La mondialisation et l’indépendance du Québec

Ronald Cameron, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 24, automne 2020

Le rôle que jouent les États nationaux pendant la crise sanitaire et économique semble annoncer un nouvel élan pour l’action politique dans le cadre national québécois. Quarante ans après le premier référendum sur la souveraineté, certains espèrent que la conjoncture post-pandémie sera favorable au mouvement indépendantiste au Québec. Les événements récents laissent croire à une remise en question définitive de la mondialisation qui offrirait une occasion de se mobiliser en faveur d’un projet indépendantiste. Cependant, les conditions qui favorisent l’émancipation nationale au Québec ne tiennent pas à une mondialisation ou à une démondialisation plus ou moins grande. La crise sanitaire associée à une crise économique, au contraire, pèse lourdement sur notre capacité d’agir. Pour qui veut relancer un mouvement pour l’indépendance du Québec et s’opposer à la tendance au repli sur l’État-nation, la situation exige de centrer l’action sur l’émancipation sociale et de l’inscrire dans une perspective internationaliste.

Pandémie et mondialisation du capital

La pandémie ne démantèlera pas la mondialisation néolibérale. Malgré un endettement faramineux, les pays impérialistes ressortent les politiques de 2008 pour sauver les entreprises et injectent d’importants capitaux pour soutenir la consommation, ce qui leur offre un avantage certain quand il s’agit d’organiser la sortie de la crise.

Aussi les fonctionnaires politiques au service du capital mondialisé intensifient-ils les pressions pour accroître la dérèglementation et maintenir le libre-échange. En Europe, l’équipe du commissaire européen au Commerce, Phil Hogan, poursuivait des négociations sur des traités de libre-échange par conférences Web en pleine période de confinement, au printemps 2020[1]. Au Québec, non seulement l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) est-il entré en vigueur le 1er juillet 2020, mais on observe aussi une offensive idéologique de défense du libre-échange[2].

Au même moment, une épreuve de force se jouait à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) au sujet du commerce numérique, au détriment des pays du Sud, et surtout des pays africains francophones[3]. Les partisans de la dérèglementation du commerce numérique au sein de l’OMC veulent produire une déclaration avant la fin de l’année 2020[4]. Rappelons qu’environ 70 États membres de l’OMC, dont les États-Unis et l’Union européenne, se sont réunis lors de la conférence ministérielle de l’Organisation en décembre 2011 à Buenos Aires. On voulait alors commencer des négociations sur le commerce numérique, indépendamment du fait que ce chantier ne regrouperait pas tous les pays[5], ainsi que le veut l’interprétation étatsunienne du multilatéralisme.

L’économie du numérique constituera un élément essentiel de la relance du capitalisme post-pandémie, compte tenu notamment des habitudes prises pendant le confinement. L’intégration de la production sur plusieurs sites sur la planète à un stade jamais égalé auparavant[6] est une des caractéristiques de la mondialisation contemporaine. Le développement qui s’annonce saisira certainement le numérique comme levier d’expansion des marchés mondiaux des services et des marchandises !

Ces négociations hautement politiques ont toujours lieu à huis clos et se poursuivent loin du regard des peuples. Elles se tiennent sans égard à la lettre ouverte adressée à l’OMC, le 30 avril 2020, par plus de 400 organisations de la société civile de toutes les régions du globe pour demander la suspension des négociations sur le commerce international[7].

Aux États-Unis, alors même que des dizaines de millions de personnes ont perdu leur emploi, la fortune cumulée des milliardaires a augmenté de 308 milliards de dollars les quatre premières semaines de la crise[8]. Le secrétaire au Trésor de l’administration Trump, Steven T. Mnuchin, s’est vu confier le mandat de sauver l’économie américaine à l’aide de l’Exchange Stabilization Fund (le Fonds de stabilisation des échanges commerciaux), une réserve de 500 milliards de dollars.

Par ailleurs, toujours en pleine pandémie, au printemps 2020, plusieurs réseaux se sont inquiétés de l’accroissement des poursuites contre les États qui pourraient vouloir prendre des mesures considérées comme contraires aux droits des corporations prévus dans les accords de libre-échange. Déjà, on fait état de préparation de poursuites contre des gouvernements au motif d’une concurrence déloyale envers le secteur privé. Ces poursuites auraient pour objet les mesures gouvernementales qui permettraient l’accès sans frais à l’eau potable, même dans le contexte de la pandémie, la réquisition des installations hospitalières privées et leur intégration aux systèmes publics, le contrôle du prix des médicaments, tests et vaccins ainsi que leur accessibilité, la restriction des activités commerciales destinées à limiter la propagation du virus, l’allègement des versements hypothécaires ou des loyers, l’interdiction des prises étrangères de contrôle d’entreprises frappées par la crise[9].

La mondialisation et la logique du capital

L’histoire a connu plusieurs vagues de mondialisation[10]. La plus récente, celle de la mondialisation néolibérale, amène un accroissement des inégalités jamais vu auparavant. On annonce une chute des profits des banques et des entreprises qu’amortiront des financements publics. Le retour de l’État national au-devant de la scène n’expulsera toutefois pas la logique du capital, l’accumulation, comme le rappelaient Marx et Engels dans une de leurs citations les plus connues :

Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. […] À la place de l’isolement d’autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et il en va des productions de l’esprit comme de la production matérielle[11].

Pour qu’il y ait accumulation aujourd’hui, le capitalisme exige la mondialisation des marchés et de la production, au-delà des avantages comparés. Il lui faut une intégration internationale des économies nationales pour souder globalement le système de domination, compte tenu du développement économique différencié et des inégalités engendrées lors de la présente phase de mondialisation.

Celle-ci ne se résume donc pas à la dimension prédatrice du capitalisme du Nord aux dépens du Sud, qui se nourrit du développement du sous-développement, comme ce fut le cas dans l’après-guerre[12]. La phase actuelle de la mondialisation néolibérale se caractérise plus par une intégration des économies nationales « en développement » et « émergentes » dans une division du travail mondialisé.

Par ailleurs, dans le contexte de pandémie et de déclin de l’Empire américain, la Chine participe à l’intégration planétaire en tant que première puissance industrielle de la planète, ce qui exacerbe évidemment les conflits entre les deux grandes puissances économiques[13]. Malgré sa rhétorique collectiviste, la Chine partage la même propension à la dérèglementation et à la croissance « ininterrompue », au détriment de la nature et des droits sociaux, comme en témoigne son attitude envers les mobilisations de Hong Kong, où la population résiste à la planification centralisée.

Le rôle accru de l’État-nation

Devant la crise systémique, plusieurs appels pour changer l’orientation de l’économie et des politiques publiques se font entendre. Dans différents registres et d’intensité variable, ces appels dénoncent les dégâts de la mondialisation, du capitalisme et du productivisme.

Si la crise valorise le rôle des États-nations, ce n’est pas la garantie d’un changement de cap. En fait, on appelle « retour de l’État-nation » un important décaissement pour littéralement sauver les entreprises et soutenir la consommation. Aucun changement de cap audacieux ne peut venir de celles et ceux qui ont soutenu les politiques néolibérales.

La mondialisation s’est développée grâce à la collaboration des gouvernements nationaux qui ont consenti à dérèglementer et à réduire les obstacles à l’activité des grandes corporations transnationales et du capital financier[14]. De ce point de vue, le retour à l’avant-scène des États nationaux n’augure rien de bon pour les peuples, compte tenu non seulement de l’appui des gouvernements à la dérèglementation et à la libéralisation de l’économie, mais aussi de leurs politiques austéritaires.

Au Québec, c’est connu, tous les gouvernements ont soutenu la dérèglementation de l’économie. Même le Parti québécois a succombé au miroir aux alouettes qu’était l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) à l’époque, attiré par les promesses d’une prospérité qui n’est jamais venue[15]. Une telle posture du mouvement souverainiste « tirait dans sa chaloupe » suivant l’expression populaire.

Le confinement contre l’émancipation nationale

Aujourd’hui, les perspectives de développement du projet indépendantiste subissent l’influence de la psychologie sociale du confinement associé à la crise sanitaire. Cette dernière renforce un certain type de solidarité nationale, centrée sur la sécurité et le repli sur soi, la méfiance envers l’autre et la stabilité du système tel qu’il est. Cette solidarité valorise l’entraide directe et la consommation locale. Elle rappelle le service des communautés religieuses à l’époque de la crise de la grippe espagnole.

Jean-François Nadeau a parcouru les commentaires publiés dans le journal Le Devoir durant cette pandémie historique de 1918-1919. La solidarité y est applaudie, certes, mais comme une affaire de morale. « Pas question de repenser les assises de la société », constate-t-il. Il conclut que « la santé publique apparaît […] comme un des instruments du développement des pouvoirs en place[16] ».

Philip Mirowski, philosophe américain de la pensée économique, va dans le même sens quand il soutient que le développement de la solidarité est un progrès en « trompe-l’œil, avant une accélération vers un système encore plus dérégulé[17] ». Pour Mirowski, la pandémie nourrit la suspicion, renforce le populisme et la xénophobie. Pour lui, les partisans du néolibéralisme aux États-Unis n’ont plus rien à craindre depuis le retrait de Bernie Sanders, et il soutient que la crise sanitaire est une aubaine pour les compagnies pharmaceutiques.

On le sait, il y a deux visions nationales, l’une plus conservatrice et identitaire, l’autre plus progressiste et socialisante. La démondialisation de François Legault est en tout point conforme à la première. Cette vision se trouve renforcée par la crise sanitaire et le contrôle social qui l’accompagne. Toutefois, il n’y a pas deux types d’émancipation, une nationale et une autre sociale. L’émancipation sociale est l’émancipation nationale, comme le disait Jean Jaurès[18]. Le niveau de développement et d’intégration économique et financière du Québec, la combinaison des nombreuses crises économiques, sanitaires et environnementales font en sorte que l’indépendance du Québec ne se limite pas à la seule dimension constitutionnelle. Elle est porteuse d’une brèche anti-systémique consécutive au rejet d’un État intégré dans le système impérialiste nord-américain.

Depuis quarante ans, le projet indépendantiste s’est résumé à une variante du capitalisme d’État. Sans même disposer d’un nouvel État indépendant, ce capitalisme québécois a réussi à se développer dans un État au statut provincial et tend aujourd’hui au conservatisme, ce qu’incarne bien la Coalition Avenir Québec (CAQ). L’essor de l’émancipation nationale exige un changement de cap sur le plan social, qui amorce une marche vers un Autre Monde ! Toutefois, sur ce plan, le scepticisme sur les conséquences d’un tel projet de société demeure, ici comme ailleurs, important[19]. Le modèle socialiste a été profondément dénaturé et discrédité sur les plans social et démocratique notamment, en plus d’avoir toujours été associé au productivisme. Le renforcement du modèle chinois, et en particulier la crise de Hong Kong, éloigne les mouvements sociaux qui aspirent à plus de liberté.

Les limites de l’altermondialisme

Les mouvements altermondialistes ont cherché, au tournant du siècle, à inventer un autre monde, autant en s’opposant au triomphalisme de la mondialisation néolibérale, incarnée notamment par la proclamation sans appel de la « fin de l’histoire[20] », qu’en rejetant le modèle de socialisme totalitaire. La chute du mur de Berlin et des régimes qui ont défiguré le socialisme ainsi que la transformation de la Chine en une puissance tributaire de la logique de l’accumulation ont profondément discrédité le socialisme auprès des populations de la planète, pas seulement au Québec.

Or, au bout de vingt ans, force est de constater que l’idée qu’« un autre monde est possible » ne constitue pas une grande menace pour le capitalisme ! Comme le neuf tarde donc à se manifester, le contexte entraîne un certain ressac des mouvements d’émancipation, alors que les puissants ne manquent pas une occasion d’utiliser leurs énormes moyens !

Par ailleurs, le détour pris par le mouvement altermondialiste dans la recherche d’une alternative systémique rejoint une tendance historique des mouvements sociaux à vouloir se coordonner pour résister à la machine à broyer du capital mondialisé. Or, l’espoir d’une mondialisation solidaire des peuples et des luttes, d’un nouvel internationalisme des luttes, a fait croire que la coordination et l’intégration transnationales des luttes pourraient changer la donne par un effet boomerang sur les États-nations. Comme il était impossible d’agir localement devant l’affaiblissement apparent de l’État-nation, on s’est mis à penser la lutte globalement. De plus, la mondialisation ambiante et les grandes concertations internationales laissaient croire que le pouvoir se situait au-delà des frontières nationales.

Avec le recul des vingt premières années du nouveau millénaire, l’idée d’une riposte à la mondialisation néolibérale à partir d’une vision strictement mondialiste n’a convaincu personne, sans pour autant désavouer les succès qu’ont obtenus les mobilisations altermondialistes. À la suite de la multiplication des politiques austéritaires, les organisations internationales des mouvements sociaux se retrouvent affaiblies et réduites à des échanges auxquels manque la mobilisation.

Les mobilisations environnementales renouvellent l’approche altermondialiste et renforcent une dimension des mouvements : penser globalement, agir localement. Tout en s’inscrivant dans une dimension de lutte mondiale, les batailles sont menées contre les politiques énergétiques des gouvernements locaux et nationaux, un exemple de combinaison de conscience internationaliste et d’agir local, comme le démontre Naomi Klein[21]. Mais la partie n’est toujours pas gagnée.

Internationalisme et indépendance du Québec

Pour reprendre Sam Gindin, l’internationalisme n’a de sens que lorsqu’il est défini à partir d’une pratique nationale qui défie l’internationalisation du capital[22] et qui ne se résume pas à la seule dimension de la solidarité transnationale. Un projet d’émancipation nationale au Québec dans une perspective internationaliste semble bien loin des préoccupations de la population, même si une vision altermondialiste de l’indépendance du Québec est en phase avec les préoccupations concernant la planète. Si la démarche se décline dans le temps long, c’est qu’elle n’exige rien de moins que le démantèlement du système impérialiste nord-américain, dont le Canada est une assise centrale.

Néanmoins, les mobilisations antiracistes aux États-Unis ont aujourd’hui un impact au Québec. Elles confirment toujours l’existence d’une synergie internationale des mouvements sociaux. L’espoir pour bâtir un nouveau mouvement d’émancipation nationale au Québec s’inscrit ainsi dans une réalité mondialisée des luttes et des transformations sociales.

[1] Un collectif de signataires, « Contre le virus du libre-échange », lettre d’opinion, Journal Le Soir, Bruxelles, 20 mai 2020, <https://plus.lesoir.be/301968/article/2020-05-20/contre-le-virus-du-libre-echange>.

[2] Hamid Benhmade, « Libre-échangisme : la tentation du statu quo », La Presse, 8 juin 2020.

[3] Cedric Leterme, « L’Afrique francophone face au e-commerce à l’OMC », Centre tricontinental, 4 mai 2020, <www.cetri.be/L-Afrique-francophone-face-au-e?lang=fr>.

[4] Isabelle Icso, WTO members continue work toward consolidated e-commerce text, Inside U.S. Trade, 14 avril 2020.

[5] Ronald Cameron, Ce que nous apprend la 11e ministérielle de l’OMC sur la nouvelle offensive néolibérale, Réseau québécois sur l’intégration continentale, 15 décembre 2017.

[6] Hakim Ben Hammouda, COVID-19 : crise suprême de la globalisation ? La Chronique de Recherches internationales, mai 2020.

[7] Hamid Benhmade, 400 organismes à travers le monde demandent à l’OMC de suspendre toutes les négociations commerciales, Réseau québécois sur l’intégration continentale, 30 avril 2020.

[8] Nicolas Celnik, « L’après ne sera pas favorable à une société de gauche, mais à une accélération des mesures néolibérales ». Entrevue de Philip Mirowski, Libération, 28 avril 2020.

[9] Observatoire des entreprises européennes, « Cashing in on the pandemic : how lawyers are preparing to sue states over COVID-19 response measures », mai 2020.

[10] Michael D. Bordo, Barry Eichengreen, Douglas A. Irwin, Is Globalization Today Really Different than Globalization a Hundred Years Ago ?, National Bureau of Economy Research, Working Paper n° 7195, juin 1999.

[11] Karl Marx et Frederich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848, <http://classiques.uqac.ca/classiques/labriola_antonio/essais_materialisme_historique/Essai_3_Manifeste_PC/Le_manifeste_PC.html>.

[12] André Gunder-Franck, Le développement du sous-développement. L’Amérique latine, Paris, Maspéro, 1969.

[13] Pierre Rousset, « Où peut mener le conflit entre les États-Unis et la Chine ? », L’Anticapitaliste, n° 112, février 2020.

[14] Leo Panith et Sam Gindin, « État, classes et mondialisation: au-delà du concept de classe dominante mondiale », Actuel Marx, n° 60, février 2016, p. 61-74.

[15] Jacques B. Gélinas, Le virage à droite des élites québécoises, Montréal, Écosociété, 2003.

[16] Jean-François Nadeau, « Et après la pandémie ? », Le Devoir, 16 mai 2020.

[17] Nicolas Celnik, op. cit.

[18] Jean Jaurès, De la République au Socialisme, Discours à l’Assemblée nationale française, 21 novembre 1893, <http://www.jaures.eu/ressources/de_jaures/de-la-republique-au-socialisme-jaures-1893/>.

[19] Voir notamment la controverse autour de la Lettre d’opinion d’Eric Martin, « Indépendance ou justice sociale : pour en finir avec ce faux dilemme », Le Devoir, 27 juin 2020, notamment la réplique de Didier Delsart, « Indépendantisme désespéré ou désespérant ? », Le Devoir, 3 juillet 2020.

[20] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

[21] Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Arles, Actes Sud, 2015.

[22] Sam Gindin, Canadian Auto Workers. The Birth and Transformation of a Union, Toronto, James Lorimer & Company Limited, 1995.