Libre de dire et de montrer les choses comme elles sont

Francine Pelletier, Le Devoir, 21 octobre 2020

Samuel Paty est un héros. Le professeur d’histoire et de géographie d’une petite ville du nord-ouest de la France est mort décapité, vendredi dernier, après avoir montré des caricatures de Mahomet, celles-là mêmes qui avaient causé un bain de sang dans les locaux de Charlie Hebdo en janvier 2015.

Il n’est pas un héros pour avoir fait un pied de nez, à son tour, aux dogmes islamistes. Bien que plusieurs le voient ainsi, le geste de ce professeur de lycée ne se limite pas à de la simple provocation. L’homme de 47 ans a fait bien mieux. Samuel Paty — qui donnait « envie d’apprendre », dit-on — voulait amener ses élèves à réfléchir à la liberté d’expression. « Situation dilemme : être Charlie ou ne pas être Charlie », écrira Célia, 13 ans, dans son cahier. Peut-on justifier, en d’autres mots, la publication de caricatures du prophète si elles offusquent plusieurs musulmans ? Où trace-t-on la ligne entre la liberté des uns et le respect des autres ? La leçon tenait à la complexité de vivre en société, à voir la vie démocratique pour ce qu’elle est : un exercice de haute voltige qui ne peut se faire que les yeux grands ouverts.

Conscient qu’il marchait sur des œufs, l’enseignant avait donné le choix aux élèves de sortir de la classe ou alors de tourner le dos au moment de montrer les caricatures tant controversées. Quelques-uns prendront effectivement la porte, accompagnés d’un adulte. La liberté des uns par rapport à la liberté des autres est un jeu délicat et compliqué, et on en avait ici la preuve.

Liberté pédagogique

Alors que la France pleure aujourd’hui un « martyr de la République », il me semble que la leçon de cet assassinat sauvage est moins celle de tenir tête coûte que coûte aux fous d’Allah — comme le clament de plus belle les autorités françaises. La leçon est plutôt celle de la nécessaire liberté pédagogique. La liberté de dire et de montrer les choses comme elles sont lorsqu’il s’agit d’expliquer des événements ou des idées, lorsqu’il s’agit, en fait, de se heurter à ce qu’on ne connaît pas encore. Être forcé de sortir du confort de l’indifférence, obligé de se cogner continuellement à ses propres limites, n’est-ce pas là le but de toute éducation ?

Cette leçon s’applique aussi à la dernière controverse dans une institution bien de chez nous : la suspension d’une professeure de l’Université d’Ottawa pour avoir dit le mot « nègre » en classe. C’est la troisième fois en quelques mois qu’on assiste à la mise au ban, non seulement du mot maudit, mais de la personne elle-même, toutes des femmes en l’occurrence, qui aurait osé prononcer le « mot en n ». Dans le dernier cas qui nous occupe, il ne s’agit aucunement d’un possible manque de jugement ou de mauvais choix de vocabulaire. Au contraire. Verushka Lieutenant-Duval utilisait le mot délibérément afin d’expliquer comment un même vocable peut signifier à la fois le jour ou la nuit, l’affection ou le dénigrement, le bien ou le mal. Comme le mot « queer », longtemps une expression méprisante, homophobe, devenu ensuite un badge d’honneur au sein de la communauté LGBTQ, le mot « nègre » comporte lui aussi différentes interprétations, expliquait-elle.

Aurait-il vraiment fallu, comme le prétend le président du Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa, Babacar Faye, que la prof ne prononce pas le gros mot ? Qu’elle n’aille pas au bout d’une explication qui valait pourtant le détour ? De la même façon qu’il ne faudrait pas dire « pénis » ou « vagin » devant de jeunes enfants de peur de heurter leurs innocentes oreilles, il y aurait désormais, au sein même de l’université, le lieu par excellence des idées et des débats, des mots impies ou imprononçables ?

Apprendre à penser

L’Université d’Ottawa a vécu plusieurs incidents racistes et on comprend qu’elle sente le besoin de redoubler d’attention à ce sujet. Devant la discrimination en tout genre, raciste, sexiste, homophobe, la majorité des universités se montrent aujourd’hui de plus en plus vigilantes et c’est tant mieux. L’enseignement supérieur a le devoir sacré de préserver l’égalité des chances. Mais il a aussi le devoir, tout aussi sacré, de préserver la liberté pédagogique. Manifestement, ce droit-là, comme le soulignent les 579 signataires d’une lettre dénonçant les cas récents de censure, n’a pas été suffisamment défendu. En érigeant les sensibilités de certains étudiants comme une espèce de mur de Chine — « les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression », dit Jacques Frémont —, le recteur de l’UdeO discrédite la fonction d’enseignant et, surtout, indique que « le client a toujours raison ».

Cette controverse me touche tout particulièrement, étant moi-même professeure d’université depuis peu. Cette tendance à surprotéger le corps étudiant au détriment du corps professoral, à ériger des zones interdites au cœur de l’enseignement, m’inquiète. Ce que l’université fait de mieux, sa mission irremplaçable, bien avant l’accumulation de savoirs, consiste à apprendre à penser. Tout ce qui empêche ce processus est une grave entrave à sa mission.