive à discuter avec eux. J’ignore si on peut appeler ça un dialogue, mais je sais que c’est possible de discuter avec eux, malgré la crainte qu’ils inspirent. »
Pourtant, à peine les conclusions de la conférence d’Alger sont-elles tombées que le ministre français des affaires étrangères Jean-Marc Ayrault, en déplacement à Bamako en avril 2017, y oppose son veto. « Je crois que nous sommes engagés dans un combat, et c’est un combat sans ambiguïté, argue-t-il. Et contre le terrorisme et ceux qui s’en revendiquent, il n’y a qu’un moyen. Il n’y en a pas deux. » Au risque de passer pour un vassal de l’ancienne puissance coloniale, IBK se conformera — du moins en apparence — à la volonté de Paris : il ne sera plus question de dialogue.
LE RÔLE DE MAHMOUD DICKO
En réalité, le pouvoir malien est divisé. Peu après sa nomination à la primature en avril 2017 (trois jours après la visite de Jean-Marc Ayrault), Abdoulaye Idrissa Maïga octroie au président du Haut Conseil islamique Mahmoud Dicko, une mission de bons offices visant à établir discrètement le contact avec les djihadistes du nord et du centre du pays. Dicko est une figure religieuse de premier plan au Mali. Il fut l’un des premiers à défendre l’idée d’un dialogue avec les djihadistes et il connaît certains de leurs chefs. Sa mission, racontera-t-il à Ferdaous Bouhlel, consistait à « voir s’il était possible d’entrer en dialogue avec les djihadistes et de trouver une alternative à la guerre qui nous ronge tous. »
Dans le plus grand secret, Dicko se rend dans les régions de Ségou, Mopti et Kidal afin de tâter le terrain. Puis il organise des forums d’échanges dans le but de « comprendre ce que veulent les gens, ce qu’ils craignent, ce qu’ils pensent de ce dialogue ». Dans plusieurs de ces forums, les négociations avec les djihadistes sont approuvées. « Nous avions obtenu des résultats intéressants en vue d’un dialogue, indiquait Mahmoud Dicko lorsque nous l’avions rencontré en février 2018. On avait même fixé des rendez-vous. Mais cela n’a pas pu aboutir pour diverses raisons. »
Il n’empêche. Dans tout le pays, les voix appelant à l’ouverture de discussions avec les djihadistes se multiplient. « Lors d’un colloque organisé en juillet 2019 à Bamako sur les expériences de médiation en Afrique, plusieurs hauts représentants maliens ont nettement exprimé un point de vue (en leur nom personnel), publiquement favorable à l’ouverture d’un dialogue avec les groupes djihadistes », note Ferdaous Bouhlel. À cette époque, ajoute la chercheuse, « l’option d’une ouverture au dialogue avec les djihadistes s’est progressivement intensifiée. » Elle cite notamment un haut représentant de l’État malien, selon lequel « en réalité, nous sommes presque tous d’accord avec cette solution, y compris au niveau du gouvernement. Nous ne pouvons plus nous enliser de la sorte alors que le dialogue dans notre pays a toujours été notre moyen de gérer les conflits. Mais la question aujourd’hui est de savoir : 1. Cette décision sera-t-elle comprise de tous ? 2. Comment dialoguer ? De quoi et avec qui ? »
Un canal de discussions a notamment été ouvert dans le cadre de négociations pour obtenir la libération de soldats maliens détenus par la katiba Macina, fondée par Hamadoun Koufa. En juillet 2019, Hassan Barry, avocat connu pour défendre de nombreux Peuls arrêtés par l’armée malienne dans le centre du pays, et le colonel Malamine Konaré, qui était à l’époque sous-chef d’état-major du renseignement militaire, se sont rendus dans le fief de Koufa dans le plus grand secret. Après avoir emprunté des pistes pendant plusieurs heures sur des motos, ils y ont rencontré le chef djihadiste entouré de ses lieutenants, avec lesquels ils ont négocié la libération des soldats et, à défaut d’un cessez-le-feu, une accalmie dans le delta intérieur du Niger. La réunion a été filmée. Quelques semaines plus tard, une seconde rencontre a été organisée, toujours avec Me Barry, dans la zone de Niono. Des djihadistes ont à nouveau été échangés contre des militaires.
Ce canal de discussion a été maintenu par la suite, avec l’aval d’IBK. Selon un responsable des services de renseignement, Koufa s’est vite montré « ouvert à la discussion », et ce « avec la bénédiction d’Iyad », son « supérieur ». Des questions de fond ont été abordées : le retour de l’administration dans les zones contrôlées par sa katiba, la mise en place d’une justice mixte (mi-institutionnelle, mi-religieuse), etc.
En décembre 2019, le pouvoir organise une nouvelle conférence comparable à celle de 2017, qui réunit l’ensemble des communautés du pays, sous le nom de Dialogue national inclusif. Au cours des débats, l’idée d’un dialogue avec Iyad Ag Ghali et Hamadoun Koufa est une nouvelle fois avancée. Désormais, IBK, affaibli par l’insécurité grandissante dans le centre et même le sud du pays, n’a plus aucune raison de s’y opposer. Lors du sommet de Pau, organisé en janvier 2020 et auquel participent les chefs d’État de la Mauritanie, du Mali, du Burkina, du Niger et du Tchad, ainsi que le président français, les Maliens informent les Français que des discussions ont été entamées. Selon une source diplomatique, ceux-ci ne s’y opposent pas, mais ils se montrent très pessimistes. « Ils n’y croyaient pas, ils pensaient que ça ne pouvait pas marcher », indique un diplomate.
« LE NOMBRE DE MORTS DEVIENT EXPONENTIEL »
L’une des conditions fixées par le JNIM/GSIM pour poursuivre les discussions est que le pouvoir malien l’assume publiquement. Le premier à franchir le pas est Dioncounda Traoré en janvier 2020. L’ancien président malien de la transition (2012-2013), qu’IBK a nommé haut représentant pour le centre du pays, prend tout le monde de court en révélant qu’il a « envoyé des émissaires en direction de Koufa et de Iyad pour dire [qu’il est] disposé à discuter avec eux ». Puis en février, IBK lui-même assume la nouvelle donne : « Le nombre de morts dans le Sahel devient exponentiel. Je crois qu’il est temps que certaines voies soient explorées », affirme-t-il sur RFI. Ce à quoi répond favorablement Iyad Ag Ghali. Dans un communiqué du 8 mars, le chef du JNIM/GSIM se dit prêt à entamer des négociations avec le gouvernement malien, à la seule condition que les forces françaises quittent le pays4 Dans le centre, les effets sont immédiats : les éléments de la katiba Macina n’attaquent plus les forces de sécurité, des trêves successives sont décrétées.
La chute d’IBK et la mise en place d’un pouvoir de transition en août 2020 ne modifient en rien cette nouvelle doctrine. Le premier ministre Ouane la défend. Et il peut compter sur plusieurs soutiens extérieurs. L’Algérie et la Mauritanie y sont favorables. Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres estime lui aussi qu’un dialogue avec « certains groupes extrémistes » est « possible ».
Mais pour les responsables français, qui continuent à ne percevoir les djihadistes que comme des terroristes à abattre, et à raisonner avec le même logiciel que celui qui avait abouti au lancement de l’opération Serval en 2013, il est hors de question de négocier. Dès le mois de mars 2020, quelques semaines après l’interview d’IBK, les militaires français réaffirment cette position. Ce dialogue « ne change rien », Iyad Ag Ghali et Hamadoun Koufa « restent des cibles », précisent plusieurs sources militaires au Monde. En octobre 2020, le chef d’état-major des armées le général François Lecointre faisait montre de la même intransigeance devant les sénateurs français : « Il doit être très clair […] que nous ne déviions pas de ligne, que notre combat reste le même et qu’il est tout aussi légitime qu’il l’était ».
SABOTAGE OU PRESSION SUR LES TERRORISTES ?
« Clairement, depuis qu’on a montré nos dispositions à discuter avec le JNIM, l’armée française a changé son fusil d’épaule. Elle traque ce mouvement bien plus qu’avant », constate un diplomate malien qui suit de très près ce dossier et qui a requis l’anonymat. Ces dernières semaines, c’est sur les positions de ce groupe que la force Barkhane s’est concentrée : en l’espace de quelques jours, elle affirme avoir tué plus de 100 combattants dans le cadre de frappes aériennes et d’opérations terrestres. L’armée française a en outre obtenu, le 10 novembre, le scalp de Bah Ag Moussa, un des proches de Iyad Ag Ghali présenté comme le chef militaire du JNIM/GSIM. Cette exécution, considérée comme un « succès tactique » à Paris, a été saluée à Bamako, où Bah Ag Moussa est perçu comme un déserteur de l’armée malienne multirécidiviste. Mais elle a été très mal reçue dans la région de Kidal. Pour de nombreux Touaregs, Bah Ag Moussa est un héros de la cause indépendantiste. Compagnon de lutte de Iyad Ag Ghali depuis la première rébellion touarègue dans les années 1990, il est considéré comme un officier de grande qualité. « Tout le monde le regrette à Kidal. C’était quelqu’un de très correct, même s’il était de l’autre camp », affirme un membre d’un groupe armé signataire de l’accord d’Alger. « Tuer Bah Ag Mossa, c’est tuer l’âme de la révolution touarègue », estime pour sa part un chercheur spécialiste de la zone ayant requis l’anonymat. Cité par l’Agence France Presse (AFP), le commandant de la force Barkhane, le général Marc Conruyt affirme que le groupe djihadiste est désormais « l’ennemi le plus dangereux pour le Mali et les forces internationales », l’inverse de ce qui prévalait il y a dix mois – et de ce que l’on pense à Bamako. Lors du sommet de Pau, en janvier 2020, c’est l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) qui avait été érigé en ennemi public numéro un. Ce groupe, avec lequel aucun État sahélien n’envisage de négocier, a opté pour une gouvernance par la terreur des zones qu’il contrôle dans la région des « trois frontières » entre le Burkina, le Mali et le Niger.
Ce revirement interroge au Mali. S’agit-il de saboter les tentatives de discussion entre le pouvoir central et les djihadistes ? Pour Niagalé Bakayoko, spécialiste des questions de sécurité dans la zone, cité par TV5 Monde, il est possible que ce coup de pression ait pour but de « créer des conditions de négociations plus favorables à l’État malien ». Un officier français s’exprimant sous couvert d’anonymat confirme cette hypothèse. « On n’est pas opposé à des discussions, mais cela ne veut pas dire que nous devons stopper nos opérations. Et si cela peut permettre de renverser le rapport de force, tant mieux », indique-t-il.
En attendant que cette stratégie soit confirmée et assumée, Niagalé Bakayoko estime qu’en « ne voulant pas négocier avec les terroristes et uniquement avec les signataires de l’accord de paix de 2015, [Jean-Yves Le Drian] ne se concentre que sur la situation dans le Nord Mali. Il omet donc une grande partie de la crise actuelle, notamment dans le centre et le sud du pays, mais aussi au Burkina Faso ou encore au Niger ». Dans son rapport, Ferdaous Bouhlel estime que « cette dissonance entre l’État malien et la posture officielle du gouvernement français » risque non seulement de fragiliser le processus en cours, mais aussi « d’amplifier l’argument défendu par les djihadistes selon lequel la France impose sa politique au Mali ».